Festival de Cannes 2024

Simon Filliot nous explique les enjeux d’un tournage en stop-motion à propos de "Sauvages", de Claude Barras

Par Margot Cavret pour l’AFC

Le film en stop-motion Sauvages était présenté en Séance spéciale au festival de Cannes. Second film du réalisateur Claude Barras, césarisé en 2017 pour Ma vie de courgette, Sauvages raconte les aventures dans la forêt de Bornéo de Keria, une jeune adolescente, accompagnée de son cousin Selai et de Oshi, un bébé orang-outan. Proposant un regard doux sur l’adolescence, les liens familiaux et l’ouverture à l’autre, le film est également engagé contre la déforestation des forêts tropicales par l’industrie de l’huile de palme. Profitant de cette sélection, le chef opérateur Simon Filliot nous raconte les spécificités d’un tournage en stop-motion et les défis qu’il a du relever pour ce tournage. Sauvages sera présenté à nouveau à Cannes tous les jours jusqu’à mardi, et sera également en compétition officielle au festival du film d’animation d’Annecy, avant de sortir dans les salles françaises le 16 octobre. (MC)

Quels ont été tes choix de matériel ?

Simon Filliot : Sur la plupart des projets, les studios d’animation sont déjà installés et équipés, on utilise le matériel qu’ils ont et il faut faire avec. Mais pour Sauvages, on a tout construit à partir de zéro. On a eu un grand hangar vide qu’on a transformé en studio. Avec Rémi, le chef électricien on a beaucoup travaillé en préparation pour envisager des configurations qui marchent et acheter de quoi éclairer ces 16 plateaux. D’un point de vue économique, étant donné la longueur du tournage (7 mois), ce n’était pas intéressant de louer. Tout a été acheté, et revendu à la fin.

Photo Marco Joerger


Nous avons utilisé des EOS R en RAW, avec un picture profile, que je modifiais parfois, mais peu. J’ai choisi ces appareils photo car ils ont travaillé avec le logiciel d’animation Dragon Frame pour permettre d’avoir un retour vidéo en HD, ce qui est vraiment confortable pour les animateur.ice.s, pour bien voir ce qu’ils font dans les détails pour les bouches, les yeux, et avoir un retour qui est très proche de l’image finale sur les écrans qu’on avait fait étalonner sur chaque plateau.

J’ai testé toutes les optiques possibles avant le tournage pour au final revenir aux optiques avec lesquelles je tourne tout le temps, des Nikon macro. Il faut absolument des objectifs macro pour pouvoir aller assez proche des marionnettes, mais les séries cinéma macro sont très chères, or il n’y a pas qu’une seule série d’optique, il en fallait une quarantaine ! J’ai essayé de mettre des bonnettes sur d’autres séries, mais le maximum de mise au point devenait trop proche et je n’avais pas la plage suffisante pour pouvoir faire des reports de point. Nikon était le meilleur compromis, les optiques ont une image pas trop dure, des flares que j’aime bien, et il y a la série complète en macro. Comme ce sont des optiques photo il a fallu composer avec les problèmes que ça implique, notamment une bague de mise au point peu précise.

Traditionnellement en stop-motion, on était obligés de choisir une marque d’optique différente de la marque du boîtier. Si on mettait une optique photo Canon sur un appareil photo Canon, même en mettant tout en manuel, le boîtier continuait à communiquer avec l’optique et à faire des mini réglages entre chaque image, notamment de stabilisation. Ça n’a aucun impact pour un usage normal en photographie, mais en animation, en mettant les images les unes après les autres, ça causait un fort flicking et des bougés de flou d’arrière-plan. Depuis peu ce n’est plus le cas, mais comme Canon ne propose qu’un 100 mm en macro de qualité, j’ai dû exclure.

