Festival de Cannes 2024

Sylvain Verdet explique ses choix pour mettre en images "Mi bestia", de Camila Beltrán

"Mila au bal du diable", par François Reumont

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Parcouru à la fois par le cinéma expérimental, le documentaire et le récit fantastique, Mi bestia, de Camila Beltrán, propose le portrait d’une jeune fille au sortir de l’enfance dans le Bogotá des années 1990. Sylvain Verdet signe les images de ce premier long métrage original, après avoir déjà tourné Pacifico Obscuro, un court de la même réalisatrice, il y a quatre ans. Mi Bestia est en sélection à l’ACID.

Bogotá, 1996. La population est effrayée : le diable va arriver lors d’une éclipse de lune imminente. Mila, 13 ans, sent que le regard des autres sur elle se fait plus oppressant. Elle se demande si la métamorphose de son corps a un rapport avec cette prophétie. Le jour tant redouté arrive, la lune rouge illumine le ciel.

En choisissant de tourner dans les lieux mêmes de son enfance à Bogotá, Camila Beltrán ancre son premier long métrage dans ses souvenirs de cette période charnière qui l’a vu passer de l’enfance à l’adolescence. Sylvain Verdet raconte : « C’était très important pour elle de retrouver les lieux de son histoire personnelle depuis l’école qui ouvre le film (lieu authentique où elle a passé une partie de sa scolarité), jusqu’au décor de la maison, inspirée par celle qu’elle habitait. À chaque fois, elle a pris soin de choisir chaque endroit en s’inspirant de sa propre histoire. Même la voiture du personnage de David, le beau-père qui vient la chercher à la sortie d’école est un modèle issu de ses souvenirs d’enfance. »

Camila Beltrán et Sylvain Verdet
Camila Beltrán et Sylvain Verdet


Évoquant les influences stylistiques qui les ont guidés pour mettre en place le découpage et le travail de caméra, Sylvain Verdet cite volontiers Répulsion, le film de Roman Polanski sorti en 1965 : « On a été intéressé par ce portrait d’une jeune fille solitaire et surtout par la manière d’adopter son point de vue complètement à part... Camila est une réalisatrice qui fait une très grande confiance à son équipe. Elle n’impose pas vraiment un style, écoute beaucoup ses partenaires, et très rapidement dit ce qui lui plaît et ce dont elle ne veut pas. Ensuite elle fonce, et c’est un plaisir de travailler comme ça. Sur Mi bestia, la caméra portée, très près du personnage et l’utilisation presque exclusive de focales moyennes ou courtes (24 et 32 mm en Alexa Mini) nous a été inspirée par ce film de Polanski. Il en découle une manière très particulière de cadrer, la caméra étant guidée par le personnage de manière presque "approximative". Une courte focale qui englobe un peu tout, pas très précise, et qui fait rentrer le spectateur dans la bulle du personnage. On ne cadre pas en pensant au bord cadre et au hors champ, on se place très simplement à l’intérieur de cette bulle. Je me souviens par exemple dans Répulsion de tous ces plans dans la rue, quand Catherine Deneuve marche et où la caméra la suit en étant juste trop près d’elle... »

Si Mi bestia est vraiment un film original en matière de cadrage, le spectateur est surtout marqué par ses expérimentations en matière de rendu du mouvement. Revenant sur sa première collaboration avec la réalisatrice sur le court métrage précédent, Sylvain Verdet raconte leurs recherches communes dans ce domaine : « Sur Pacifico obscuro, Camila racontait déjà la disparition mystérieuse d’un groupe de trois jeunes filles, jouant également sur les codes du conte et du fantastique. C’est sur ce premier film qu’on avait testé des variations de cadence de prise de vues, pour aboutir à un style de narration différent. Un procédé qui n’est pas nouveau, déjà utilisé en 1994 par exemple par Wong Kar-wai notamment sur Chungking Express. Fort de cette recherche sur le court métrage, on a décidé de systématiser la chose sur le long, et de tourner intégralement Mi bestia à des cadences qui varient entre 16 et 12 im/s, tout en augmentant l’ouverture de l’obturateur. Le temps de pose augmente ce qui crée ce flou de bougé caractéristique. La cadence de 24 images/seconde étant par la suite rétablie d’un simple clic sous Resolve à la création des Proxies. Cet effet trouble la perception du mouvement et donc la perception du temps. Ça joue à mon sens directement sur le crédible. Qu’est-ce qu’on croit par exemple de ce que la scène montre ? Et pas seulement sur les plans en mouvement. On a trouvé ça d’autant plus intéressant sur les plans fixes, avec un personnage ayant une attitude assez posée. À la fin ça crée une sorte de respiration différente sur le film... ».

