Sexe, mensonges et cinéma : les dessous de "Nymph()maniac"
Entretien avec le directeur de la photographie Manuel Alberto Claro, DFFCharlotte Gainsbourg raconte que Lars Von Trier lui a annoncé son envie de faire un film porno avec elle en plein milieu d’un dîner cannois en 2011... Sans trop savoir si c’était du lard ou du cochon...
Manuel Alberto Claro : C’est marrant parce que c’est aussi en réaction à une boutade de ma part (sur le tournage de Melancolia) que Lars Von Trier s’est lancé dans ce projet. Il a même évoqué cette anecdote lors de la fameuse conférence de presse polémique qu’il a donné à Cannes en mai 2011.
Mais quelle était donc cette blague ?
M.A.C. : Je lui avais dit en plaisantant que j’espérais ne pas le voir atteindre par le syndrome des grands réalisateurs qui, plus ils vieillissent, plus les comédiennes qu’ils filment rajeunissent et sont de moins en moins vêtues... Comme Bertolucci notamment qui s’est mis à offrir tardivement une vision de l’amour adolescent particulièrement toc à mon goût.
Bien sur, son sang n’a fait qu’un tour. Et quelques jours plus tard il m’a dit : « Comment oses-tu me dire une chose pareille ? Tu n’es vraiment qu’un gars coincé et plein de préjugés. Je te préviens, non seulement je ne vais pas suivre ton conseil, mais je vais carrément faire tout l’inverse ! » Heureusement, Lars n’est pas rancunier et au contraire de se fâcher, il l’a très bien pris en me proposant de continuer à travailler avec lui sur ce film.
Quelle était la ligne directrice en matière de mise en scène ?
M.A.C. : Son idée était de faire un film assez brut. « Un marathon punk », selon sa propre expression.
En aucun cas le film ne devait être lissé, élégant ou apprêté. Au contraire, il voulait qu’on donne l’impression que Nymphomaniac soit un peu comme un film d’école, avec ses approximations, ses libertés et son imperfection à l’image. Une énergie adolescente devait transpirer de la mise en scène, avec du noir et blanc, de la caméra épaule, de la caméra fixe en " lockout ", du " splitscreen "...
On a quand même beaucoup préparé le film pendant trois mois à plein temps, pour trouver le grand nombre de décors, et surtout mettre au point toute la logistique avec les effets spéciaux pour pouvoir filmer les séquences pornographiques avec des comédiens qui ne feraient que semblant...
Parlez-nous donc un peu de ces fameuses séquences...
M.A.C. : De ce point de vue, Nymphomaniac est avant tout un incroyable chef-d’œuvre d’effets spéciaux réalistes. Bien sûr personne ne le remarque et le comble c’est que les trois quarts de ces plans truqués ont été expurgés de la version courte (deux fois deux heures) actuellement diffusée en salles. Quand la version longue de cinq heures sortira, vous vous apercevrez de la somme de travail et de la qualité époustouflante de l’assemblage entre les parties de plans tournées avec les comédiens et celles faisant appel aux " body doubles " X.
Comment avez-vous préparé ce travail ?
M.A.C. : Pour ces séquences, tout était storyboardé et on a dû passer pas mal de temps à expliquer à l’équipe technique comment on allait procéder pour éviter toute mauvaise surprise par la suite. La production a même dépeint à chaque acteur et chaque technicien un tableau assez noir de ce qui pouvait se passer... En tout cas bien plus trash que ce qu’on a pu rencontrer finalement sur le plateau...
A la fin, il y a un mélange de techniques. Pas mal de plans composites mais aussi tout un ensemble de prothèses (fausses verges, faux sexes féminins...) plus réalistes les unes que les autres qui nous ont permis de tourner beaucoup de choses en direct. Par exemple la séquence de fellation entre Jean-Marc Barr et Charlotte Gainsbourg est filmée avec une prothèse.
