Renaud Chassaing, AFC, et le réalisateur Frédéric Tellier reviennent sur leurs choix pour le tournage de "L’Abbé Pierre, une vie de combats”,

Prêtre, soldat, député & chiffonnier, par François Reumont

Après Sauver ou périr et Goliath, deux films inspirés d’histoires vraies, le réalisateur Frédéric Tellier et le directeur de la photographie Renaud Chassaing, AFC, se sont attaqués à un biopic sur un homme au destin exceptionnel, longtemps resté la personnalité préférée des Français. L’Abbé Pierre, une vie de combats raconte donc sur un peu plus de deux heures la vie de Henri Groues, depuis sa formation chez les moines Capucins dans la Drôme (1937) jusqu’à sa disparition en 2007 à l’âge de 94 ans. 70 ans d’une vie hors du commun, incarné à l’écran par un Benjamin Lavernhe dont la voix et l’interprétation sont stupéfiantes. Retour sur le tournage de ce portrait risqué avec Renaud Chassaing. (FR)

Né dans une famille bourgeoise, Henri Grouès a été à la fois résistant, député, défenseur des sans-abris, révolutionnaire et iconoclaste. Des bancs de l’Assemblée nationale aux bidonvilles de la banlieue parisienne, son engagement auprès des plus faibles lui a valu une renommée internationale. Pourtant, chaque jour, il a douté de son action. Une vie intime inconnue et à peine crédible. Révolté par la misère, les inégalités et les injustices, souvent critiqué, parfois trahi, Henri Grouès a eu mille vies et mille combats. Il a marqué l’Histoire sous le nom qu’il s’était choisi : l’abbé Pierre.

C’est quoi un bon biopic ?

Renaud Chassaing : Moi ce que j’attends d’un biopic, c’est pas forcément qu’on me raconte une histoire. C’est la manière dont le réalisateur va s’en emparer, et la vision du personnage qu’il va nous donner. Le dernier que j’ai en tête, et que j’ai trouvé réussi, c’est par exemple le Elvis, de Baz Luhrmann. Un film qui se permet des libertés, et qui échappe du même coup à l’académisme. Ici, le scénario d’Olivier Gorce et Frédéric Tellier aborde la vie de l’Abbé avec beaucoup d’humanisme. On est centré bien entendu sur son altruisme, mais aussi ses contradictions, sans tomber il me semble dans le récit hagiographique. C’est cette manière de traiter l’humanité du personnage sous toutes ses facettes qui m’a convaincu.

Connaissiez-vous bien le personnage ?

RC : Quand on s’est plongé dans la préparation du film avec Frédéric, énormément de documents nous ont été transmis par la fondation Abbé Pierre et Laurent Desmard, ancien secrétaire particulier de Henri Groues nous a même assisté. Personnellement, j’ai découvert avec beaucoup de surprise certains moments de sa vie dont je n’avais absolument pas entendu parler. Par exemple toute cette partie dans les années 1960 où il devient une sorte de star internationale, voyageant dans le monde entier pour faire passer son message de solidarité. Beaucoup d’images d’archives nous aidant sur la reconstitution , que ce soit le choix central de la maison qui va servir à installer la communauté Emmaüs, ou d’autres décors beaucoup plus brefs comme celui du discours public à Paris, directement reconstitué à partir de la photo d’époque. Le film de ce point de vue est très ancré dans la réalité historique.


L’incarnation à l’écran reste la clé de l’exercice, non ?

RC : Oui, et Benjamin Lavernhe nous a tous impressionnés. Son intonation était si troublante, on croyait vraiment entendre la voix de l’Abbé. La scène de l’homélie de Lucie, par exemple, était pour moi un moment incroyable. J’étais vraiment très proche de lui à la caméra, au 35 mm sur ce monologue et l’émotion était très grande. S’est ajouté à l’image le travail de maquillage pour le transformer physiquement. Il a donné lieu à beaucoup d’essais en amont avec Frédéric Lainé, de l’Atelier 69, qui s’est chargé des prothèses et les SFX.

Comment s’est déroulé ce travail ?