Sylvain Verdet
Sylvain Verdet


Questionné sur la manière de mettre en place ce dispositif dans l’ouverture du film, le directeur photo confie : « C’est vrai que dans la séquence d’ouverture, avec les jeunes filles dans l’école catholique, on a décidé d’y aller un peu par étapes, de manière à ne pas trop non plus brusquer les choses. Une manière de prendre le spectateur par la main, et de l’habituer à ce rendu temporel inhabituel. Pour cela, Mickael Commereuc, l’étalonneur du film, nous a fait découvrir des fonctions dans Da Vinci Resolve (snap to frame ou optical flow), qui nous ont aidés soit à accentuer, soit à lisser l’effet, selon l’échelle de plans, le mouvement et la lecture qu’on peut avoir de la scène. »

Si le film repose principalement sur le personnage de Mila, une scène au premier tiers donne néanmoins à découvrir un deuxième personnage féminin, celui de Dora, l’employée de maison chargée de garder la jeune fille quand la mère rentre tard du travail. Une jeune femme d’une vingtaine d’années, qui devient le temps d’une longue scène de confession la confidente de notre protagoniste. Sylvain Verdet détaille : « C’est une séquence fondamentale dans l’origine du projet, reposant sur la rencontre faite par Camila avec ses deux comédiennes non professionnelles. Un moment un peu hors du temps dans le film, et aussi sur le tournage car cette longue confession de Dora (Majerly Murillo) est en fait une scène purement documentaire, où tout ce qui est dit est vrai.
Une scène très forte qui a tissé les liens, dépassant de loin la relation habituelle sur un plateau entre la réalisatrice et ses comédiens. Pour tourner cette scène, une longue préparation a été nécessaire pour que Majerly accepte de nous livrer sa propre histoire. On est là au croisement exact entre la fiction et le documentaire, dans une scène qui représente très bien le travail de Camila. Un travail mélangeant au cœur même de sa distribution seulement quelques acteurs confirmés (le beau-père ou la mère) et les non-professionnels. Cette scène était tournée dans un esprit purement documentaire de ma part, avec une discrétion absolue des moyens techniques. La caméra, l’équipe, les projecteurs... tout doit disparaître. Et rester disponible pour qu’au moment venu on puisse lancer le moteur et saisir la scène en une seule prise. Le contre-champ sur Mila étant effectué après coup, en fonction de ce qui a été saisi lors de la confession. C’était sans doute la séquence la plus compliquée du film pour moi, et aussi la plus émouvante sur le plateau. »

Parmi les autres particularités du film, une caméra assez basse qui donne un point de vue en contre-plongée récurrent sur beaucoup de scènes. Sylvain Verdet détaille ce choix : « Créer un petit peu d’angle dans le film, ça faisait parti des décisions prises au départ. Soit un petit peu au-dessus, soit un petit peu en-dessous, en tout cas pas forcément à niveau. Le tournage s’étant effectué en équipe très réduite, j’ai accepté de faire le film sans assistant caméra - à l’exception d’un stagiaire venu de France et qui m’a rendu beaucoup de services, mais qui n’a pas pointé - et j’ai mis moi-même au point assez rapidement une technique de cadrage avec la caméra au niveau de mon ventre, cadrant à l’aide d’un petit moniteur comme on peut le faire dans le viseur d’un Rolleiflex en photo. Cette disposition partagée avec la traditionnelle caméra à l’épaule m’a d’une part permis d’éviter d’être tout le temps en plongée sur la jeune comédienne qui était plus petite que moi. Et aussi de travailler ces contre-plongées qu’on retrouve régulièrement dans le film. Autre avantage, le fait d’utiliser des objectifs Cooke S3, très compacts, et à la course de point extrêmement réduite autorise le pointage avec juste deux doigts sous l’objectif. Une configuration là encore proche du documentaire, mais qui mélangée à ces modifications de cadence, et à une gestion du point fixe parfois assez simple dans les scènes donne sa personnalité à l’image. »

Autres moments-clés qu’on retrouve régulièrement dans le film, l’errance de la protagoniste dans une sorte de jungle située à proximité de la ville qui annonce le passage vers la dimension fantastique. « Ces écosystèmes très protégés sont une des particularités de la ville de Bogotá », explique le directeur de la photo. « On les appelle là-bas les Humedal. Soit en périphérie, soit parfois en plein milieu d’une zone très urbaine, on peut très bien tomber sur ses mini-forêts, très denses et très sombres. Des zones déjà présentes lors de l’enfance de Camila et qu’elle voulait, là encor, intégrer comme un souvenir dans son film. Sur ces scènes, on est en lumière naturelle à 100 %, sans sources. C’est une sorte de jungle un peu sale, avec une couche de crasse sur les feuilles, presque poussiéreuse à l’image. Les verts sont très éteints, il n’y a pas beaucoup de saturation de couleur. »

Sylvain Verdet avoue avoir pris beaucoup de plaisir à faire ce film. « Camila Beltrán et moi partageons un même plaisir pour un cinéma "artisanal"... privilégiant les petites équipes, un dispositif technique simple, une attention accrue au réel et à ce qu’il advient sur le plateau... une forme de disponibilité et d’improvisation... peut-être un peu moins précis dans la préparation.., mais qui tiennent grâce à leur intensité. Et c’est exactement ce que Camila propose dans sa manière de tricoter entre la fiction et la réalité. Avec ce sujet marqué, où la présence de l’éclipse, du diable fait référence forcément un cinéma très écrit. Et à la fois une réalité propre au documentaire incarné par ces deux jeunes filles. Grâce au montage, on fait tenir les choses, ce qui crée une richesse dans l’écriture finale... »

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)