Les entretiens AFC au festival "Séries Mania", de Lille

Virginie Saint-Martin, SBC, revient sur ses choix pour la mise en images de "Une amitié dangereuse", d’Alain Tasma

"Toutes pour une et une pour toutes", par François Reumont

Contre-Champ AFC n°353

Alain Tasma (plus de trente ans de productions TV à son actif) s’est lancé dans l’adaptation de deux romans historiques de Juliette Benzoni (Marie des intrigues et Marie des passions). Une transposition moderne et féminine du début de règne de Louis XIII, soit quelques années avant la célèbre saga d’Alexandre Dumas... On y retrouve notamment la reine Anne d’Autriche et on y découvre surtout sa meilleure amie Marie de Rohan-Montbazon. Porté par la fraîcheur et l’audace d’un jeune casting international avec à sa tête la pétillante Kelly Depeault, cette série France Télévision est en compétition française à Séries Mania 2024. La directrice de la photographie belge Virginie Saint-Martin, SBC, en signe les images.

L’histoire de deux jeunes filles, que lie une forte amitié : Marie de Rohan-Montbazon, duchesse de Luynes puis de Chevreuse, vive et enjouée, libre de corps et d’esprit, et Anne d’Autriche, reine de France, prude et timide qui, mariée trop jeune et délaissée par son mari, le roi Louis XIII, souffre de neurasthénie. Marie n’aura de cesse de rapprocher le couple royal… dans un premier temps...

C’est comment de tourner sous la direction d’Alain Tasma ?

Virginie Saint-Martin : Alain m’avait proposé sa précédente série ("Le Jeune Voltaire"), mais j’avais dû refuser pour des raisons de planning... Quand il m’a rappelé pour celle-ci, j’étais bien sûr très honorée, d’autant plus que le scénario était vraiment réussi, très moderne dans l’approche d’un film d’époque. J’ai donc tout de suite dit oui. Comme Alain a beaucoup projets à son actif, c’est quelqu’un qui connaît parfaitement tous les rouages et toutes les limites de ce milieu. Par exemple, il sait pertinemment ce qui peut passer en audace de mise en scène ou d’image auprès des diffuseurs, et c’est avec une grande confiance qu’on travaille avec lui. Pour autant, c’est aussi quelqu’un qui n’a jamais perdu sa curiosité, et dont la longue carrière n’a absolument pas rendu paresseux. En un mot, les sempiternels masters et champs contre-champs, c’est pas du tout son truc ! Et même si les traditions de la narration TV à la française ont parfois un côté affreusement didactique, il sait comment les contourner et s’approprier son sujet de manière plus anglo-saxonne...

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Donnez-moi plus de détails !...

VSM : C’est-à-dire qu’on a pas toujours besoin d’expliquer ou de montrer de manière évidente l’action décrite dans le scénario... Que le cadre et le hors champ savent dire les choses seuls. Pour vous donner un exemple, parmi les références visuelles qu’on avait choisies avec Alain sur ce film, il y avait La Favorite, de Yorgos Lanthimos, et ce rapport au grand angle. Je trouve que dans cet exercice-là, on est allé avec lui le plus loin possible dans l’autorisation ! De ce point de vue, travailler avec Alain Tasma, c’est un vrai bonheur. Vous vous sentez en confiance à travers le chemin qu’il a choisi, et l’équipe le suit. Je crois d’ailleurs que c’est l’une de mes plus grandes fiertés sur ce projet d’avoir pu travailler avec mon équipe image française que je connais depuis trente ans, et de les voir parfaitement s’adapter. Pas toujours évident quand on a l’habitude des films d’auteur, aux enjeux très différents de la production télé. Et pourtant, de semaines en semaines, vous voyiez la complicité qui s’installe avec le réalisateur, et peu à peu tout devenait possible. Certes avec un côté un peu bricolé, mais à la fin ça donne vraiment quelque chose de chouette ! C’est tellement important de bien s’entendre sur un film pour la création...

Quel a été l’enjeu principal pour vous ?

VSM : Bien que la série (produite pour France 2) devait à l’origine bénéficier en plus de l’achat d’une plateforme, le deal est finalement tombé à l’eau. Le budget final s’en est ressenti, et on a dû trouver des solutions très concrètes pour pouvoir tout tourner. D’abord le temps - comme d’habitude ! Avec un plan de travail sur 48 jours, soit 12 jours par épisode. Ça peut sembler, à première vue, presque confortable dans le cadre d’une série, mais quand vous devez gérer les costumes, les chevaux et les très nombreux déplacements pour rester dans des prix de décors abordables... ça devient vite un casse tête. L’autre grande décision a été de réduire drastiquement les nuits prévues à l’origine. On est donc partis sur un tournage en jour pour nuit, en trichant tous les intérieurs nuit dans les décors naturels. Comme je voulais quand même un peu de profondeur, et pas me retrouver avec des simples fenêtres borniolées, j’ai décidé d’utiliser une technique à base de grandes toiles de jersey bleu. Un truc que j’avais expérimenté il y a des années sur un autre film (La Femme de Gilles, de Frédéric Fonteyne, en 2004), à l’époque sur de petites lucarnes. Cette fois-ci, j’ai déployé des châssis immenses sur des fenêtres entières de châteaux, c’était un peu de la folie ! Ce tissu m’a permis de faire chuter les découvertes d’environ 5 diaphs, sans avoir à utiliser de gélatine, et sans problème de brillance, tout en profitant de la luminosité du jour. J’avoue que j’ai un peu pris des risques, et comme bien sûr il n’y a pas de vraiment de budget pour les VFX sur ce genre de production... il faut s’assurer de faire un maximum de choses sur le plateau.

