Entretien avec Ben Richardson à propos de son travail sur "Les Bêtes du Sud sauvage", de Benh Zeitlin
Par Madelyn Most pour l’AFCIl y avait pourtant pas mal de défis à surmonter :
- Travailler avec des gens ordinaires (pas des acteurs) qui n’avaient donc jamais joué auparavant dans un film, mais aussi avec des enfants et des animaux.
- Filmer des scènes dans des bateaux et sur l’eau, photographier des incendies, des explosions et des feux d’artifice, tourner de nuit avec des visages à la peau foncée dans des intérieurs sombres.
- Il y avait en plus des scènes utilisant des maquettes et même des séquences fantastiques (avec des porcs costumés... )
- Et, cerise sur le gâteau : le tout tourné caméra à l’épaule.
Malgré toutes ces difficultés, pour une première œuvre, le film dégage un professionnalisme, une assurance et une rare maîtrise.
Le très petit budget a pu être réuni grâce à différentes subventions et quelques emprunts, et le plan de travail effectif n’a été que de sept semaines, mais la pré-production a duré plus de trois mois. Au premier jour de tournage, la plate-forme BP Deepwater Horizon a explosé, provoquant l’une des marées noires les plus catastrophiques pour l’environnement dans l’histoire des Etats-Unis, et ce, à l’endroit exact où l’équipe de tournage venait de finir son installation.
À 22 ans, Benh Zeitlin, (qui en a maintenant 29), fonda une association appelé " Court 13 ", qu’il déménagea de New York à la Nouvelle-Orléans pour créer avec des amis artistes, animateurs, et musiciens qui préféraient faire de l’art avec des pièces de " récupération ", ce qu’il appelle l’" armée de base du cinéma populaire collaboratif ".
Le nom du groupe vient de l’époque où Zeitlin tournait son film de fin d’études, d’une durée de sept minutes avec un budget de sept mille dollars, et comme leur décor avait pris feu et qu’ils en avaient été expulsés - ils avaient dû se retourner vers un court de squash abandonné de l’Université Weslyan.
C’est à compter de ce jour qu’est né le célèbre groupe, " Court 13 " et sa méthode originale de travail.
" Court 13 " raconte des histoires sur des personnes bien réelles qui vivent à la marge de la pauvreté. Sa philosophie est " fait le toi-même " [Do it Yourself] et consiste à relever les défis " aux probabilités, aux dieux, à la nature et au bon sens " et ce en poussant l’expérience jusqu’à son extrême limite. Il s’agit d’une façon de faire des films en tant que communauté de base. « Nous essayons d’être honnête et fidèle avec les endroits que nous filmons en exploitant le sentiment organique des choses », explique Zeitlin. « Le premier jour de tournage, la catastrophe de BP s’est déclenchée et tout à coup il a fallu fabriquer notre film comme si nous étions au beau milieu d’une zone de guerre. Nous avons dû retirer les marionnettes mais je ne sais pourquoi, les autorités de BP nous ont quand même autorisés à passer les barrages flottants qui retenaient le pétrole. »
Zeitlin dit qu’il voulait réaliser une histoire fantastique, un conte populaire. « Le sujet n’est pas sur l’ouragan Katrina et je n’ai pas vraiment envie qu’on le réduise qu’à de la politique. Il concerne toutes les tempêtes, tous les lieux condamnés et toutes les personnes qui refusent de quitter leurs maisons malgré les dangers. Vous ne pouvez pas transplanter les gens ailleurs si leur culture et leur mode de vie sont liés à leur terre. Nous voulions célébrer les personnes qui refusent de partir et qui donnent plus de valeur à leur liberté qu’à leur confort et à l’accès aux biens de consommation. »
Benh Zeitlin ajoute qu’il a été très influencé par ses visites des grottes du sud-ouest de la France, et que les Aurochs, les créatures de son film, étaient inspirées des peintures rupestres. « Ce sont les traces que nos ancêtres nous ont laissées avant leur extinction. Les Aurochs ont toujours été les éléments constitutifs du film : c’est le prédateur face à sa proie, et peut-être une métaphore sur l’intrépidité de la Louisiane qui les a mis à l’épreuve. Il est bon de les tester ainsi et de les laisser apprendre à devenir fort et provocant. L’Amérique fait constamment peur aux gens en les poussant à faire des choses… », explique Zeitlin.
Beasts of the Southern Wild est basé sur la pièce de théâtre de Lucy Alibar, Juteux et délicieux, et a été co-écrit par Albers et Zeitlin, puis mis en place à l’atelier d’écriture de scénarios, de réalisation et de production du Sundance Institute. Zeitlin a fait un remarquable premier court métrage sur l’ouragan Katrina à la Nouvelle Orleans appelé Glory at Sea,qui aborde déjà les nombreux thèmes, styles visuels et éléments musicaux qu’on retrouve dans Beasts.