Pour le plan où l’on voit sa verge se redresser au fur et à mesure qu’elle lui raconte l’histoire pédophile, on a dû tourner ce plan en " marche arrière " car même pour le hardeur professionnel qui doublait Jean-Marc, c’était impossible de jouer une érection progressive devant la caméra et une trentaine de personnes autour de lui ! Autre astuce de prise de vues, une cadence de 50 im/s sur toutes les séquences de sexe, ce qui a permis à Lars d’avoir une plus grande latitude au montage et obtenir le rythme et les raccords parfaits entre doublures et comédiens.
Depuis Antichrist et Melancholia, le cinéma de Lars von Trier est associé visuellement à quelques plans oniriques en extrême ralenti... Pourquoi Nymphomaniac déroge-t-il à cette règle ?
M.A.C. : Personnellement, j’avais adoré ces plans sur Melancholia. Pour moi, c’était vraiment une des signatures visuelles du cinéma actuel de Lars. Quand je lui ai demandé quand est-ce qu’on sortait la caméra grande vitesse sur Nymphomaniac, il m’a répondu : « Laisse tomber ça, je n’en ai plus envie pour le moment ».
Pour autant, certaines séquences comme celle du miroir sont quand même très graphiques, très mise en scène visuellement avec ces plans fixes où la caméra reste comme figée dans l’espace, un peu comme ces plans ralentis. Dans la version courte, ce chapitre ne dure que quelques minutes. Mais dans la version longue vous verrez qu’il prend une toute autre dimension !
Le film regorge d’ambiance et de décors différents. Pour autant un décor unit le tout et, comme depuis Dogville, donne avec les chapitres en intertitre encore un côté très théâtral.
M.A.C. : L’appartement et surtout l’allée sont les seules parties qui ont été tournées en studio. C’était un choix de Lars dès le début de la production. Il voulait vraiment un rendu scénique pour ces séquences, au point de forcer le trait sur les patines des murs, à un point que l’on n’oserait jamais faire sur un décor réaliste.
C’est vrai que ça fait longtemps que Lars ne tourne plus en studio. Sur ces scènes, sans qu’on le sente de manière évidente, les feuilles mobiles de décor nous ont permis d’obtenir des cadrages sur les gros plans qui sortent un peu du style du reste du film.
En termes de lumière, j’ai surtout utilisé des Space Light pour le décor de l’allée. Pour la chambre de Seligman, qui nous a pris cinq jours à tourner, ce sont surtout des lumières de figuration parfois dans le champ qui permettent éclairer les plans. C’est une constante chez Lars qui n’aime plus avoir de projecteur de cinéma à proximité des comédiens. Il y a une multitude d’ambiances dans ce lieu (la chute de neige, le soir, la nuit...) dont les nuances ont été chacune concrétisées à l’étalonnage. Pour la séquence finale avec ce long monologue entre les deux, on a décidé de faire monter graduellement la lumière. Pour cela des HMI était placés dehors pour la découverte et simuler le lever du jour.
La première partie culmine littéralement avec l’apparition de Uma Thurman en femme trompée. Parlez-nous de ce tour de force.
M.A.C. : La séquence de Mrs H. était déjà un peu à part dramatiquement à lecture du scénario. Elle surgissait, comme ça, dans toute sa force d’écriture sans crier gare. On a décidé de la filmer comme une sorte de truc à la Bergman ou à la Woody Allen, tout étant centré sur les comédiens, sur les répliques qui fusent...
C’est aussi dans cette logique qu’on a eu l’idée de resserrer progressivement le rapport d’image, en partant du 2,35 qui est le format du reste du film est en terminant en 1,77. Moi, j’étais même partisan d’aller jusqu’aux 4/3, mais l’effet serait vu plus que ne se serait ressenti.
Le tournage avec Uma a duré un jour seulement. Avec des prises qui duraient parfois 45 minutes. Vu l’autonomie de l’Alexa, mes assistants étaient forcés de recharger la caméra en cours de prise discrètement avec des cartes mémoire vierges ! C’était fou.
Une autre séquence à part, très baroque est celle du flash-back avec l’ascension et l’orgasme spontané...