J’ai tout le temps tourné avec un glimmer glass 1. Ce n’est pas très courant de tourner avec des filtres en animation, mais j’ai fait une école en prise de vue réelle, je ne vois pas pourquoi j’éclairerais différemment des marionnettes ou des vrais personnages. Je trouvais l’image des EOS R un peu trop piquée, et les hautes lumières n’irisaient pas du tout sans filtre. Mais je ne voulais pas non plus une trop grosse diffusion : les marionnettes avaient comme des faux coups de modelage, permettant de voir de la matière et je voulais garder ça, ne pas essayer de le lisser.

Photo Marco Joerger


Comment se passe un tournage en stop-motion ?

SF : Le traitement de la lumière n’est pas si différent entre la stop-motion et la prise de vues réelles mais par contre, le mode de tournage n’a rien a voir. Sur Sauvages, pour les 16 plateaux de tournage, il y avait dix animateurrices, donc 10 plateaux qui tournaient simultanément. Lorsqu’une animateurrice tourne, iel est seule sur son plateau. Le reste de l’équipe intervient seulement sur les plateaux en préparation.

Pour un plateau en préparation, il y a d’abord une première installation de décor par l’équipe de set-dressing, puis un pré-cadre. Le décor s’affine, le cadre, aussi, je fais une proposition à Claude. En stop-motion, quand on arrive sur le projet, l’animatique est déjà faite, et j’ai généralement très peu de prise sur le cadre. Mais pour Sauvages, je proposais parfois des cadres très différents de l’animatique, et Claude était vraiment très ouvert à ça.

Puis, Claude briefe l’animateurrice sur les intentions de jeu du plan, en accord avec le chef animateur. Les marionnettes sont ensuite fixées par les riggeureuses, qui prévoient l’accroche des marionnettes en fonction de leurs actions. En parallèle, l’équipe image intervient. J’avais 6 personnes avec moi : un chef électricien, une première opératrice, deux opérateurrices et deux assistantes opératrices. La limite n’est pas aussi marquée entre la caméra et la lumière qu’en prise de vue réelle, les opérateurrices font les deux, iels font autant des pré-cadre que les reports de point que la mise en place des projecteurs. Les assistantes opératrice les aidaient, et ce sont elles aussi qui ouvraient les plans, qui faisaient les protocoles de fin de plan et qui collaient tous les pieds avant que l’animateurrice ne se lance pour que ça ne bouge pas pendant toute la durée du tournage du plan. Le chef électricien était généralement avec moi pour les installations plus précise ou plus compliquées que je ne pouvais pas déléguer. Comme il y a plusieurs plateaux à préparer en même temps, je devais passer en permanence d’un plateau à l’autre, d’une séquence à l’autre. Le plus souvent, je donnais des directions et je laissais une opérateurrice affiner, en vérifiant régulièrement. Je faisais aussi souvent des repères sur l’écran, pour indiquer précisément les endroits auxquels je voulais plus de lumière, et ceux où il fallait plus d’ombre.

Photo Marco Joerger


Quand tout le monde est prêt, une des deux assistantes réalisatrices lance les final check : chaque département vérifie que tout est bon, que l’animateurrice peut commencer. Le tournage d’un plan peut durer deux heures, comme une semaine. Chaque animateurrice devaient tourner en moyenne 4 secondes par jour. Avec 10 animateurrices, cela fait 40 secondes par jour, ce qui est plutôt rapide pour un tournage de long métrage en stop-motion. A la fin du plan, Claude, le chef animateur et moi validions le plan. Claude aime bien quand ça avance bien donc il y a eu très rarement des retakes. Parfois seulement il faisait reprendre juste les dernières images quand il y avait quelque chose qui n’allait pas au niveau de l’animation. Lorsque le plan est validé, les marionnettes peuvent partir au puppet hospital si elles ont été abîmées, et l’animateurrice passe à un autre plan que l’équipe aura installé pendant qu’iel tournait. Et cela, 800 fois, pour les 800 plans du film.