« Je voulais que tout soit sincère et véridique de la place et de se sentir organique. Je voulais mettre l’opérateur dans une situation de documentaire où il était à la merci de ce qui se passe devant lui. Je voulais qu’il capte tout ce qui a attiré son attention, qu’il essaye d’être les yeux de l’enfant, avec une profondeur de champ réduite et une variation de mise au point qui explore ce champ parce que c’est ainsi qu’un enfant découvre le monde », explique Zeitlin.
Ben Richardson, directeur de la photographie, est né et a grandi en Angleterre où il a étudié à la Royal Holloway Media Arts cursus Beaux Arts ce qui n’était pas vraiment la formation idéale pour le cinéma. Il dû apprendre seul le concept d’éclairage en travaillant sur des courts métrages avec des amis et en observant la lumière naturelle. « Nous avons eu rarement suffisamment d’argent pour pouvoir avoir accès au matériel professionnel, je devais donc découvrir tout seul comment il fallait éclairer le plateau de tournage que nous avions construit ».
« Choisir de tourner Beasts sur de la pellicule était avant tout une décision liée au pouvoir créatif. Presque tous les courts métrages que j’avais tournés l’avaient été sur de la pellicule, je connaissais donc bien comment tout cela fonctionnait et j’étais confiant en ce que jusqu’où je pouvais aller, et à l’époque, je ne croyais pas que le numérique pourrait nous apporter le rendu que nous voulions pour le film. Sur Beasts, j’ai augmenté l’indice de sensibilité de mes cellules et donc sous-exposé le film et j’ai fait pousser d’un diaphragme au développement. C’était vraiment important. Nous voulions une image légèrement désaturée et un bas contraste.
« Je pense qu’avec les techniques DI d’aujourd’hui, certains films semblent trop propres, trop piqués, trop brillants, trop uniformes. Dans les beaux films des années 1970 et 80 - qui suivaient tous la filière photochimique, on pouvait voir de magnifiques palettes sobres plus proches de l’image vraie du monde. Aujourd’hui, nous sommes bombardés par toutes sortes d’images publicitaires, mais ce n’est pas la façon dont nous voyons le monde. Je pense que la manière dont certaines caméras captent le monde d’aujourd’hui et la façon dont certaines personnes manipulent les images pour les rendre aussi parfaites est un obstacle pour raconter des histoires humaines. »
« Benh et moi nous sommes rencontrés à Prague où je travaillais sur un projet de film d’animation avec très peu d’argent et de matériel de base. Nous essayions de faire un court métrage très ambitieux appelé SEED alimenté uniquement par de la détermination et beaucoup de tasses de thé. Nous nous sommes mis en immersion longue durée.
Nous avons tourné ce film d’animation qui dure dix minutes en 605 jours, mais je dois dire que j’ai appris beaucoup de choses. C’était un film avec un look très naturel pour quelque chose qui était tourné dans un appartement construit en studio. Lorsque je me retrouvais coincé pour l’éclairage d’une scène, j’allais à l’extérieur pour regarder les bâtiments, et je réfléchissais sur la combinaison du soleil et du ciel, et comment la lumière rebondissant sur les murs et les routes. Puis je retournais à l’intérieur et j’essayais de le recréer. Benh resta tout l’été et construisit nos décors. Quand il retourna aux États-Unis, nous restâmes en contact pendant qu’il faisait ses projets d’animation. Je me suis rendu compte qu’il y avait quelque chose d’intéressant dans le cinéma indépendant américain et je voulais en faire partie. Après avoir déménagé aux États-Unis, j’ai tourné la première partie de Glory at Sea. C’est à ce moment-là que Benh et moi avons réalisé que nous travaillons très bien ensemble. ».
