Festival de Cannes 2024

Elio Balézeaux évoque son travail photographique sur "Vingt Dieux", de Louise Courvoisier

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Vingt Dieux, premier film de long métrage de Louise Courvoisier, issue de la première promotion de la CinéFabrique, est en sélection à Un Certain Regard. À Cannes en 2019, la Cinéfondation avait récompensé la réalisatrice en décernant le Premier Prix à son court métrage Mano a mano. C’est le directeur de la photographie Elio Balézeaux, lui aussi sorti de la CinéFabrique, en 2019 – et depuis chef opérateur de documentaires tel que Madame Hoffman, de Sébastien Lifshitz –, qui a mis Vingt Dieux en images, il évoque dans le texte ci-après leur travail en commun sur le film, également première fiction de long métrage pour lui aussi.

Vingt Dieux est le premier long métrage de Louise Courvoisier, mais également mon premier long de fiction. Nous avons tous deux fait la CinéFabrique et étions amis de longue date, notre complicité artistique s’est confirmée avec un moyen métrage documentaire, Roule ma poule, tourné ensemble juste avant le Covid.
Vingt Dieux suit Totone, sa sœur et ses potes, une petite bande de jeunes d’un milieu populaire et rural du Jura, dans un récit initiatique entre fêtes de village, deuil, découverte de la sexualité, et fabrication de comté.
C’est un film qu’elle voulait très ancré dans ce territoire, où elle a toujours vécu, le casting est 100 % non professionnel avec des jeunes (et moins jeunes) castées localement, dans le Jura, l’Ain et le Doubs.

Ayant tous deux grandis à la campagne, nous voulions assumer une position aussi politique qu’esthétique : donner une représentation de la jeunesse de campagne, avec un regard doux, tendre et surtout pas surplombant mais aussi d’amplifier leur beauté et celle de leur territoire. Amener une dimension romanesque à ce récit et à ces jeunes.
Nous avons tout de suite cherché à trouver un équilibre entre une image réaliste, ancrée dans un corps social (notamment à travers le choix des décors, des costumes) et une image plus engagée, stylisée. Les références de Louise étaient pour la plupart des films nord et sud américains, beaucoup de westerns, où la manière de filmer la ruralité est assez différente, n’hésite pas à la sublimer, à se décaler d’une rigueur naturaliste.

Louise savait qu’elle voulait tourner en anamorphique, pour le rapport physique que cela apporte entre le corps et l’espace et pour sa capacité à apporter quelque chose de grandiose, de très cinématique voire même sexy, comme dirait Louise.
Lors de notre précédent documentaire, nous avions tourné avec un vieux zoom Lomo Foton 37-140 mm dont nous avions adoré le rendu, les peaux chaleureuses, sa douceur incomparable et une possibilité de le re-contraster très fort en étalonnage sans devenir dur dans les textures.
Nous avons essayé plusieurs séries anamorphiques avec cette idée en tête et sommes partis sur une très courte série de Lomo Round Front composée d’un 50 et d’un 75 mm seulement.
Nous avons aussi trouvé que cette série apportait une distance très juste avec les personnages, ce côté romanesque justement, et des flairs vraiment too much avec lesquels nous avons décidé de jouer. J’ai utilisé ces optiques entre 4 et 5,6 de jour, car la profondeur de champs me semblait juste, et le sentiment global moins "vintage" tout en gardant un côté très organique. De nuit je tournais à 2,8 où elles étaient parfois presque trop baveuses.
La rigueur apportée par cette palette limitée de deux focales nous a intéressés, même si nous avons pris le zoom Foton avec nous en guise de couteau suisse, ainsi qu’un doubleur pour le 50 car la trop courte focale seyait mal au film.
J’ai également filtré ces optiques avec des White Pro-Mist pour enregistrer une image très douce. Dès les essais filmés nous avons cherché avec Gadiel Bendelac, l’étalonneur, à retrouver une image dynamique, contraste, saturée, des peaux chaleureuses, tout en gardant les défauts, la rondeur, le velouté de ces optiques. Nous avons aussi voulu assumer le grain de l’Alexa à 2 000 ISO que nous trouvions très organique. Il y avait cette contradiction qui nous intéressait : retrouver une modernité en assumant de très vieilles optiques et un grain fort sans faire une image vintage, sans essayer d’émuler un rendu pellicule. Nous avons parfois bataillé pour garder un équilibre entre une image franche, colorée et les peaux, souvent rougies par le soleil, ainsi que les verts, parfois assez criards de l’Alexa…

