La Morsure

Avec La Morsure, Romain de Saint-Blanquat a écrit un film à deux facettes. La plus évidente, c’est celle du film fantastique, à la manière de ceux du début des années 1970, où le surnaturel est très subtil et peut être juste une impression dans la perception des personnages. Un peu comme Don’t Look Now, de Nicolas Roeg, où l’essentiel du spectaculaire réside dans l’atmosphère plutôt que dans le récit.

Et puis il y a une facette plus moderne, qui est un récit intime, documentant les sensations adolescentes de manière bien plus contemporaine. La stylistique fantastique et le film d’époque dans La Morsure ne sont qu’un verni au thème profond du film, bien plus quotidien et universel, du passage à l’âge adulte.

J’étais à la recherche d’un effet de réalité, pour dépeindre l’époque du film, je voulais que la palette semble absolument juste, notamment pour les scènes des jours, qui sont les moins artificielles, dans une énergie de cinéma direct. J’ai beaucoup pensé à Kes, de Ken Loach, pour la palette colorée. Je suis fasciné par sa pauvreté et en même temps sa beauté, par la cinégénie des visages, loin pourtant des canons colorimétriques contemporains.

Romain de Saint Blanquat voulait aussi une manière particulière d’éclairer les visages et les nuits. Accident, de Joseph Losey, que nous avons vu ensemble, nous avait particulièrement impressionné, parce qu’il y avait une précision, une grâce et en même temps une grande violence dans la mise en scène de la lumière.

"Kes", de Ken Loach (1969) - Photographié par Chris Menges - Photogrammes
"Kes", de Ken Loach (1969) - Photographié par Chris Menges
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"Accident", de Joseph Losey (1967) - Photographié par Gerry Fisher - Photogrammes
"Accident", de Joseph Losey (1967) - Photographié par Gerry Fisher
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Dispositifs et artificialité

Nous avons très vite voulu inventer des manières de faire qui insufflent de l’étrangeté et une forme de différence dans l’image. Compte tenu de notre économie et de la brièveté du tournage (24 jours), il fallait profiter de chaque difficulté de fabrication pour inventer des dispositifs qui singulariseraient le film.

Nous avons tout de suite écarté le tournage en film qui, même s’il est tentant lorsque l’on cherche un peu de maniérisme dans l’image, aurait précisément représenté un conservatisme onéreux et pas assez productif esthétiquement. L’abondance de nuits donnait très envie d’une caméra avec un double ISO, et après quelques tests, c’est la RED Gemini qui s’est avérée la plus performante en Super35. Cela tombait très bien, c’était aussi la moins chère. La fabrication d’une palette par des moyens de Color Science numériques me semblait pouvoir nous rapprocher d’avantage de nos objectifs esthétiques.

La versatilité d’un tournage en numérique nous semblait également ouvrir une porte à bien plus de créativité. Par exemple, le scénario posait des difficultés dès la première page avec les scènes de rêves qui étaient très riches et supposaient beaucoup de tournage.
Romain m’a montré quelques films de Peter Tscherkassky (Outer Space est visible en ligne ici), et nous avons décidé de faire des séquences de rêve de petites séquences expérimentales. Nous avons utilisé essentiellement des chutes de rushes du film et avons tourné des plates de forme abstraite, de flammes ou de texture pour permettre le compositing de beaucoup de couches de rushes en même temps.
J’ai par exemple tourné des heures d’iris faites à la main avec un gant noir sur un fond blanc pour servir de contre-cache sur d’autres rushes.
Ensuite c’est Adrien Fonda, monteur et réalisateur de films expérimentaux, qui a assemblé ces fragments, avec une grande inventivité, pour faire ce début de film bien plus explosif qu’une séquence plus conventionnelle que nous aurions laborieusement tournée.

Cette logique d’artisanat nous l’avons reproduite à chaque séquence d’effet. La longue séquence de discussion en voiture est entièrement tournée en vidéo projection, ce qui nous permettait une maitrise de la lumière sur les visages, pour artificialiser légèrement la scène, et une parfaite continuité de l’ambiance lumineuse. Nous avons été beaucoup aidés par TSF et Aurélien Taquet pour la réalisation des plates, avec un Rig de 6 Komodos, qui a permis de faire des plates absolument raccords en lumière, vitesses, etc.

Le feu dans la chapelle, à la fin du film, posait de sérieux problèmes de faisabilité lui aussi, à cause de l’accès au décor, de sa protection, et du coût de l’ensemble. Si bien que pour les plans extérieurs nous avons opté pour un feu uniquement fabriqué avec des projecteurs et de la fumée. En plus d’être beaucoup plus facile à mettre en place, nous trouvions aussi le principe bien plus proche de notre idée onirique pour cette séquence.

