Naomi Amarger revient sur le tournage de "Divertimento", de Marie-Castille Mention-Schaar

Contre-Champ AFC n°340

Pour son nouveau film, Divertimento, sorti en salles mercredi 25 janvier, Marie-Castille Mention-Schaar a confié l’image à Naomi Amarger, qui fut comédienne pour deux de ses précédents films. Récemment passée de l’autre côté de la caméra après son cursus à l’ENS Louis-Lumière, la cheffe opératrice nous raconte son parcours et sa première expérience de long métrage, pour ce film inspirant retraçant les débuts de la cheffe d’orchestre Zahia Ziouani et de sa sœur violoncelliste Fettouma Ziouani, et leur combat en tant que jeunes femmes pour se faire accepter dans un milieu encore très masculin… (MC)

Naomi Amarger : J’ai rencontré la réalisatrice Marie-Castille Mention-Schaar en 2013. J’étais au lycée, je faisais du théâtre et je voulais découvrir les plateaux de cinéma. J’ai postulé pour être figurante dans son film Les Héritiers, et j’ai obtenu un petit rôle. J’ai alors pu observer le fonctionnement d’un tournage et les différents métiers du cinéma. J’ai rencontré sa cheffe-opératrice, Myriam Vinocour, grâce à laquelle j’ai compris que le cadre et la lumière étaient, tout comme le jeu d’acteur, vecteurs d’émotions. Plus tard, Marie-Castille m’a offert l’un des rôles principaux du film Le ciel attendra. Un mois après la fin du tournage je passais le concours de Louis-Lumière dans le but de devenir directrice de la photographie. J’ai énormément appris et fait de très belles rencontres pendant mes trois années d’études. Diplômée en 2019, j’ai commencé à travailler comme stagiaire, puis troisième assistante caméra, tout en faisant l’image de courts métrages. Début 2021, alors que j’étais assistante sur un tournage en République dominicaine, Marie-Castille, qui suivait mon parcours, m’a proposé une opportunité formidable : faire l’image de son nouveau long métrage, Divertimento. Le film raconte l’histoire vraie de Zahia Ziouani, jeune cheffe d’orchestre, et de sa sœur jumelle Fettouma Ziouani, violoncelliste, se heurtant aux préjugés dans le milieu très fermé de la musique classique en 1995. Le film est pour beaucoup tourné à l’épaule et l’émotion très facilement palpable grâce à la magnifique interprétation des deux comédiennes Oulaya Amamra et Lina El Arabi.
Les producteurs m’ont demandé de m’entourer de techniciens très expérimentés. J’ai proposé à Hélène Bodart, dont j’avais été la stagiaire à ma sortie d’école, d’être première assistante caméra. J’ai rencontré le chef machiniste Laurent Passera, et contacté la cheffe électricienne Marianne Lamour, dont j’admire tant le travail. J’étais très intimidée mais ils m’ont tous les trois accompagnée avec beaucoup de bienveillance, de patience et de bons conseils. 

Les optiques comme un pont entre le rêve et la réalité 1 _ 
NA : En préparant le film, Marie-Castille et moi avons cherché comment exprimer visuellement l’inspiration musicale des deux jeunes femmes. Le scénario comporte plusieurs scènes qui sont un peu en dehors de la narration, où le personnage de Zahia se perd dans son imagination, emportée par des bruits du quotidien : le rythme du métro, une sirène de pompiers, un bruissement d’ailes ou le tintement du fouet dans le saladier. Depuis le toit de son immeuble, à la nuit tombée, on la voit danser en orchestrant les lumières et bruits de la ville, sans savoir s’il s’agit d’un rêve ou de la réalité. Pour exprimer cette sensibilité bien particulière du personnage, j’avais envie de trouver des optiques avec du caractère, des petites aberrations ou déformations, mais suffisamment subtiles pour pouvoir être dosées selon les moments du film, qui appellent tantôt à une esthétique assez sobre, tantôt à une esthétique un peu plus folle. 

J’ai fait beaucoup de tests chez RVZ, et grâce à Samuel Renollet et Frédéric Lombardo, j’ai découvert des optiques formidables. Nous voulions tourner au ratio 2,35 pour cadrer les musiciens ensemble, jouer avec les amorces d’instruments, et insister sur la solitude de Zahia sur son estrade de cheffe. J’ai donc pensé à tourner en anamorphique, et j’aimais beaucoup le bokeh ovale, comme une note de musique, mais les inconvénients étaient trop nombreux : une configuration encombrante m’empêchant de me faufiler entre les musiciens de l’orchestre, trop lourde pour les plans séquences à l’épaule, et avec un close-focus trop lointain. J’aimais beaucoup les Kowa sphériques, mais je craignais de perdre le contrôle des aberrations, j’ai donc finalement choisi les Canon K35 que je trouvais être un bel intermédiaire : ils ont une identité particulière, des très beaux flares colorés, une vraie douceur dans l’image, tout en étant contrôlables. En tournant avec un diaphragme ouvert à T 1,4 l’image est un peu laiteuse et les contours s’estompent dans le flou, mais à partir de T 2,8 ces défauts disparaissent. Selon les focales et le diaphragme utilisé, j’ajoutais parfois un filtre Glimmer ¼. J’ai également découvert une optique incroyable, un 50 mm Angénieux T 0,95 recarrossé par Zero Optik, qui est devenu l’optique de Zahia dans le film. Étonnamment, son bokeh est en forme d’amande, et se resserre en s’éloignant du centre de l’image, créant comme une bulle autour d’un personnage qui semble en harmonie avec le monde qui l’entoure. 