Le montage n’a par contre duré que quelques jours ! Retirer un plan, c’est déjà un choix conséquent, c’est faire disparaître plusieurs jours de travail. Donc Claude a surtout affiné, retiré quelques images, ou rallongé certains temps de pause.

Il n’y a jamais de gros œuvre en étalonnage, car en stop-motion je peux vraiment maîtriser l’image. À chaque nouveau plan je peux comparer sur l’écran avec les références du plan précédent et du suivant, donc en général c’est vraiment très homogène. J’ai l’impression même que c’est un peu frustrant pour l’étalonneur parce qu’il ne fait presque rien ! Mais ça permet d’aller dans le détail ce qui est vraiment appréciable.

Photo Marco Joerger


Comment as-tu travaillé la lumière ?

SF : Environ 70 % du film se passe dan la jungle, en extérieur jour. On est partis sur des petites tâches de soleil assez fortes, comme à travers des feuillages, dans un sous-bois plutôt sombre. En général tous les projecteurs sont ceux qu’on connaît en prise de vues réelles. Simplement en prise de vues réelles on aime bien mettre le plus gros projecteur possible le plus loin possible, là, avec l’échelle réduite on peut utiliser des projecteurs plus petits et plus proches. J’utilisais des 2 kW Fresnel Arri pour le soleil. Tout le reste était en LED mais j’ai gardé le soleil en tungstène, pour la qualité de la lumière, des ombres, mais aussi car on peut parfois voir des petites franges de couleur avec les projecteurs LED, qu’on ne ressent pas à taille d’humains, mais qui peuvent apparaître sur les marionnettes en macro. Il y avait de grands ciels avec des toiles de diffusion froides, suivant les plateaux de 4 m x 4 m ou de 6 m x 6 m. Je ne déléguais jamais la direction du soleil. Ensuite les opérateurrices affinaient chaque plan avec des cucoloris pour recréer les ombrages de la forêt. On avait aussi des petites feuilles découpées à la ploteuse pour faire des ombrages plus précis sur les personnages, pour avoir différents degrés de flou. Les cucoloris qu’on trouve habituellement en cinéma sont adaptés à la taille humaine, et donc pas du tout à la bonne échelle pour nos marionnettes. On a utilisé des cadres avec du cinefoil qui était patiemment découpés par les assistantes opératrices. Pareil pour les feuilles d’arbre découpées à la plotteuse. Je tiens vraiment à me mettre à la hauteur et à l’échelle des marionnettes, au cadre comme à la lumière. Ça donne une réalité supplémentaire à une marionnette qui, elle, n’est pas réaliste.

Photo Margot Cavret


Pareil pour les lumières de jeu, il faut s’adapter à l’échelle des personnages. J’aime bien en mettre dès que possible parce que justement ça permet de se mettre à la hauteur des marionnettes, d’avoir quelque chose qui joue vraiment à la bonne échelle quand les personnages bougent, avec une direction qui est juste. Ça donne plus de présence, de proximité. Pour les lumières de jeu je suis majoritairement parti en tungstène avec de toutes petites ampoules, soit E10 soit E5,5, reliées sur des dimmers pour pouvoir les faire varier avec un programme, notamment pour les scènes avec un feu de camp. On entre un programme dans le logiciel d’animation et il le joue image par image pendant l’animation. Puis en postproduction on masquait les ampoules dans le champ avec les images de feu qui avaient été faites sur banc-titre. J’utilise le logiciel comme une table de mixage, tous les projecteurs sont dessus, et je règle comme ça les puissances et les couleurs de chacun.

Photo Marco Joerger


On a utilisé des Evoke avec des softbox pour certaines séquences d’aube ou de pluie pour lesquelles je voulais une direction plus douce. Enfin, j’utilisais assez souvent des Dedolights, parfois avec un nez optique. Pour les intérieurs exigus, on pouvait rajouter des petites Litolites. Sur le décor qu’on a appelé "forêt luminescente", le sol et les arbres sont couverts de champignons qui font de la lumière. On a fini à 80 ou 90 voies DMX parce que chaque champignon avait sa petite LED a l’intérieur. C’était une très belle séquence à éclairer.

