Laurent Desbruères, la perte d’un ami, d’un artiste, d’un chercheur

Par Philippe Ros, AFC

par Philippe Ros Contre-Champ AFC n°354

Ce jeudi 11 avril 2024, Laurent Desbruères, coloriste, nous a quittés. Il est difficile d’oublier son sourire lorsque l’on pénétrait dans sa salle d’étalonnage. En tant que directeur de la photo, quel que soit le projet, on ressentait toujours chez lui le vrai plaisir qu’il avait de parfaire l’image avec nous. J’ai travaillé avec lui pendant plus de 22 ans.

J’ai rencontré Laurent sur une série tournée en Super 16 dans le Pacifique en 1999. Le laboratoire Télétota était nouveau pour moi et, durant le tournage, j’avais été surpris de la précision des comptes rendus sur l’image que je recevais de sa part (je l’avais juste croisé rapidement au départ).
À mon retour, j’ai tenu à le rencontrer pour le remercier, et nous avons vite compris que nous menions parallèlement, sans le savoir, les mêmes recherches sur les mêmes sujets : l’exposition du négatif, les premières caméras numériques et les télécinémas.
Nous pensions tous les deux que le numérique allait rapidement s’imposer et depuis plusieurs années nous avions la même démarche : traiter cette image vidéo qui était très "clinique", que nous trouvions plutôt laide. Pour cela, il fallait entrer dans toutes les parties de l’image et de sa fabrication.
J’avais déjà commencé à analyser et changer les paramètres responsables de ces défauts sur les caméras mais, bien avant moi, Laurent avait expérimenté ces problématiques sur les outils de transfert de l’argentique vers le numérique. Les discussions entre nous se sont vite poursuivies par des partages d’essais caméra ou d’essais en postproduction sur l’argentique, les courbes de gamma, la gestion de la pénombre, les paramètres de piqué (détail) ou les réglages colorimétriques.
Nos dialogues sur le rapport de l’image et, principalement, de la texture, sur le ressenti du spectateur, ont alors commencé et ils n’ont quasiment jamais cessé jusqu’au premier confinement.
Son passé de photographe et sa connaissance de l’argentique lui avaient donné cette vision d’une image numérique latente à développer, ce que les premières courbes logarithmiques n’ont fait que renforcer.

Tout de suite après le Pacifique, la chance a fait que nous sommes repartis ensemble, en Super 16, sur une série policière, "Central nuit", réalisée par Didier Delaître. Cette série, comme son nom l’indique, se tournait la nuit dans Paris pour tous les décors extérieurs. Laurent m’a proposé de "trafiquer" le télécinéma pour utiliser la pellicule à 1 200 ISO. Ce télécinéma présentant des menus de réglage identiques à ceux des premières caméras numériques standard définition auxquelles je m’étais habitué, il m’a été facile de le suivre.
Ces réglages ne généraient aucun bruit lors du télécinéma en vidéo, si ce n’est une particularité curieuse : la couleur jaune était absente. Ce n’était pas un problème important pour les nuits parisiennes (sauf, il est vrai, pour les lumineux des taxis qui devenaient blancs) et nous avions gagné une grande liberté.
Il y avait toujours chez Laurent cette idée de simplifier toutes les approches techniques afin que le directeur de la photo puisse se focaliser sur l’artistique.

À travers tous ces essais, j’ai été témoin de la capacité de Laurent à se remettre en question. Il savait accepter avec humour les échecs et gérer sereinement la multitude d’étapes indispensables avant de réussir.
Ce que l’on appelle, dans la recherche, le processus itératif (en clair : toutes les opérations répétitives permettant de trouver des solutions) a été pour lui une constante qui, loin de l’ennuyer, le rendait très humble et patient face à ces recherches souvent fastidieuses.

Rapidement, j’ai compris que la manière de procéder de Laurent reposait évidemment sur de solides acquis techniques mais surtout sur une grande intuition et une totale liberté d’esprit.
Lors du café du matin, deux phrases revenaient toujours : « J’ai pensé à une possibilité » ou « Si on essayait cela ? ».