RC : En fait, la supercherie commence dès les premières scènes en 1937. Là, on a dû rajeunir Benjamin pour le faire passer pour le jeune Henri Groues de 25 ans. Outre le travail de coiffure et de postiches, la première étape a surtout consisté à lisser les traits en étalonnage avec des outils de postproduction. Ensuite, les prothèses ont pris le relais, avec notamment la partie des années 1960, quand le personnage a la cinquantaine. C’est sur cette étape intermédiaire que l’équilibre a été le plus délicat à trouver, les essais filmés préalables nous ayant permis à la fois à la caméra, au maquillage et avec les outils de postprod, de valider le bon dosage. Bizarrement, la dernière étape de vieillissement, la plus lourde en maquillage (cinq heures de travail en amont du tournage) étant finalement plus simple à photographier. C’est lors de ces essais filmés qu’on a déterminé le choix des optiques, hésitant au départ entre la série vintage K35 Canon et les Signatures Primes de Arri . Le film étant validé en format 2,39 tourné full frame en laissant de côté l’option anamorphique pour pouvoir s’approcher au maximum des comédiens et avoir une vraie liberté en termes de mise au point minimum. Frédéric Tellier est un réalisateur qui s’intéresse beaucoup à la fabrication de son film, et particulièrement à l’image. On a visionné ensemble les résultats des tests au Max Linder et décidé quelle série retenir. Finalement, ce sont les optiques modernes Arri qui ont été choisies, principalement à cause de leur piqué, mais aussi d’un point de vue pratique pour équiper plus confortablement en gamme de focales nos deux corps caméra prévues pour le tournage. Après avoir filmé Benjamin maquillé, on s’est aperçu combien la focale 35 mm fonctionnait à merveille sur son visage, avec une seule contrainte en revanche sur ce type de plan, celle du très grand piqué par rapport aux prothèses. J’ai alors décidé d’utiliser en plus sur ces optiques un filtre Low Contrast 2000 Schneider 1/2 qui a donné une petite patine à l’image. Ce n’est pas vraiment une diffusion mais ça transforme à la demande le rendu des Signature Primes en quelque chose d’un peu Vintage. Les hautes lumières sont soudain un peu éclatées, et le rendu du visage maquillé devenait très crédible.

Renaud Chassaing à la caméra, derrière l'Abbé Pierre (Benjamin Lavernhe) - Photo Jérôme Prébois
Renaud Chassaing à la caméra, derrière l’Abbé Pierre (Benjamin Lavernhe)
Photo Jérôme Prébois


Parfois, vous vous permettez des effets de flou assez marqués autour du personnage...

RC : On avait envie de traduire des moments intimes du personnage en l’isolant franchement du reste de l’image. C’est quelqu’un qui est toujours dans l’action, toujours au milieu des autres, et créer des temps un peu suspendus au cours de l’histoire nous semblait intéressant. On a filmé ces respirations visuelles avec une série de Baby Lens. Les plans étant doublés par sécurité avec la série d’optiques de base du film. Finalement, avec pas mal de culot, Frédéric a carrément conservé au montage des séquences entières tournées avec ces optiques. Pour la petite histoire, certains de ces plans nécessitaient (comme beaucoup dans le film) d’ effets numériques divers (effacements, rajouts d’éléments en relation avec la réalité historique). Et chacun sait que les VFX n’apprécient guère de travailler sur des éléments tournés de la sorte ! Donc, pour ces quelques plans, Arnaud Caréo, du Labo Paris, a spécialement mis au point un plug-in sur Baselight pour émuler l’effet Baby Lens. Aline Conan à l’étalonnage a pu ensuite facilement conformer ces quelques plans truqués à partir des prises doublées avec les Signature Primes...

L’ouverture du film dans l’abbaye des Capucins est très sombre, avec une ambiance presque moyen-âgeuse. On se croirait parfois dans Le Nom de la rose.

