Les entretiens AFC au festival "Séries Mania", de Lille

Alistair Little revient sur le tournage des trois premiers épisodes de "True Love", de Chloe Wicks

"Le pacte des (vieux) loups", par François Reumont

Contre-Champ AFC n°353

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"True Love" est une des séries présentées en avant première à Lille dans le cadre du Panorama international. Co-créé par la comédienne et scénariste Charlie Covell ("The End of the Fucking World", sur Netflix) et Iain Weatherby, elle traite de l’euthanasie avec à la fois un suspens et un humour tranchant so British. A la tête de ce projet, la comédienne Lindsay Duncan donne une interprétation pleine de vie et très touchante aux côtés de ses quatre autres partenaires, tous septuagénaires. C’est le directeur de la photographie Alistair Little qui signe les images des trois premiers épisodes sur six, réalisés par Chloë Wicks, venue du court métrage, dont c’est la deuxième participation à une série après "Flatshare" pour la plateforme Paramount Plus. "True Love" a été produit pour la chaîne britannique Channel 4. (FR)

Phil, une ancienne cheffe de la police qui profite de sa confortable mais ennuyeuse retraite, et Ken, un vétéran des forces spéciales divorcé, retrouvent leur vieux groupe d’amis lors d’un enterrement. Lors de la veillée, la nostalgie et l’alcool les poussent à méditer et à conclure un pacte d’amour qui entraînera bientôt des conséquences pour chacun d’entre eux.

Tournés sur 38 jours entre l’hiver et le printemps 2023, les trois premiers épisodes de la nouvelle série de Charlie Covell et Iain Weatherby prennent leur racine dans la région de Bristol, et sur la côte ouest britannique. Alistair Little explique : « Le scénario était à la fois d’une grande finesse et plein d’enjeux très forts. L’amour, la mort, et la rédemption... C’était aussi un sujet qui soulevait beaucoup de questions morales pour le spectateur. Chloë Wicks souhaitait vraiment ancrer le récit dans la réalité mais sans tomber dans un truc lugubre. Au cœur de la série se trouve une histoire d’amour, c’était donc un défi très intéressant de trouver le bon équilibre dans ce ton. Même s’il y a des moments sombres et violents, il était important de ressentir la chaleur et l’amitié entre ces personnages car au fond leurs actions sont motivées par un acte d’amour. »

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Débutant par une scène d’enterrement qui permet de présenter les protagonistes, et ce pacte d’amitié qui se noue, la série s’ouvre ensuite avec l’appel à l’aide de l’un d’entre eux. Le ponton typique d’une station balnéaire britannique servant alors de décor et introduisant le côté marin à venir. Alistair Little détaille : « Cette séquence sur la jetée marque un tournant dramatique. C’est aussi là où le bord de mer apparaît pour la première fois. La demande du personnage de Tom s’effectue en pleine lumière, sur ce ponton. Bien entendu, un décor intérieur et une ambiance plus sombre auraient radicalement changé la scène. C’est un acte de bonté que Tom demande à Phil et à Ken. Et c’est aussi le moment où ces deux-là se rendent compte soudain de la gravité et du sérieux de la situation... Alors qu’ils n’avaient jusque là que copieusement échangé des blagues sur le sujet... »

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Le directeur de la photographie insiste : « Tourner proche du bord de mer, c’est toujours un challenge. D’abord à cause du vent, qui peut être imprévisible et changer de direction très rapidement. Je me souviens que nous avons repéré plusieurs lieux par temps calme, devenus soudain beaucoup plus venteux le jour du tournage. M’empêchant du même coup d’utiliser les cadres et les sources lumineuses que j’avais initialement prévus. L’autre élément à prendre en compte, c’est le coefficient de marée qui s’avère être à Bristol l’un des plus importants d’Angleterre. Le temps d’avoir filmé un axe, on peut soudain se retourner et découvrir que la mer a reculé d’une bonne centaine de mètres dans votre dos. Quand on ajoute à ce cocktail la météo changeante, le raccord n’est pas toujours facile à assurer. Il faut donc accepter ces conditions, et les accidents que ça peut induire - parfois très heureux - et tout savoir exploiter. Si je reprends l’exemple de cette scène sur la jetée, je nous revois arriver sur le décor et découvrir une brume très basse qui enveloppait l’horizon. Et on doit absolument tourner... Sur les plans larges, ça donne littéralement l’impression que le ponton est comme suspendu dans le vide. Un truc bien sûr impossible à prévoir, qui participe beaucoup à l’ambiance unique de cette scène. »