Laurent Desbruères à la console annotant des plans, chez Digimage à Boulogne - Photo Philippe Lainé
Laurent Desbruères à la console annotant des plans, chez Digimage à Boulogne
Photo Philippe Lainé

Je l’ai suivi lorsqu’il est passé des simples consoles d’étalonnage à celles, beaucoup plus sophistiquées, qui permettaient des fenêtres (patates) en cascade. Au fil du temps, j’ai été fasciné par sa rapidité et sa précision d’exécution qui lui permettaient, quand il était "au piano", d’aller, comme il disait, « creuser l’image », « voir ce qu’elle a dans le ventre ».
Lorsque je lui apportais des essais, je savais que s’il se tournait tout de suite vers les réglages secondaires, soit l’émulsion ou la caméra numérique avait un problème, soit je m’étais planté quelque part…

Dans un de ses rares écrits, j’ai retenu un passage où la passion de son métier transparait : « La trop grande profondeur de champ du numérique 2/3 de pouces ? On peut atténuer ce défaut et supprimer de la profondeur de champ. Il y a 6 fenêtres rondes et 6 rectangulaires sur le DaVinci. Mais c’est sans limites, grâce justement à ces fenêtres, car on peut en créer plusieurs en cascades. Il suffit de les copier en temps réel et en mettre 30, 40 ou plus.
Nous venons aussi de recevoir toute une gamme de textures "temps réel" qui sont des possibilités pour les directeurs de la photo de travailler sur la diffusion de la lumière, sur les textures de peau, de cheveux et également des nouveaux gamma qui permettent certains contrastes irréalisables auparavant ».

Chaque nouvel outil était pour lui un sujet de recherche et donc de plaisir !
L’arrivée des caméras HD a correspondu au passage de Laurent chez Digimage avec, pour effet immédiat, la démultiplication de ses recherches et de notre collaboration. Digimage a commencé dans une petite maison, près des studios de Boulogne. Son propriétaire, Denis Auboyer, a donné carte blanche à Laurent : il a pu alors montrer toutes ses capacités à travailler les captures argentiques ou numériques, ceci à travers l’intermédiaire numérique.

Le film Massaï, les guerriers de la pluie, réalisé par Pascal Plisson et opéré en 35 mm par Manuel Teran, AFC, a été un très bel exemple d’une parfaite collaboration entre un directeur de la photo et un coloriste. Le film, qui devait montrer la lutte de guerriers Massaï contre la pluie, devait se dérouler en pleine sécheresse. Le repérage au Kenya avait permis de trouver des zones parfaitement brûlées par le soleil mais, à une semaine du tournage, la pluie est arrivée : tout le paysage ressemblait au sud de l’Angleterre, avec des plaines verdoyantes !
A distance, Laurent et Manuel ont échangé sur les premiers rushes et, grâce à une exposition très fine de Manuel, Laurent a trouvé le moyen de déphaser la couleur verte pour l’amener à un jaune paille, ce qui a permis de continuer le tournage et de le terminer dans les temps.

En 2000 je me suis trouvé en short list pour Philips qui lançait alors le premier téléciné et scanner Spirit DataCine : Ralph Chaloub, le directeur marketing Europe, avait besoin de films de démonstrations tournés en 35 mm et Super 16. J’ai finalement été choisi et Laurent et moi avons travaillé avec un laboratoire danois qui nous a profondément marqué : Digital Film Lab. C’était la première fois dans ma carrière qu’un directeur de labo (en l’occurrence, Kris Kolodziejski) m’appelait pour me demander de surexposer d’un quart de diaph le Super 16 mm !
Avec ce laboratoire nous avons pu prendre le temps de faire des essais poussés sur cette chaîne numérique issue de la prise de vues analogique. Les conclusions de Laurent, qui n’ont pas changé par la suite, étaient que pour la gestion des hautes lumières, le film était toujours le plus subtil.