RC : Frédéric Tellier est un réalisateur qui me pousse à aller toujours plus loin. Sur le film précédent, par exemple, (Goliath), on avait beaucoup travaillé sur le haut de la courbe, les surexpositions, avec beaucoup d’audace. C’est très plaisant de travailler de cette manière, en se sentant épaulé par la mise en scène. Sur L’Abbé Pierre, c’est exactement l’inverse. On est allé très loin dans les basses lumières, comme sur ce premier bloc de l’histoire. Beaucoup de fumée, des grosses sources placées à l’extérieur, et essentiellement du tungstène. C’est amusant que vous fassiez l’analogie avec Le Nom de la rose car c’est avec Tonino Delli Colli (directeur le la photo du film de Jean-Jacques Annaud) que j’ai fait un de mes premiers films en tant qu’assistant opérateur. À l’époque, j’étais fasciné par sa méthode de travail, notant avec beaucoup de soin toutes ces mises en place lumière à chaque scène. Et je me souviens très bien des Dino Light qu’il affectionnait alors ! Je ne pense pas m’être rappelé de ce classique du cinéma à ce moment-là, mais peut-être bien que la méthode de Tonino m’est revenue inconsciemment. Sinon, j’ai aussi découvert sur cette première partie le Dedolight DPB 70. Un projecteur à rayons parallèles équipé d’une lampe HMI 1 200 W (prise 16 A) qui s’utilise ensuite en réflexion sur une série de miroirs pour diriger le faisceau. Sur la séquence de l’église à Grenoble (au début de la guerre), je l’ai dissimulé derrière un poteau, plaçant un miroir en hauteur, pour tricher une entrée lumière venant de très haut sur Benjamin. Un outil vraiment pratique pour simuler depuis l’intérieur des lumières qui semblent venir de dehors.


La suite du film prend des tonalités plus chaudes, comme lors de la création d’Emmaüs...

RC : Sur ces scènes, j’ai continué à utiliser le tungstène mais en association avec des HMI en réflexion. Toujours pas mal de fumée, et ce travail en basse lumière. L’arrivée des compagnons, le lieu où ils se retrouvent... je voyais ça comme un western.
Et puis pour la troisième partie plus moderne, là, je suis passé à des sources contemporaines LEDs, comme notamment les SkyPanels Arri 360. L’évolution de l’image allant peu à peu vers des ambiances moins saturées, comme le dernier appartement que l’Abbé partage avec Lucie, et ses interventions publiques que tout le monde a encore en tête. Le film dans cette partie rejoint beaucoup d’images captées à l’époque par la télé, et on est dans un travail très différent de l’ouverture. À la toute fin, par exemple, on est même allé faire des plans dans les rues de Paris, tournées au zoom en mode reportage qui s’insèrent dans le film de manière contemporaine.

Parlons également un peu du prologue, où l’Abbé Pierre, seul dans un paysage désertique semble parti dans l’Au-delà...

RC : L’idée était d’évoquer à l’écran l’amour de l’Abbé Pierre pour le désert. C’était également un passionné d’image, photographiant par exemple les étoiles en pose longue comme des archives l’attestent. Frédéric s’est inspiré de ces deux aspects du personnage pour faire ses séquences qui rythment finalement le film jusqu’à la fin. Ce sont les seuls moments où on est complètement dans l’onirisme, et sans lien direct avec la recréation historique. La question de comment tourner cette séquence prévue au crépuscule dans le désert s’est donc immédiatement posée. Tourner réellement dans le désert en nuit américaine a été envisagé, mais c’était vraiment trop compliqué. On s’est donc rabattu sur le studio, sur fond vert, décoré avec des roches en avant-plan. Une solution assez classique, qui nous permettait un ajustement très fin avec la découverte, les étoiles gérées par les VFX. En termes de caméra, c’est la seule séquence qui a était tournée avec le Trinity de Arri, pour donner une sorte de flottement la caméra, tout en effectuant des petits mouvements verticaux qui renforcent encore le côté onirique et suspendu du moment.

Renaud Chassaing, Emmanuelle Bercot et Benjamin Lavernhe - Photo Jérôme Prébois
Renaud Chassaing, Emmanuelle Bercot et Benjamin Lavernhe
Photo Jérôme Prébois


Quelques questions posées au réalisateur Frédéric Tellier...

C’est quoi un bon biopic pour vous ?

Frédéric Tellier : Mes films précédents étant tous adaptés d’histoires vraies (Goliath, Sauver ou périr), l’idée de mettre en scène un film biographique était donc dans l’air. Mais je souhaitais avant tout trouver le bon sujet. C’est-à-dire celui qui a autant d’intérêt sur le fond que sur la forme... Et l’Abbé Pierre était je pense le personnage idéal pour ça. Proposer un grand spectacle de cinéma et en même temps un sujet qui nous marque et nous fait réfléchir, dont on continue de parler après la projection... C’est peut-être bien la seule recette du bon biopic : un sujet et une histoire.