M.A.C. : Pour cette séquence, la jeune actrice était allongée à plat sur la plate-forme d’une grue, la caméra en plongée juste au-dessus d’elle. Tandis que la grue s’élève, l’arrière-plan végétal s’éloigne d’elle et devient graduellement flou alors qu’il était net au début du plan.
C’est filmé avec le zoom Arri Lightweight 15-45 mm utilisé à pleine ouverture (2,6). Les plans sur les deux saints qui apparaissent sont faits sur fond vert, avec un traitement d’image très brillant. Ce rendu à part nous fait nous poser la question : « Est ce la vérité ou bien celle imaginée par Seligman à partir des propos de Joe... ? »
Quel a été votre configuration de prise de vues ?
M.A.C. : Le film est tourné en Alexa ProRes. J’ai utilisé presque tout le temps le zoom Angénieux 28-76 mm en tandem avec le zoom Arri Lightweight 15-45 mm. Cette configuration permet d’aller très vite et de s’adapter à peu près à n’importe quelle situation en fonction des séquences. Seule la séquence du train a été filmée avec une série Zeiss GO 1,3, essentiellement pour des raisons d’encombrement dans le décor.
L’intégralité du film est filtrée avec un huitième de Promist, ce qui m’a permis de casser un peu la trop grande définition que j’avais pu constater sur Melancolia. En outre, il y a eu un énorme travail de texture et de rajout de grain en fonction de chaque séquence sur Scratch à l’étalonnage. Ça c’est vraiment un atout du numérique, puisqu’on peut doser exactement chaque effet sans se soucier d’avoir à changer de pellicule ou de caméra à la prise de vues.
La séquence où Joe gare la voiture à la place de Jérôme est marquée par des flares assez présents. Pourtant le soleil ne semble pas être là !
M.A.C. : J’ai tenté quelque chose sur cette séquence, ainsi que sur celle où l’interprète va aborder les deux hommes dans la rue. Les flares sont créés à partir d’une torche placée hors champ. J’avais le sentiment que ça dynamiserait un peu ces séquences qui me paraissaient un peu plates visuellement.
En définitive, je ne suis pas très fan du résultat mais comme chacun sait, quand on tente des choses à la prise de vues, il vaut mieux être sûr de son coup ! Autrement, mieux vaut attendre l’étalonnage ou les effets spéciaux si on a les moyens !
En dehors des enjeux techniques, comment avez-vous abordé le tournage des séquences X ?
M.A.C. : La plupart du temps, on tournait d’abord ces scènes avec les comédiens en sous-vêtements ou avec des prothèses en présence des doublures. Parfois ces derniers nous faisaient profiter de leur expérience sur les mouvements des corps pour faciliter le cas échéant l’interaction avec la caméra. Leur présence donnait un côté assez décontracté au travail et a permis à tout le monde de se sentir presque à l’aise malgré les nombreux plans X qu’on a dû filmer.
Bizarrement ce ne sont pas les séquences de sexe à proprement parler qui étaient les plus difficiles à gérer. Les séquences de discussions entre les comédiens nus par exemple les mettaient bien plus mal à l’aise...
Des imprévus, des crises ?
M.A.C. : Bizarrement, l’une des difficultés qu’on a pu rencontrer, c’est la quasi généralisation de l’épilation dans le milieu des hardeurs. Je peux vous dire que le maquilleur a pas mal souffert tant il a été sollicité pour reconstituer quotidiennement les toisons pubiennes des hommes et des femmes sur le tournage ! Blague à part, le tournage s’est vraiment très bien déroulé, dans une réelle atmosphère de respect sans jamais que personne n’ait le sentiment d’avoir été poussé dans ses retranchements.
A vrai dire, je crois que c’est surtout en dehors du tournage, et notamment dans les familles des interprètes que des questions, ou des tensions ont pu se poser. Personne ne savait trop de quoi Lars était capable et Shia LaBoeuf versait de l’huile sur le feu en déclarant à la presse qu’il n’allait pas être doublé… sans que les comédiennes ne soient au courant.
Naturellement, tout ça n’était que de la provoc bien organisée !
(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)