Par la suite, ces films et ces références nous ont beaucoup servi pendant les six années de travail sur Océans, réalisé par Jacques Perrin et Jacques Cluzaud. La rencontre entre Laurent et Jacques Perrin a été une belle histoire : Laurent a fait découvrir à Jacques toutes les possibilités de l’étalonnage numérique.
Laurent s’est littéralement "envolé au piano" et Jacques l’a suivi et l’a même poussé à accomplir des exploits, notamment au niveau de l’harmonisation des supports argentiques et numériques utilisés sur ce film.
Je ne compte pas le nombre de fois où j’ai apporté à Boulogne des essais de réglages ou de gamma des caméra HD, alors peu nuancées en couleur et à la dynamique très faible...

Un des producteurs ne comprenait pas que je souhaitais mettre le coloriste en début de générique. Olli Barbé, le producteur exécutif et moi-même, lui avons expliqué que, sans Laurent qui avait commencé à travailler un an avant le début de ce tournage, le film n’aurait jamais ressemblé à ce qu’il est.
J’ai eu la chance de suivre cette aventure de bout en bout et je suis très fier que le nom de Laurent et le mien soient réunis sur une des images de fin.

Cette période du travail de Laurent correspond à l’apogée de Digimage qui a finalement déménagé à Montrouge pour devenir le laboratoire de postproduction avec les plus grandes salles d’étalonnage 4K et la plus grande salle de mixage d’Europe. Angelo Cosimano, Tommaso Vergallo, Juan Eveno, François Dupuy et Laurent avaient alors mis en place une qualité de gestion de l’image qui, à mon avis, n’a jamais été égalée.
La disparition de Digimage a, je pense, beaucoup affecté Laurent (comme moi !) car il avait travaillé à cette réussite en y mettant toute son énergie et son talent.

J’ai passé plus d’un tiers de ces vingt-cinq dernières années en postproduction et/ou en salle d’étalonnage, dont au moins les deux tiers assis à côté de Laurent. Cela m’a permis d’observer sa méthode de travail. À travers sa gestuelle et sa façon de s’exprimer, j’ai pu appréhender son mode de pensée totalement dédié à l’image.

Laurent avait commencé, avant Digimage, à encadrer toute une génération de formidables coloristes, je pense, entre autres, à Guillaume Lips, Aline Conan, Jérôme Bigueur, Natacha Louis, Serge Antony, Philippe Lainé, Charles Freville, Sasha Savic, Jean-Marie Blezo... Beaucoup d’entre eux l’appelaient « Boss » ou « Coach ».
La question entre eux était : sais-tu parler le Laurent Desbruères ?
En effet, lorsqu’il était entouré de proches ou d’amis, il utilisait en permanence pour s’exprimer des phrases très, très imagées. Des métaphores que peut-être Michel Audiard aurait pu créer s’il avait été coloriste.
Mais derrière l’humour, il y avait le respect de sa méthodologie qui était vraiment unique.
Je cite Guillaume Lips : « Laurent était surtout quelqu’un qui nous a présenté à des directeurs de la photo et qui nous a fait grandir en nous mettant sur de beaux projets. Et c’était des échanges constants entre nous tous sur l’innovation, les workflows et les développements de nos outils. Et c’était vraiment un visionnaire sur les services à offrir à nos clients et la façon d’accueillir au mieux les projets les plus ambitieux ».

Je peux comprendre, en les lisant aujourd’hui sur les réseaux sociaux, qu’ils se sentent orphelins.

Nous cheminions alors tous vers le même but : trouver des solutions pour des demandes artistiques. Mais avec une très grande différence de niveau : lorsqu’il était "au piano", Laurent avait une dextérité et une aisance que je n’ai jamais approchées avec une caméra.

Je rajouterai que l’on ne pouvait pas trouver chez Laurent une quelconque propension à se mettre en valeur. Le faire monter sur scène pour parler de son travail relevait d’une gageure !
Il est aussi intéressant de noter qu’il était aussi connu et apprécié par les réalisateurs que par les directeurs de la photo car, en final, tout son talent était au service du film.

C’est un grand monsieur qui s’en est allé. J’ai eu la chance de connaître une véritable évolution dans ma carrière en travaillant pendant toutes ces années avec lui. Je lui en suis très redevable.
Mais c’est d’abord l’ami que je regrette aujourd’hui.

Toutes mes pensées vont à sa famille et notamment à sa fille Delphine.