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Vous n’avez pas utilisé de sources extérieures ?

VSM : Non, je n’ai pas eu droit aux nacelles, sauf sur le décor du château d’Ancy-le-Franc. Pour tout le reste, on a repéré méticuleusement les entrées de soleil avec la première assistante réalisatrice, Jennifer Perrot, et on s’est débrouillées le plus possible pour tourner avec cette sorte de "nuit américaine" en intérieurs. C’était un vrai casse-tête, comme un atelier de photographe à l’ancienne ! Mais je me suis bien amusée !!!

Comment se déroule le tournage ?

VSM : Alain commence en général toujours par des répétitions sur le décor, seul avec ses comédiens. Ça peut prendre une ou deux heures, et vous n’y êtes pas spécialement conviée - tout du moins pas dans les premiers jours de tournage ! Ensuite on attaque la mise en place et le tournage de la scène, en sachant qu’il débute presque à chaque fois par un plan-séquence, dans lequel ensuite il va découper selon ce qui arrive devant la caméra. Ça peut prendre la forme par exemple d’une autre version du plan, avec un jeu sur le point, et sur le cadre, et on progresse au fur et à mesure dans la scène comme ça.

Donc pas de story-board ou de découpage préétabli ?

VSM : Non, aucun découpage à l’avance. La seule chose que j’ai pu obtenir de lui en préparation, c’est quelques séances de travail où j’essaie d’obtenir de sa part "un dépouillement psychologique" . En un mot, le faire réagir à chaque scène avec des mots-clés, des sentiments ou des références avec l’assistance de la scripte. Rien de technique à cette étape-à, juste de l’émotion que je note et que je répertorie précautionneusement scène par scène dans un grand cahier. C’est une méthode que j’utilise depuis le début, et qui m’est très utile pour découvrir la première fois un metteur en scène. Là, c’était pas gagné d’avance, parce que j’ai tout de suite senti Alain un peu interrogatif et pas forcément convaincu par la méthode. Et puis à la suite de la première séance, il s’est vite pris au jeu, me fournissant tout un tas d’indications très précieuses que j’ai transmises ensuite à toute l’équipe en dupliquant mon carnet manuscrit.

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Un exemple de scène ?

VSM : La présentation du personnage de Marie. Il m’a tout de suite parlé d’un personnage juvénile, éclatant, dont on doit immédiatement tomber sous le charme. Un dessin d’enfant, rayonnant et brillant, une sorte d’Eve sortant de l’eau. Avec ce genre d’indications, moi je pars directement sur des idées de tableaux... Cette scène, où on la découvre alors qu’elle est en train de se baigner dans une rivière, s’est tournée avec beaucoup de simplicité. A peine une semaine après le début du tournage. On était dans le domaine des Forges de Buffon, dans un endroit vraiment ravissant.
Après avoir laissé tomber l’idée un peu convenue d’un plan aérien en ouverture, on s’est tout de suite lancées, Kelly et moi, avec son enthousiasme désarmant. Cette dernière m’accompagnant avec la caméra dans la petite rivière. C’est une actrice d’une générosité et d’une simplicité qui la rend irrésistible. C’était amusant de voir comment elle a participé à cette audace permanente sur le plateau, bousculant toutes les précautions qu’on peut avoir dans les premiers jours, pour donner vie avec éclat à Marie de Rohan. En la filmant, souvent éblouie à l’œilleton, je me suis souvenu de ce qu’Isabelle Huppert disait : « Une caméra aime les gens... ». Je trouve ça absolument flagrant. Et c’est au-delà de la photogénie, une sorte d’autorisation inconsciente qui s’établit entre l’outil caméra et le ou la comédienne. Kelly est tellement vivante à l’écran, elle peut presque tout se permettre. Regardez cette scène dans le deuxième épisode, quant elle a été punie par le roi, puis renvoyée chez son père. Une de ses amies de la cour vient lui rendre visite, et on la découvre se levant précipitamment des latrines pour l’accueillir. Même Alain n’était pas sûr d’oser un truc comme ça. Et bien sûr Kelly l’a pris au mot immédiatement.

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Même si la série a un ton choral au départ, c’est bien elle le personnage principal...

VSM : Le fond du projet, c’est montrer comment les femmes ont fait finalement énormément de politique en périphérie dans ces années-là. Marie a sans doute plus d’un siècle d’avance sur les autres de ce point de vue là. Au bout du compte, elle est presque de toutes les scènes à partir du deuxième épisode.