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Toujours dans le but de distinguer esthétiquement les rêveries musicales de Zahia du reste du film, nous avons utilisé le filtre Cinefade VariND, qui permet de faire varier la profondeur de champ au cours d’un plan, en compensant progressivement une ouverture ou fermeture de diaphragme avec un filtre ND variable motorisé. Lorsque l’inspiration de Zahia s’emballe, la profondeur de champ se réduit et exprime son ressenti : le monde réel s’efface et seule la musique demeure. Marie-Castille m’avait au départ suggéré l’idée du travelling compensé, mais le mouvement de caméra était complexe à mettre en place dans nos décors souvent étroits, et l’effet du Cinefade nous a finalement paru plus subtil : il se ressent plus qu’il ne se perçoit.1 _ 
Le travail du cadre, entre intentions et spontanéité 1 _ 
NA : J’ai très tôt décidé de tourner le film en Alexa Mini. Je connais très bien cette caméra que je trouve légère, compacte, polyvalente et fiable. Sur 35 jours de tournage, 15 se sont tournés à deux caméras. Je cadrais la caméra A et Fanny Coustenoble le Steadicam et la caméra B. 
Dans Divertimento, Zahia est rejetée par les élèves de son lycée qui refusent qu’elle les dirige, et je voulais que la composition exprime sa solitude. Au début du film, les cadres sont fixes, Zahia est la plupart du temps cadrée seule ou perdue dans des plans très larges. Quand elle est filmée au travers d’une vitre ou entre les cordes d’une harpe, ces obstacles visuels évoquent sa difficulté à avancer. Progressivement, l’unité se crée, et la caméra commence à évoluer entre les musiciens avec de légers mouvements de slider, puis des travellings plus amples, puis des plans encore plus énergiques à l’épaule. L’individualisme disparaît au profit du groupe, ou plutôt, ce sont les individualités qui réussissent à coexister pour donner toute sa puissance au groupe. Zahia est cadrée depuis l’orchestre, avec des amorces de musiciens et des brillances d’instruments de plus en plus présentes.

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Un des plans que j’ai préféré cadrer est celui où je tourne autour d’Oulaya, caméra à l’épaule, lors de la dernière répétition de La Bacchanale au conservatoire de Stains. Son énergie, sa joie de diriger l’orchestre, était exaltante, et les découpes placées dans les gradins faisaient flarer l’optique, amenant un élément de magie supplémentaire. 
Le Steadicam a été utilisé pour des moments de rêverie auxquels ni la fixité du lycée ni l’énergie de l’épaule ne nous convenaient : les séquences de danse sur le toit, une déambulation sous un pont, et le concert de fin du film qui est l’apothéose de la cohésion de l’orchestre. Filmer "Le Boléro" avec la fluidité auparavant réservée au rêve était comme une manière d’exprimer visuellement qu’à cet instant, pour Zahia, rêve et réalité ne font plus qu’un. 
Les scènes étaient très rarement découpées à l’avance et le travail de recherche des plans se faisait sur le plateau. Chaque jour, Marie-Castille et moi nous retrouvions sur le décor une heure avant l’arrivée de l’équipe pour discuter de la journée. L’éclairage était toujours assez minimaliste pour préserver la liberté de mouvement des comédiens. Les projecteurs étaient donc essentiellement placés à l’extérieur des décors, ou accrochés au plafond, de manière à pouvoir cadrer dans toutes les directions. Ce dispositif était particulièrement adapté aux scènes d’orchestre car Fanny et moi avions la possibilité d’aller chercher à la volée des réactions de musiciens, qui, pour la plupart, n’étaient pas des acteurs professionnels. Les musiciens jouaient réellement et le son était enregistré en direct, un défi pour Guillaume Valeix, l’ingénieur du son, qui devait trouver comment placer ses micros de manière à obtenir la meilleure qualité sonore sans être dans le cadre ou dans la lumière. Par moments, Marie-Castille s’asseyait à côté des assistants caméra pour leur annoncer les bascules de point. Quand j’étais surprise, je devais composer avec et laisser les bascules guider le cadre, parfois c’était le cadre qui guidait les bascules, dans les deux cas il fallait que l’équipe soit très à l’écoute. Cette spontanéité, plutôt déstabilisante les premiers jours, oblige en fait à une ouverture d’esprit et à une capacité d’adaptation assez captivantes. 