Était-ce une grande responsabilité en rapport à ce qu’il représente en France ?

FT : Oui, évidemment. L’Abbé est un homme qui nous a quittés il n’y a pas si longtemps, et qui est encore très présent dans la mémoire collective. Raconter 70 ans de sa vie résumés en deux heures de film était un exercice vertigineux ! Car par nature un peu faussé dès le départ. J’avais conscience que choisir les parties saillantes de ce parcours en les filmant de telle ou telle manière donne une certaine couleur aux événements. Par exemple, reconstituer à l’écran l’appel de 1954 était un gros stress en tant que tel ! Le choix très simple du plan-séquence ou découpage sophistiqué et époustouflant était, je me souviens, une vraie question. Parallèlement, décrire ces 40 ans partagés avec cette magnifique Lucie Coutaz étaient d’autres moments, certes plus secrets, mais tout autant chargés de responsabilité. Faire découvrir l’Abbé au-delà de ce qu’on croit connaître de lui était un gros challenge.

Pourtant, à la vision du film, on semble voyager depuis la fiction vers la réalité...

FT : C’est vrai que je me retrouve en tant que cinéaste à travers ce trajet. Particulièrement sur ce film où la ligne de force narrative part de moments, disons, très cinématographiques comme la guerre, ou encore cette ouverture dans le monastère ; pour aller peu à peu vers le réel, le contemporain, l’intime. Comment être proche des personnages, au milieu des grands faits historiques que le film va traverser ? Proposer une simple transposition à l’écran de ce qu’on peut trouver au sujet de l’Abbé Pierre sur Internet, ça ne m’intéressait pas. Je ne vais pas au cinéma pour ça et j’imagine que c’est pareil pour les spectateurs. Ma préoccupation centrale était donc de transmettre au spectateur ce que le personnage a pu ressentir à chaque moment choisi de sa vie. Faire un film avant tout sensoriel. Par exemple le froid, presque oublié de nos jours. Mais qui était quotidien dans les années 1950. La majorité des Français ne connaissaient pas le confort du chauffage central. On a cherché avec Renaud une idée graphique, une façon de filmer, pour transposer ça à l’image par exemple.


Autre scène très sensorielle - et pour le coup très fictionnelle -, celle sous les étoiles qui sert de fil rouge à la narration...

FT : Une séquence en fait pas du tout fictionnelle. Au contraire. Quand j’ai eu accès aux documents d’archives en écrivant le scipt, j’ai remarqué sa passion pour le désert qu’il partageait avec François Garbit, son ami d’étude mort au cœur de la guerre en 1941 en Syrie. Il y était beaucoup allé, l’avait aussi photographié et en avait même ramené des pierres disposées chez lui. Un lieu qui était pour lui source d’énergie, propice à la méditation, au repos intérieur. Une scène effectivement très sensorielle, construite autour d’éléments factuels. On a tourné cette séquence entièrement en studio sur fond vert, puis on a tout reconstitué en postproduction, en trucages numériques, à partir de photos de ce désert, et en particulier de l’endroit dans le Hoggard où il était précisément allé.

On peut même penser à l’Islande, ou à une autre planète...

FT : Oui, vous avez raison, ça ne ressemble presque pas à un désert à première vue. On pense plus à une sorte de no mans land magnifique... ce qui va plutôt bien avec son état d’esprit dans cette scène. Je parle volontairement d’ailleurs assez peu de religion dans le film, et ces séquences d’introspection permettent d’évoquer sa foi, la foi, au sens très générique du terme. Un moment de recueillement avec lui-même qui me semblait fidèle à son personnage.

(Propos recueillis par François Reumont, pour l’AFC)

L’Abbé Pierre, une vie de combats
WY Productions : Wassim Beji
Directeur de production : Antonio Rodrigues
Réalisation : Frederic Tellier
Directeur de la photographie : Renaud Chassaing, AFC
Décors : Nicolas de Boiscuillé
Costumes : Charlotte Betaillole
Son : Antoine Deflandre
Montage : Valérie Deseine
Musique : Bryce Dessner
Premier assistant réalisateur : Christian Alzieu
Maquillage SFX : Atelier 69 – Frederic Lainé
Maquillage/Coiffure : Flore Masson et Milou Senner