La manière de concevoir notre découpage en revanche a été beaucoup plus empirique que théorique.
J’ai eu la chance d’être présent à de nombreuses répétitions où nous avons pu trouver ce qui nous semblait le plus important : le temps et la distance aux comédiens. En effet, même si le film n’est pas des plus bavard, il est très écrit, et il fallait trouver auprès de chacun de ces jeunes non comédiens comment se placer pour être au juste endroit de leur fragilité, de leur explosivité, sur quelles scènes nous pouvions rester relativement à distance, dans des plans longs, sur quelles scènes devions-nous impulser du mouvement, les laisser évoluer, mettre en exergue leur physicalité. Nous ne voulions pas être dogmatiques au découpage et avons trouvé avec eux plusieurs modes qui allaient devenir récurrents dans le film : de longs plans à deux, tournés en plans-séquences, où nous nous prévoyons tout de même des points de montage, soit en raccord dans l’axe, soit grâce à des panos pour suivre l’un ou l’autre des protagonistes, et nous changions selon les prises ; des séquences beaucoup plus découpées, organisées autour du point de vue de Totone, en "pivot", très souvent en pano également ; des séquences plus hybrides entre fiction et documentaire où la camera, à l’épaule cette fois, s’adaptait à l’urgence d’une situation tournée en condition réelle, un vêlage, la fabrication en direct d’un comté… ce qui apportait une tension, une concentration et des gestes justes.
Nous avons trouvé que le film s’écrivait bien en plan fixe et en longs panos, contrastés de vrais mouvement énergiques plutôt impulsés par les nombreux moteurs, motos, tracteurs, voitures de stock-car, pour lesquels nous nous sommes laissés de la liberté dans les dispositifs, accroches, quad-traveling… Nous avons aimé jouer sur ces contrastes entre des plans longs et posés et des séquences plus frénétiques.
Ce qui a tout de même donné une cohérence à tous ces dispositifs, (qui plus est dans de nombreux décors et tout tourné dans le désordre) a été une rigueur à trouver la distance juste aux personnages que j’essaye d’appliquer quand je tourne en documentaire, un équilibre entre forte présence au cadre et pudeur.

Nous avons fait énormément de repérages avec Louise et sa sœur, Ella Courvoisier, la cheffe déco, afin de trouver les (très) nombreux décors du film, et d’affiner la balance entre un Jura traditionnel, champêtre mais empreint de modernité (alterner les maisons de pierre sèche avec des usines crépi et inox, les tracteurs des années 1960 avec des motos cross aux couleurs plus flashy…)
Ces repérages ont été aussi une grande base du travail de lumière, qui devait être fait de lumières brutes : soleil dur, néons et LEDs industrielles des fermes et fruitières, phares de motos, en se demandant comment les déplacer, les magnifier.
Pour cela nous avons beaucoup utilisé la lumière naturelle des lieux, appuyés de sources LED (Hydra Panels, Astera, etc.) et parfois de M18 depuis l’extérieur. Nous cherchions toujours à partir de la lumière des lieux à trouver la justesse entre une lumière brute et esthétique, en assumant pour cela souvent de forts contrastes, ainsi que les couleurs de ces sources, sodiums très rouge orangés, tubes indus chaud-vert, phares xénon bleutés…
De la même manière nous voulions jouer un soleil fort, caniculaire, comme l’été où nous avons tourné, souvent proche du cramé, des jours très chauds qui tranchent avec des nuits très denses, où nous acceptions volontiers la sous-exposition, pour retrouver la sensation des nuits de campagne où les seules sources sont in, phares des motos et leurs réflexions, LEDs automatiques des fermes, flash des téléphones portables, et le reste est plongé dans le noir.

Les nuits devaient à la base occuper une grande partie du film, les collectes de lait, se faisant de nuit ou au petit matin, mais deux des comédiens étant mineurs nous avons dû en déplacer de nombreuses en jour, et avons réussi à organiser plusieurs temps de tournage en chien et loup… qui ont finalement été assez infructueux à mon sens : un des décors principaux étant dans une cuvette, on ne profitait que très peu des couleurs et du doux contraste de ces heures entre le jour et la nuit : le soleil y tombait plus tôt et seul le ciel restait comme source, baignant la zone dans un bleu-gris assez plat… c’était rageant quand le reste de la campagne profitait des lumières du crépuscule à cette saison et des brumes si caractéristiques du Jura auxquelles Louise tenait beaucoup.

Ce fut un tournage vraiment loin d’être de tout repos, très riche en rebondissements, nous avons, par exemple, dû nous arrêter six semaines après seulement cinq jours de tournage, car un comédien s’est cassé la jambe… Une grande partie du plan de travail a dû être réorganisée d’autant que celui-ci était très contraint par une séquence de vêlage, scène-clé de la narration avec beaucoup de jeu lors de laquelle ladite vache a mis bas en 7 minutes, ne nous laissant qu’une prise, complètement documentaire, pour faire la séquence… De même les conditions caniculaires de ce mois d’août 2023 nous ont parfois mis à rude épreuve, mais l’ancrage local et familial de Louise ainsi que son énergie à réunir les gens ont vraiment permis un tournage avec une très forte cohésion, entre l’équipe venue des quatre coins de la France, la famille de Louise, les comédiens et toutes celles et ceux du Jura qui ont participé à cette aventure, c’était vraiment beau.
Je tiens aussi à remercier ici toute mon équipe qui m’a accompagné dans ce premier long de fiction et m’a apporté beaucoup de sérénité et d’équilibre même dans les moments les plus intenses.

Totone, 18 ans, passe le plus clair de son temps à boire des bières et écumer les bals du Jura avec sa bande de potes. Mais la réalité le rattrape : il doit s’occuper de sa petite sœur de 7 ans et trouver un moyen de gagner sa vie. Il se met alors en tête de fabriquer le meilleur comté de la région, celui avec lequel il remporterait la médaille d’or du concours agricole et 30 000 euros.