La lumière et les couleurs pour naviguer de l’austérité à l’harmonie 1 _ 
La LUT du film a été créée par l’étalonneur Gilles Granier du Labo Paris. J’avais notamment dans mes références le film Ginger et Rosa, de Sally Potter, filmé par Robbie Ryan, qui joue sur une dualité bleu-vert et rouille qui me plaît beaucoup. Dans Divertimento, deux univers distincts coexistent : l’univers austère, désaturé et contrasté du Lycée Racine et du Conservatoire parisien dans lequel Zahia peine à se faire accepter et respecter, et une ambiance plus accueillante, douce et colorée pour la cellule familiale et le Conservatoire de Stains, lieux où Zahia est encouragée et inspirée. Au fur et à mesure de l’avancement du film, les deux ambiances se rejoignent car Zahia parvient enfin à faire cohabiter les deux mondes en créant son propre orchestre, composé à la fois de musiciens de son lycée parisien et de son conservatoire de banlieue. L’évolution de la saturation est assez franche, et grâce à Delphine Penne, qui s’occupait des dailies, et à Magali Léonard, qui a étalonné le film, les intentions ont vraiment été préservées. L’étalonnage s’est fait en plusieurs étapes à cause de retours en montage, mais j’ai trouvé les pauses très bénéfiques, nous permettant à Magali et à moi de prendre du recul et de revenir avec des yeux neufs à chaque fois. Certaines scènes très découpées étaient particulièrement difficiles à uniformiser, notamment le concert en plein air à la fin du film, tourné en une journée mais censé se passer au coucher du soleil. 
Dans les petits décors comme les salles de cours d’alto ou de violoncelle, nous éclairions surtout en LED, avec des LiteMat et des Aladdin accrochés au plafond, accompagnant la lumière naturelle existante. Dans les grandes salles d’orchestre (Théâtre de la Villette, Théâtre de la Porte Saint Martin, Conservatoire de Stains), nos installations devaient être suffisamment rapides pour se faire en début de journée, et exploiter au maximum l’éclairage déjà présent. Les projecteurs de théâtre étant majoritairement des sources très directes, il nous fallait ruser pour les adoucir. À Stains, l’équipe électricité a construit une soft box géante au-dessus de la scène, en ajoutant quelques Fresnel au trilight de PAR64 déjà existant et en les orientant vers une toile tendue, jupée sur les côtés. Toutes ces sources étaient contrôlées par une console, et des PAR64 autour de la soft box, deux découpes en haut des gradins, et deux Fresnel mobiles sur pied, nous permettaient de faire des ajustements rapides selon les plans. 


Au Théâtre de la Porte Saint Martin, nous avons tourné la séquence de la masterclass au cours de laquelle Zahia se faire remarquer par le maestro Sergiu Celibidache (Niels Arestrup), sur une scène remplie de musiciens et devant un parterre de lycéens. Pour pouvoir changer d’axe sans avoir beaucoup d’ajustements à faire, Marianne a eu l’idée de faire tomber un grand drap blanc à l’avant-scène, à peu près à 4 m de haut, ainsi, lorsque nous filmions les musiciens sur scène, la lumière de nos Fresnel 5 kW accrochés aux cintres et orientés vers le drap était réfléchie vers eux. Lorsqu’on se retournait vers les lycéens, le technicien du théâtre faisait descendre le cintre avec le drap jusqu’au sol, de manière à utiliser les mêmes projecteurs, cette fois en lumière diffuse.

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Enfin, à la Villette, nous avons à nouveau utilisé les PAR64 du théâtre, diffusés et à très faible intensité, et ajouté un puissant HMI en haut des gradins, orienté vers la scène. Pour cette scène d’audition du concours de Besançon censée être très stressante pour Zahia, je souhaitais que la lumière accompagne son ressenti plutôt que chercher un rendu réaliste. J’avais pour référence une scène de Whiplash, réalisé par Damien Chazelle et filmé par Sharone Meir. 

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Dans la chambre des sœurs Ziouani, j’imaginais une lumière ludique et magique. Le jour des repérages, le soleil perçait au travers des stores, projetant des dizaines de petits points lumineux, comme des notes de musique, sur le mur d’en face. L’effet était difficilement reproductible (appartement au treizième étage et contraintes de plan de travail nous empêchant de dépendre du soleil) mais Marianne a proposé d’utiliser un Source Four équipé d’un gobo à trous orienté vers un miroir recouvert d’un patchwork de gélatines, renvoyant des points lumineux colorées sur les rideaux, les murs et les draps.

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À la fin du film, quand Zahia déprime, les points lumineux se mettent à vibrer très faiblement, comme pour l’appeler. Marianne tenait une bouteille d’eau à moitié remplie devant le Source Four et la balançait légèrement. Au départ, cet effet lumineux était la seule pointe de magie prévue pour la scène, mais par hasard, une main est passée dans le champ et Marie-Castille a eu l’idée du plan tel qu’il est dans le film. C’est la main de la vraie Fettouma qui a donné le rythme au tournage de la scène, ce qui la rend encore plus émouvante pour moi ! 

(Propos recueillis par Margot Cavret, pour l’AFC)