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Questionné sur les références graphiques et les idées qui ont mené l’équipe vers cette image à la fois sobre et très vivante, le directeur de la photographie cite quelques films revus en préparation : « D’abord il y a eu 45 Years, un film de Andrew Haigh (image Lol Crawley), avec Charlotte Rampling et Tom Courtenay où on retrouve ce côté très naturaliste qui nous semblait honnête et vraie. Et puis deux personnages principaux de la même tranche d’âge. Aussi Drunk, de Thomas Vinterberg (image Sturla Brandth Grøvlen), surtout pour cette notion de camaraderie et d’amitié qui parcourt le film. On voulait vraiment retrouver cette ambiance dans "True Love", cette relation passant essentiellement à travers les personnages, sans artifices particuliers à l’image. Je dois citer visuellement aussi Tár, de Todd Field (image Florian Hoffmeister), avec ce côté très sobre de la silhouette de Cate Blanchett en costume noir, qui se détachait toujours de manière graphique tout au long du film. Nos personnages se rendant à plusieurs obsèques, ils sont souvent habillés également de manière sombre, tout comme Phil, elle-même souvent en noir. En matière d’approche lumineuse, on a décidé de partir sur des installations les plus simples possibles, avec souvent une seule source, sans rentrer dans des choses trop sophistiquées. En essayant d’éclairer l’espace autant que possible Comme nous avions déjà travaillé ensemble avec Chloë sur plusieurs courts métrages, on était un peu habitués à cette économie. En un mot, faire le mieux possible avec le moins possible ! Tout étant tourné en décors naturels, avec des endroits vraiment minuscules, où on avait à peine la place de s’installer avec la caméra. La dolly étant souvent hors sujet, et les plafonds parfois très bas, comme dans ce pub à la fin de l’épisode 1 dans lequel les personnages se retrouvent pour une veillée. Là, seules des simples bandes de LEDs Lite Gear pouvaient être dissimulées hors champ, ou derrière des sources de figuration pour les augmenter ou mieux contrôler leurs effets. La taille des sources et leur discrétion était la principale raison de leur choix pour pouvoir couvrir cette scène à cinq personnages. Une scène tournée à une seule caméra, la pièce étant vraiment trop exigüe pour envisager autre chose. »

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Plus tard, l’épisode 1 se conclut avec une scène se déroulant en pleine mer, à bord d’un simple petit voilier où Phil, Ken et Tom se retrouvent. Un challenge pour le directeur de la photographie : « Cette scène sur le bateau a été un vrai défi. Afin de simplifier au maximum la logistique, on s’est installé sur le lac marin de Clevedon (au sud de Bristol), qui a la particularité de donner visuellement sur la baie. Notre bateau flottant sur un fond d’à peine 2 mètres de profondeur. Cette disposition nous permettant d’obtenir un angle d’environ 30° d’arrière-plan exploitable pour simuler la haute mer. Tout le reste étant occupé par la côte, ou la jetée de Clevedon. La proximité du quai me permettant d’installer des cadres de diffusion pour diffuser le plus possible le soleil si besoin, et assurer le raccord. Sachant que chaque axe caméra sur le bateau nécessitait à chaque fois de pivoter l’embarcation pour se retrouver dans ces 30 degrés d’arrière-plan marin.
Bien sûr la météo a été capricieuse, et on est passé régulièrement du soleil aux nuages... Le plus compliqué étant que l’axe était orienté nord, nous obligeant à filmer les personnages avec une lumière de face. L’exact opposé de ce qu’on essaie de faire traditionnellement dans ce genre de scène pour plus facilement contrôler le soleil en contre. Un vrai défi pour les raccords. Finalement j’avoue que je suis assez fier du résultat, et que la continuité fonctionne assez bien sur cette séquence extrêmement importante dans l’histoire... »