Vous préférez filmer les situations ou les visages ?

VSM : Moi, je viens du documentaire, et donc la question ne se pose pas. C’est l’autre que je filme avant tout, et pas le décor. La lumière est forcément actrice, comme le disait Charlie Van Damme, mais sur un visage avant tout. Par exemple, quand je fais mes essais, j’essaie toujours de faire tourner la lumière autour pour voir ce que ça produit sur les interprètes. C’est très important, et pas qu’en termes de beauté. Juste parce qu’une incidence peut transformer un visage en quelqu’un d’autre. L’autre chose, c’est que quand vous êtes une femme directrice de la photo, surtout à mon âge, vous êtes peut-être encore plus qu’un homme censée savoir exactement filmer une actrice, même les plus exigeantes. Il y a ce côté "entre femmes, vous vous comprenez !". Bon, à la fois "Une amitié dangereuse" m’a donné pour l’une des premières fois de ma carrière l’opportunité de filmer une jeune fille resplendissante. C’était vraiment super agréable !

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Qu’avez-vous appris ?

VSM : Il y a une chose que j’avais pas beaucoup pratiquée auparavant, c’est le tournage à deux caméras dans le même axe, avec deux valeurs très différentes. Intuitivement j’ai toujours trouvé ça assez moche. Et sur le plateau je me retrouvais souvent confrontée à ce genre de mise en place, qu’Alain affectionne. Ce que je dois reconnaître, c’est qu’après avoir visionné le montage, ça fonctionne très bien ! Bon, c’est pas pour ça que je recommanderais tout le temps cette méthode, mais c’est un truc que j’ai appris sur cette série, grâce à lui ! Je continue à préférer deux caméras pour un champ et un contre-champ.

Un mot sur votre choix de matériel ?

VSM : J’ai choisi de travailler avec la Sony Venice 2, car j’aime beaucoup son rendu de couleur. Bien que j’aie pu essayer quelques autres optiques en prépa, j’ai finalement choisi mon bon vieux zoom Fuji 18-80 Allura qui reste mon outil de prédilection. J’ai vraiment du mal à me passer du zoom pour cadrer, en ayant toujours la main sur la commande sur chaque plan. Quand je ne pouvais pas utiliser le zoom, c’était une série Zeiss Compact Prime qui venait faire l’affaire, avec un excellent raccord entre les deux. Enfin, sur cette série, je me suis permis de sortir quelques filtres dégradés Sunset notamment, guidé par la demande d’origine d’Alain qui voulait donner un côté conte à cette série. Finalement, il a un peu changé de direction à l’étalonnage, en ramenant les ciels vers quelque chose de plus sage... Reste quand même les intérieurs nuit, où j’ai tenté d’utiliser le filtre à l’envers pour renforcer sur le sol l’effet des bougies. Un dégradé sur le sol un peu magique qui demeure et qui m’aide dans les plans larges à donner plus de relief sans avoir à mettre des fausses bougies partout.

Qu’avez-vous utilisé pour tricher les bougies ?

VSM : Ça devient très compliqué d’utiliser des vraies bougies dans les décors naturels pour des raisons de sécurité, à l’exception d’une ou deux en avant-plan. Avec un quelqu’un muni d’un extincteur juste à coté ! Avec la déco, je crois qu’on a essayé toutes les fausses bougies du marché... Hors champ, j’utilisais des boudins Airstar Neofilm de 1,20 m sur un diamètre de 30 cm qu’on disposait généralement au sol, avec la fonction feu proposée par le fabricant. Parfois aussi des Airlite 500 W ou 1 000 W, posés sur pieds ou parfois accrochés quand on le pouvait. Mon chef électro Olivier Dirksens a aussi choisi des ampoules autonomes de la marque Aputure (Accent B7C), qui peuvent aisément renforcer une fausse bougie (hors champ) et qui ont l’avantage d’être sur batteries. Enfin, d’autres tubes autonomes (Astera, Titan ou Helios) étaient souvent dissimulés dans les cheminées pour toujours imiter les flammes.

Vous parliez d’audace, la séquence où Louis XIII voit son épouse le rejoindre au lit à l’issue du bal organisé par Marie ressemble presque à un concert de rock !

VSM : Sur cette séquence, Alain m’a dit : « Je veux qu’elle soit absolument sublime ! ». Et quand je lui ai demandé à quel point, il m’a tout de suite dit : « Il faut qu’il soit ébloui, qu’elle apparaisse en contre-jour ». Là, on part sur quelque chose qui n’est plus du tout réaliste, comme une apparition sur scène dans une lumière dorée. C’est amusant de voir d’ailleurs combien ce truc est passé comme une lettre à la poste lors du visionnage avec la chaîne. Ça résume aussi peut-être bien le pari d’Alain sur cette série, proposer à la fois une adaptation extrêmement documentée, et très fidèle aux personnages et aux faits historiques tout en insufflant dans son récit une dimension moderne. Montrer au spectateur une histoire qu’on pourrait presque vivre maintenant...

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)