La photographie argentique, ou le plaisir d’un autre temps

par François Bostnavaron

AFC newsletter n°212

Le Monde, 6 août 2011

Elément de distinction pour certains, les vieux appareils séduisent aussi les jeunes générations. En matière de photographie, tout est dans le geste : si au cours de vos pérégrinations estivales, vous croisez un photographe qui, dès le cliché pris, ne regarde pas frénétiquement le dos de son appareil, vous le tenez ! Qui ? L’Homo argenticus, qui n’a pas succombé à la facilité de la photo numérique ou celui qui jongle encore entre l’argentique et le numérique.

Car à l’instar de ceux qui entretiennent encore le culte du disque vinyle - malgré ses craquements - , il y a ceux qui vénèrent le négatif, ses rayures et bien d’autres choses encore, dont la finesse de son grain.

Combien sont-ils ? Difficile de donner des chiffres. D’autant que la photo argentique continue non seulement d’attirer un grand nombre de fidèles mais aussi, pour différentes raisons, de séduire un nombre croissant de jeunes. Il n’est pas rare de croiser, boulevard Beaumarchais à Paris, longtemps surnommé le boulevard de la photo, des teen-agers arborant fièrement un vieux Nikon, Canon ou Minolta...

Vieux, parce que la quasi-totalité des fabricants historiques d’appareils photographiques a cessé la fabrication d’appareils argentiques. Pascal Paulic, du Comptoir de l’image, plus connu des spécialistes sous le nom de Procirep, boulevard Auguste-Blanqui, à Paris, fait rapidement l’état des lieux : l’allemand Leica ne produit plus que les modèles argentiques M7 et MP, dont il vendrait moins de 100 exemplaires par an en France. A un prix, boîtier nu, avoisinant les... 4 000 euros. Seul le F6 figure au catalogue du japonais Nikon, tandis que Canon a rayé l’argentique du sien. En revanche, le marché de l’occasion se porte très bien.

Victor Martinez, 17 ans, fait partie de ces jeunes qui ont attrapé le virus de l’argentique. Rien ne le prédisposait, a priori, à se lancer dans la photo argentique, plus complexe et plus contraignante que le numérique. Pourtant, il doit au numérique son attachement à la photo argentique, puisque c’est le jour où son père a abandonné son matériel traditionnel qu’il a « récupéré » son premier boîtier Minolta Dynax 7xi de 1991.

Questionné sur son intérêt pour l’argentique, Victor est réaliste sur sa motivation première : « J’ai tout de suite aimé le côté rétro, et cette façon de se démarquer des autres, de ne pas faire comme tout le monde. La qualité de la photo n’est venue que plus tard. » Une fois le virus attrapé, Victor reconnaît que « ça a été l’escalade. Les boîtiers d’occasion se sont succédé : Minolta, Pentax MX, Pentax Super A, Yashica 6x6 ». Avec une préférence pour les appareils non automatiques, de ceux qui nécessitent l’emploi d’une cellule externe. Bref, ce qu’aime Victor, comme il le dit, c’est « réfléchir avant de prendre la photo et non pas choisir parmi un grand nombre de clichés numériques pour trouver le meilleur ».

Se démarquer des autres en choisissant la photographie argentique est un comportement que connaît bien Elisabeth Tissier-Desbordes, professeur en marketing à l’ESCP-Europe et expert en comportement de consommation.

« Dès qu’une technologie devient la norme, dit-elle, on éprouve fréquemment le besoin de se singulariser. C’est ce qui se passe avec la photo numérique. » Avec d’autres motivations, comme celle, par exemple, du mythe de la qualité que l’on a connu avec le CD. « En effet, poursuit-elle, le CD était censé être la forme la plus aboutie de reproduction sonore. Aujourd’hui, on revient vers le vinyle, la qualité passant paradoxalement par les craquements du disque sur la platine... »

L’autre motivation, pour Mme Tissier-Desbordes, est celle d’une probable volonté de revenir à l’âge d’or, à un certain artisanat où il est important de prendre « du temps pour prendre plaisir », explique la spécialiste. C’est ce qui se passe avec la photographie argentique : on a ainsi la maîtrise totale du processus de A à Z. Cela va bien au-delà de la prise de la photo : on rejoint l’artisanat, en passant par l’apprentissage et la maîtrise. « Une façon alors de s’imposer comme un expert face au numérique », conclut-elle.

En dépit d’un certain succès, il ne faut pas se leurrer : le marché de la photographie argentique restera un marché de niche réservé à des professionnels avertis, des nostalgiques ou à des " marginaux ". Un public que connaît bien Alain Bruas, photographe installé à Quimper (Finistère), qui a travaillé pendant vingt ans chez Kodak. Il a presque fait de l’argentique son coeur de métier en misant sur cette niche. Sur son site Internet, Pellicule-Photo.com, il vend entre 50 et 100 lots de pellicules argentiques par jour à des passionnés adhérents de clubs photo ou à des « personnes pour qui la photo numérique est une nébuleuse », dit-il.

Il s’est même trouvé un autre créneau : le mariage et l’appareil photo jetable. Il propose ainsi des forfaits appareil photo jetable plus développement à 99 euros pour 10 appareils, développement et tirage compris de 27 photos avec CD-ROM. De quoi satisfaire tous les convives.

Enfin, le salut de la photo argentique passe peut-être par le Lomo LC-A+, l’ovni photographique soviétique lancé à la fin des années 1980 par deux étudiants autrichiens dont la communauté regrouperait aujourd’hui plus de 500 000 adeptes dans le monde.

(François Bostnavaron, Le Monde, 6 août 2011)