Chloe Wicks et Alistair Little - © Clerkenwell Films
Chloe Wicks et Alistair Little
© Clerkenwell Films


Questionné sur son choix de matériel face à ces conditions de lumière naturelle, Alistair Little confie avoir choisi pour la première fois sur ce film la nouvelle caméra Alexa 35, et une série d’optiques Cooke S4. « En ce qui concerne les optiques, je n’avais pas trop de doutes sur la capacité des Cooke sur cette série. Leur légère chaleur et leur naturalisme me plaisaient d’entrée de jeu, et c’était effectivement le bon choix. En ce qui concerne la caméra, j’ai eu l’opportunité d’obtenir une des premières Alexa 35 arrivée chez notre loueur Films@59 à Bristol, et j’ai été très content de son rendu. Sa très grande latitude et son excellente tenue des couleurs en faisaient un outil très précieux face aux conditions de lumière pas toujours complètement maîtrisées. Cette variable se rajoutant à la différence assez extrême de rendu des carnations entre nos deux protagonistes principaux. Pouvoir ainsi profiter d’une amplitude de correction la plus grande possible à l’étalonnage était un atout de taille. »

Questionné sur l’opportunité qu’offre la nouvelle caméra allemande sur les textures d’image (choisies sur le plateau par le DoP, et non pas appliquées ensuite en postproduction), Alistair Little confie ne pas avoir utilisé cette fonction sur "True Love". « J’ai testé les textures fournies par Arri, et j’ai trouvé ça plutôt réussi en projection test. Mais sur ce projet, on a décidé de rester le plus simple et le plus naturel possible en évitant tout effet à la prise de vues. Le plus grand défi étant presque à chaque scène de maîtriser les raccords, et d’offrir une base claire pour la suite de l’histoire. Pour autant, j’imagine tout à fait les utiliser plus tard sur d’autres films, et j’ai même hâte de le faire ! »

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En conclusion, et questionné sur cette expérience de tournage pas comme les autres, avec ce groupe de vétérans de l’interprétation, le directeur de la photographie confie : « C’était un vrai bonheur de travailler avec eux. En tant que directeur de la photo, ça vous rend la vie tellement plus simple ! Quand la pression monte sur le plateau en fin de journée pour finir une scène, sentir que les comédiens vous aident en simplifiant les mises en place et le découpage, c’est précieux. Je me souviens par exemple de la scène d’arrestation au bord de la route par la jeune policière dans l’épisode 1. Lyndsay Duncan (Phil) et Clarke Peters (Ken) ont tout de suite proposé une chorégraphie très simple pour laisser les plans respirer, et moins s’en remettre au montage... Une autre manière d’accompagner encore mieux les spectateurs dans la scène. Cet équilibre entre une jeune équipe, et des comédiens de cette envergure était magique. Apportant avec générosité toute leur énergie et leur expérience au projet. Bien que nos trois épisodes aient été tournés à 70 % à une seule caméra, je dois aussi saluer le travail exceptionnel de Paul Edwards, mon cadreur deuxième caméra, qui s’est également chargé du Steadicam sur quelques scènes. Et puis je suis aussi très reconnaissant à la production Clerkenwell, qui nous a soutenus trouvant les bonnes solutions en équipe. Et qui m’ a fait confiance malgré mon peu d’expérience dans le domaine des séries. »

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)

"True Love" (6x45 minutes)
Production : Clerkenwell Films pour Channel 4
Création : Charlie Covell et Iain Weatherby
Scénario : Iain Weatherby
Réalisation : Chloë Wicks, Cral Tibbetts
Direction de la photographie : Allistair Little, Susanne Salavati.