Photo Marco Joerger


Sur 80 % des plans il y avait du fond bleu, car nous n’avions ni la profondeur, ni le matériel suffisant en décoration pour faire un décor d’arbres à perte de vue. On le faisait toujours en double exposition, c’est à dire qu’il y avait une première photo qui était prise avec la lumière normale de la scène et le fond bleu éteint, donc sans aucun retour de bleu sur le décor, puis une deuxième photo immédiatement après, où la lumière de la scène est éteinte et le fond bleu allumé ce qui crée une silhouette de la scène. Ça permet de créer un masque du fond bleu et de l’appliquer sur le plan, pour obtenir une incrustation vraiment parfaite, qui gère très bien les flous.

Et quelles sont les différences à la caméra ?

SF : Sur certaines séquences, la lumière principale pouvait être une toute petite lumière de jeu, comme la lumière de leur téléphone portable, qu’on avait fait avec du papier LED. C’était une lumière vraiment très faible, mais je pouvais monter sans problème jusqu’à 1 000 ISO avec les EOS-R. Surtout, en stop-motion, on n’est pas limités par le 1/50e de seconde. Souvent, j’utilisais un temps d’exposition entre une demi-seconde et une seconde.

Par contre, la profondeur de champ en macro est toujours un problème. Même à 5,6 il y a un flou qui fait très maquette. J’ai décidé de fermer, souvent à 16 ou 22. L’optique n’est pas dans ses meilleurs conditions, mais à choisir je préfère avoir un flou qui semble plus cohérent, comme à échelle normale. Les décors de jungle étaient très fournis, j’aurais trouvé ça vraiment dommage de les perdre dans une profondeur de champ trop courte.

Photo Marco Joerger


Comment as-tu fais pour les mouvements de caméra ?

SF : Tout se programme a l’avance. Que ce soit les programmes de lumière, les reports de point, les différentes expositions ou les mouvements de caméra. Claude aime bien les mises en scène où l’action se passe à l’intérieur d’un cadre bien posé, mais il y a quand même quelques mouvements de caméra dans le film. Un technicien de Rennes avec qui je travaille souvent a conçu les équipements pour les follow-focus et les rails de travelling, commandés par le logiciel d’animation, qui décompose le mouvement du rail ou du follow image par image. Le rail est sur le principe d’une vis sans fin et on le contrôle en entrant des courbes dans le logiciel. Pour les panoramiques et tilts, c’est une tête avec courroie qu’on programme de la même manière. Pendant le tournage, l’animateurrice n’a pas à s’en occuper, à chaque fois qu’iel appui sur "entrée", une photo est prise, et ensuite le travelling se déplace.

J’essaye toujours de m’assurer que ça ne soit pas trop parfait. Par exemple, quand un travelling suit un personnage, ce n’est pas du tout naturel si il part exactement en même temps que la marionnette. En prise de vue réelle, le où la machiniste a toujours un petit temps de réaction pour suivre le personnage. C’est quelque chose qu’on fait absolument tout le temps, de programmer ce petit retard pour avoir un rendu plus naturel. Et c’est pareil pour les reports de point.

Les animateurrices tournaient à 12,5 images par seconde, c’est-à-dire qu’iels animaient une image sur deux pour une cadence à 25 images par seconde. Dans certaines conditions vraiment particulières, quand quelque chose est très rapide par exemple, iels repassaient à 25. Quand il y a un mouvement de caméra il faut aussi que ce soit à 25, pour éviter un effet de strob vraiment désagréable à regarder. Quand il y avait du programme DMX, l’animateurrice animait une image sur deux, mais le programme prenait deux images à chaque fois. La lumière était à 25 images par seconde mais pas l’animation.

(Entretien réalisé par Margot Cavret pour l’AFC)

Photo Marco Joerger