« Glory at Sea a remporté de nombreux prix, et a contribué, à mettre Beasts of the Southern Wild sur les rails. Cependant, Beasts était un projet beaucoup plus gros et plus ambitieux, de sorte que les financiers du film voulaient donner leur opinion sur l’engagement des chefs de département. Au début, j’ai été approuvé pour les séquences d’animation, (les miniatures et les Aurochs), mais pas pour la photographie principale. Ils regardaient plusieurs directeur de la photo mais j’avais le sentiment que j’étais tout à fait capable de venir à bout de ce projet, donc je suis allé sur certains des lieux de tournage et j’ai fait des essais pour certaines scènes. Benh et les producteurs regardèrent la bobine, et décidèrent que c’était exactement l’ambiance qu’ils cherchaient, et ils réussirent à convaincre les financiers de se mettre d’accord pour m’engager. J’ai découvert plus tard que les directeurs de la photo qu’ils envisageaient avaient dit qu’il était impossible de faire ce travail avec un budget aussi réduit. »
On dit que le budget du film Beasts of the Southern Wild se situe entre 1,2 et 1,8 million de dollars réunis à partir de différentes sources de financement : subventions de la NHK, Rooftop Films, la San Francisco Film Society, Cinereach, ainsi que l’Arri Sundance Grant qui a fourni la matériel : la caméra Arri 416 fournie par Arri SCC et un ensemble d’objectifs de base et de Zeiss Primes. Richardson dit avoir utilisé le 25 mm et 50 mm presque exclusivement et a utilisé (la seule et unique) caméra. Il a modifié l’Easyrig en le mettant au-dessous de la hauteur des hanches pour avoir un axe de prise de vues très bas, pour donner le point de vue du personnage principal âgé de six ans, la petite Hushpuppy.
« Ce que j’ai essayé de faire sur Beasts, c’était de rendre le tout plus réel et le plus naturel possible. Nous avions un petit package d’éclairage sur un petit camion avec cadres et grilles, quelques Kino, des projecteurs tungstène, des Chinas et des Chimera et un 2,5 HMI PAR. Pour certaines scènes, nous avons loué (à la journée) des 4 kW et 6 kW HMI et plusieurs électriciens et machinistes en renfort », explique Richardson.
« Nous avons utilisé la négative Kodak Vision2 200T (7217) prise à 320 ISO et la Vision3 500T (7219) à 800 ISO. Nous l’avons envoyée à Alpha Cine Labs à Seattle, où elle a été sous-développée d’un diaph. Je voulais une base de référence pour ma photographie qui était un peu plus plate et à faible saturation de sorte que les scènes les plus vives dans le film se sentiraient renforcées organiquement, sans avoir besoin d’être poussées en postproduction. Nous avons reçu les rushes trois jours par semaine, et il y avait trois ou quatre jours de retard, mais une fois que j’avais pris mes décisions sur le rendu, vers où je voulais aller, et le chemin à parcourir, je n’avais pas besoin de les regarder. Je vérifiais les rapports de laboratoire et j’étais confiant et sûr de mon travail. Dès que j’étais convaincu que mes stratégies d’éclairage étaient les bonnes, je ne voulais plus regarder les rushes parce que je ne voulais pas être influencé et changer de " look ". »
« Une grande partie du temps, nous avons tourné à pleine ouverture (intérieurs à T1.3 / 2 extérieurs à T2/2.8), ce qui était un vrai défi pour mon premier assistant. Nous avons utilisé des filtres normaux : 85 pour l’extérieur, et des filtres ND pour réduire la profondeur de champ. En moyenne j’avais 4 à 6 diaphs de densité neutre devant l’optique pour les extérieurs en plein soleil. Pour les intérieurs nuit, nous avons utilisé des sources qui étaient dans le champ, quelques Kino Flo avec des tarlatanes et des diffuseurs, et j’utilisais de petits morceaux de filtres ND (densité neutre) pour briser la lumière et les formes qu’elle projetait sur le plateau. Nous n’avons pas beaucoup utilisé le D.I. L’image est restée plus ou moins comme je l’avais faite sur le tournage. De même pour l’étalonnage numérique à part quelques exceptions : j’ai retiré un peu de couleur sur les arbres pour les désaturer quand, dans le film, le monde est censé être en train de mourir. »
« J’avais fait beaucoup d’essais avant le début du tournage, donc une fois que nous avons choisi les pellicules que nous allions utiliser, j’étais confiant quant à la gradation de lumière et je savais jusqu’où je pouvais aller. Pour la plupart des intérieurs sombres, il s’agissait d’obtenir des textures lisibles à l’image, il fallait installer les sources de lumière de façon à ce qu’elles éclairent en réflexion les personnages. Nous avons mis les lumières sur des murs, beaucoup de petites lumières intégrées aux décors. Nous avons mis des lumières en hauteur et d’autres plus basses, quelques boules chinoises, et des ambiances diffusées qui étaient sur variateurs, et nous les déplacions entre les prises de façon à ce qu’ils n’aillent pas éclairer directement la scène, mais pour qu’ils ramènent un petit quelque chose en plus.
« L’idée du film fut de travailler dans l’ambiance d’un monde naturel avec la lumière directe du soleil. Il y a des moments où le monde est beau et c’est ce que j’ai essayé de recréer dans Beasts », conclut Richardson.
(Propos recueillis par Madelyn Most pour l’AFC le 7 février 2013 – Traduits de l’anglais par Richard Andry, AFC)