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De manière générale les nuits posaient des problèmes parce que la taille et le nombre de portions de forêt à éclairer semblait hors de portée pour nous. Et c’est en nous disant qu’il faudrait avoir des sources mobiles pour éclairer que l’on a commencé à réfléchir à utiliser un drone lumineux.

J’avais pu apprécier l’effet dans un clip de Feu Chaterton (Ginger, réalisé par Elie Gattegno). Et ça semblait pouvoir produire des choses intéressantes. Comme il nous fallait par ailleurs habiller d’une atmosphère singulière cette déambulation en forêt, je suis allé faire des tests avec la société Drone Contrast, à Tours. Ces derniers ont fabriqué plusieurs drones permettant d’embarquer environ 1 000 W LED, avec plusieurs directivités possibles.

Le cadreur devient alors "poursuiveur", dirigeant l’orientation du projecteur, tandis que le pilote place la source dans l’espace. C’est bien plus difficile à diriger qu’un drone caméra, où le retour vidéo nous indique bien si on a le cadre voulu. Avec la lumière, on s’échine à commenter l’effet en direct et à discuter de la position et de l’orientation d’un projecteur que l’on voit à peine parce qu’il est bien au dessus de la cime des arbres. Cela étant dit, l’effet est saisissant, et dès que le drone bouge de quelques mètres c’est toute la forêt qui semble vivante. Mais pour capter cet effet à un niveau satisfaisant, les 3 200 ISO de la Gemini et une série GO pleine ouverture étaient absolument indispensables, tant les 1 000 W étaient peu de choses rapportés à la surface couverte.

A ces niveaux photométriques, il devenait assez facile de compléter l’effet du drone avec de l’ambiant, et quelques projecteurs LED placés très loin suffisaient à doucher toute la forêt et à nourrir un peu la pénombre.

Le drone nous a complétement libéré en termes de mobilité. Faire marcher les acteurs sur des dizaines de mètres n’était plus un problème. On s’en est aussi servi pour éclairer des portions de forêt inaccessible à des véhicules techniques, en faisant voler le drone de manière stationnaire, un peu comme un ballon pilotable et télécommandé.

Cependant, l’usage du drone compromettait fortement le son direct, et nous devions faire le choix d’un post-synchro quasi garantie avec François Abnelnour, le chef opérateur son. Il nous a accompagné dans ce choix avec beaucoup de bienveillance, tant nous aimions l’effet lumineux, et a si bien travaillé que tous les directs ont pu être utilisés, je le remercie chaleureusement pour son travail.



Quelques plans à voir en mouvement, évidemment, où les ombres portées se déplacent, rendant toute la forêt étrangement vivante - Photogrammes
Quelques plans à voir en mouvement, évidemment, où les ombres portées se déplacent, rendant toute la forêt étrangement vivante
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Palette et Texture

Poursuivant l’idée de fabriquer une émulsion numérique un peu 1970’s pour le film, j’ai été très aidé par Laurent Ripoll, mon partenaire pour l’étalonnage et le look. Il avait travaillé quelques temps plus tôt sur un documentaire sur Jacques Tati (Jacques Tati, tombé de la lune, de Jean-Baptiste Péretié). A cette occasion il avait pu travailler sur les scans 4K des essais filmés de Playtime. La découverte de ces images a été un enchantement, parce qu’elles nous donnaient accès à des mires filmées avec un négatif contemporain de l’époque à laquelle se déroulait notre histoire.




En les regardant j’ai retrouvé des typicités proches de ce que j’aimais dans Kes : des saturations assez faibles et des couleurs très saturées extrêmement rentrées et denses, des rouges très profonds, des verts vraiment très froids et très compressés. Les courbes de dominantes sont très prononcées avec des basses bleues, du magenta dans les tons de peau et du jaune vert dans les hautes, etc.

Avec ces quelques images nous avons eu des directions solides pour construire une émulsion avec Diachromie (outils de création de look que je développe avec Olivier Patron, DIT, et Paul Morin, DoP). Il ne s’agissait pas de mesurer précisément les couleurs chez Tati mais de s’en inspirer pour fabriquer une palette d’époque.


Rendu Aces/Rendu Aces+Look Diachromie inspiré des essais de "Playtime"
Rendu Aces/Rendu Aces+Look Diachromie inspiré des essais de "Playtime"


Aussi, dès les premiers essais tournés, j’avais une émulsion à afficher, c’était important pour le maquillage et les costumes tant les dérives colorées sont importantes dans ce look. La courbe de contraste, assez rentrée dans les hautes, était déterminante pour pouvoir éclairer avec des Fresnels en direct, pour retrouver ce sentiment qu’on peut avoir en film que le support "boit" la lumière, et assumer des effets très forts.

Ce look nous a accompagné pendant tout le tournage, nous l’avons un peu repris à l’étalonnage définitif mais de manière assez marginale. Il a rendu le travail de finitions extrêmement simple et fluide, l’identité colorée du film parlait pour elle-même, il n’y avait qu’à suivre les plans.
C’est sur le plan texturel que je me suis permis un peu de conservatisme dans le choix des outils. Je voulais tourner le plus possible en Cooke S3 qui sont parmi les seules optiques qui étaient déjà employées telles quelles dans les années 1960. Leur vignettage en définition et l’épaisseur du flou est assez inimitable. Cependant, leur ouverture ne me permettait pas de faire les nuits comme on l’envisageait, et j’ai utilisé des Zeiss GO, tout de même plus récentes, pour tous ces moments qui exigeaient une grande ouverture.

Le vignettage flou des Cooke S3 - Photogramme
Le vignettage flou des Cooke S3
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Lumière et espace

Avec Rémy Pigeard, chef électricien, nous avons profité des essais filmés pour essayer toutes sortes de sources Fresnels LED. Romain de Saint-Blanquat voulait des effets directs comme on en trouve dans Accident, mais ils demandent une grande précision de réglages et, en vérité, un temps que nous n’avions pas. En ayant une liste de Fresnels presque uniquement LED, nous pensions retrouver un peu d’agilité dans les réglages et cela nous semblait déterminant. Nous avons essayé à peu près tous les fresnels LED disponibles à ce moment-là, Evoke, Q10, Alpha 300, Arri L5-L7, Aputure...

Éclairer presque uniquement en Fresnel nous a demandé une sorte de réapprentissage, et beaucoup de doutes aux débuts. Mais très vite un très grand plaisir est apparu dans le fait de sculpter des effets tout à fait picturaux, d’accompagner chaque projecteur d’une nuée de drapeaux, et d’imposer des contraintes de positions aux comédiens.

Cette idée d’avoir une mise en scène assez dessinée, des positions précises et une certaine sobriété de découpage était tout à fait assumée par Romain qui cherchait parfois une forme de distance ou de détachement dans le jeu des comédiens. Le plus difficile dans cette recherche c’est évidemment le temps nécessaire et relativement incompressible qu’il faut pour rigidifier spatialement les scènes, en les travaillant avec les comédiens. Malgré un dispositif lumineux souvent un peu lourd, il fallait laisser le plus de temps possible au travail de mise en scène. C’était une vraie course de tenir ces engagements esthétiques dans le temps disponible.

En fait ce qui saute aux yeux dans le cinéma qui servait de référence à Romain pour ce film, c’est le temps dont disposait les équipes techniques et artistiques pour construire et tourner les scènes. Cela permettait d’inventer à chaque séquence une manière d’occuper l’espace tout à fait originale.
Dans nos films contemporains tournés en moins de 30 jours, si on peut faire énormément de choses très sophistiquées techniquement, on est poussé à une mise en scène naturaliste parce que l’on manque fatalement de temps pour déconstruire notre rapport préconçu aux séquences et à l’espace.

Tourner La Morsure a été une expérience très riche, on y a expérimenté beaucoup de choses et cela n’a été possible que grâce à une préparation très longue, et beaucoup de curiosité et de bienveillance de la part de la production pour toutes nos envies d’expérimentation.

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  • Bande-annonce officielle :

    https://youtu.be/LCPDSTbFohE?si=4fJ7FKyGmJEGqK8E

Équipe

Première assistante opératrice : Adèle Maurin-Bonini
Deuxième assistante opératrice : Claire Bouchard
Chef électricien : Rémy Pigeard
Chef machiniste : Robin Gaillard
Etalonnage : Laurent Ripoll

Technique

Matériel caméra : TSF Caméra (RED Gemini, séries Cooke S3 et Zeiss GO)
Matériels lumière et machinerie : TSF Lumière et TSF Grip
Postproduction : Label 42

synopsis

1967, pendant le Mardi gras. Françoise, pensionnaire d’un lycée catholique, fait un cauchemar où elle se voit brulée vive. Persuadée qu’il ne lui reste qu’une seule nuit avant sa mort, elle fait le mur avec son amie Delphine pour vivre cette nuit comme si c’était la dernière.