Manaki Brothers 2023 vu par Gertrude Baillot, AFC


C’est grâce à Céline Bozon qui m’a proposé d’y animer sa Master Class Leitz, et grâce à l’AFC, que j’ai pu voler pour la première fois vers le Manaki Brothers International Cinematographers’ Film Festival. Bien que ce soit là sa 44e édition, ce festival est peu connu en France.

Pour s’y rendre, on atterrit à Skopje, capitale de la Macédoine du Nord, puis une navette nous emmène en deux heures de route jusqu’à la ville de Bitola. C’est donc en traversant les vignes des monts des Jakupica que j’ai commencé à rencontrer les premiers festivaliers. Pour mon grand bonheur, je me suis retrouvée assise à côté du chef électricien et gaffer Stéphane Bourgoin.

Photos Gertrude Baillot

Nous ne nous étions pas vus depuis... une paire de dizaines d’années, et Stéphane m’a notamment régalé par le récit de son expérience récente de tournage avec David Fincher : la précision millimétrique de l’homme, la manière dont il conçoit et même écrit son film en ayant tous les détails techniques en tête, focale et diaphragme de chaque plan inclus.

Arrivés à Bitola, nous avons été conviés à la cérémonie d’ouverture précédée d’un cocktail qui se tenait aux pieds d’une montgolfière que j’ai vue gonfler, mais jamais s’envoler. Ma grande préoccupation du moment était de trouver quelqu’un de compétent pour m’aider à changer pour la première fois un pansement compressif que j’avais à la main gauche, car deux jours plus tôt, je m’étais coupé un bout de doigt. Alors que nous patientions sur le tapis rouge pour une séance de photos, l’épouse de Jean-Marie Dreujou m’a indiqué une possible solution : une pharmacie ouverte de l’autre côté de la rue. Céline a eu la gentillesse de m’accompagner, et c’est ainsi que nous avons toutes les deux raté les photos officielles.

Romain Lacourbas, AFC, sur le tapis rouge avec le jury Fiction de cette 44<sup class="typo_exposants">e</sup> édition du festival
Romain Lacourbas, AFC, sur le tapis rouge avec le jury Fiction de cette 44e édition du festival
Raquel Fernandez Nunez, AEC, sur le tapis rouge avec ses consœurs - Photos officielles Manaki Brothers
Raquel Fernandez Nunez, AEC, sur le tapis rouge avec ses consœurs
Photos officielles Manaki Brothers
Gertrude Baillot, AFC, sur la chaise de la pharmacie - Photo Céline Bozon
Gertrude Baillot, AFC, sur la chaise de la pharmacie
Photo Céline Bozon
Avant
Avant
Après
Après

Toute ma gratitude à la généreuse et patiente pharmacienne qui s’est employée à m’aider à décoller ce bandage qui avait adhéré à la plaie. Un flacon d’anesthésiant local plus tard, c’est donc le doigt plus discrètement pansé que j’ai pu assister à la Cérémonie d’ouverture du festival.
Chaque année, deux directeurs de la photographie sont plus particulièrement mis à l’honneur pour l’ensemble de leur carrière. Cette année c’était tout d’abord Peter Biziou, BSC, qui s’est vu remettre une Caméra 300 d’or pour l’ensemble de sa carrière dès l’ouverture du festival. Comme il a éclairé un long métrage adapté de l’album "The Wall", des Pink Floyd, la cérémonie a démarré sur un cœur d’enfants interprétant la chanson titre de l’album et se terminant par une spectaculaire "chute du mur" du fond de scène derrière lequel jouait une troupe de circassiens. L’équipe du festival et la mairie de Bitola avaient organisé la soirée en grand, ce qui est à l’image de la générosité de l’organisation, de l’accueil, et de l’ensemble du programme de la semaine.

Photo Gertrude Baillot

Le premier matin a commencé très fort pour moi, car j’ai participé aux côtés de Céline et de cinq autres directrices de la photographie à une table ronde intitulée : "Voices of Empowerment : Women Filmmakers Unveil their Journeys, Challenges and Triumphs". Cette rencontre était organisée par la très dynamique et solaire Vika Safrigina, productrice freelance et ambassadrice du festival, et animé par le directeur photo et réalisateur macédonien Samir Ljuma, MSC. Le panel était composé des directrices de la photographie Ula Pontikos, vice-présidente de la BSC, Elen Lotman, présidente de l’Estonian Society of Cinematographers ESC, Bojana Andriс́, vice-présidente de la Serbian Society of Cinematographers SAS, et vice-présidente d’IMAGO, Erika Addis, présidente de l’Australian Cinematographers Society ACS, Céline Bozon et moi-même pour l’AFC, et de la cadreuse polonaise Agnieszka Szeliga, ACO.

Photos Manaki Brothers

C’était important pour moi de présenter le collectif Femmes à la caméra (FALC) dans un tel cadre. J’étais très impressionnée d’être assise avec ces opératrices, du fait de leurs parcours professionnels, mais aussi parce qu’elles maitrisaient toutes très bien l’anglais. Je comprends bien cette langue internationale, mais je n’ai que rarement l’occasion de la parler. Cela s’est délié au cours du séjour, mais ce matin-là, j’étais terrorisée à l’idée de prendre la parole dans cette langue en public. Le micro était secoué du tremblement de mes mains à chacune de mes interventions, et j’ai failli m’asperger en voulant boire un peu d’eau. Mais le public était bienveillant, et si mon anglais hésitant m’a valu quelques moqueries d’un de mes camarades français, j’ai été réconfortée par plusieurs personnes d’horizons différents qui m’ont dit avoir été touchés par le contenu de mes interventions (qu’elles avaient donc compris malgré tout !). Cette table ronde sera bientôt en ligne, et j’encourage à la regarder notamment pour la qualité des interventions d’Elen Lotman.
Il y a une très faible représentation des femmes dans le monde du cinéma des Balkans, et par ailleurs l’homophobie y est toute aussi puissante que dans le reste de la population. Pourtant le festival était cette année très mixte, avec un bon nombre de femmes DOP présentes, sélectionnées, et une présidence féminine du jury Fiction en la personne de la directrice de la photographie italienne Daria d’Antonio.

Après cette première table ronde, j’ai renoncé à l’expédition dégustation de vins locaux proposée par le festival pour pouvoir préparer mon intervention du lendemain : la conférence Leitz intitulée "Céline Bozon’s recent work". C’était encore là pour moi une première expérience. Nous nous connaissons depuis La Fémis, et j’ai suivi de près la filmographie de Céline au fil des années. Elle vient de terminer son quarante-troisième long métrage. Elle ne s’est jamais départie de l’exigence de ses débuts. Cette précision, conjointe à son goût pour l’expérimentation et à sa solidité naturelle sont à mon avis les raisons principales pour lesquelles autant de cinéastes talentueux veulent l’avoir auprès d’eux pour photographier leurs films.
Céline avait choisi des extraits de films qu’elle a photographiés ces dix dernières années, et ils avaient été envoyés sur place en qualité DCP grâce à Tommaso Vergallo et à Noir Lumière. Nous nous sommes beaucoup basées sur la Master Class de Céline animée par N. T. Binh au festival Chefs Op’ en Lumière, à laquelle étaient ajoutés des extraits de La Bête dans la jungle, de Patric Chiha.
Pour pouvoir parler plus en finesse de son travail, Céline et moi avions demandé la présence d’une traductrice. Mais celle-ci ne connaissant pas le vocabulaire spécifique à notre profession, elle ne traduisait pas les détails que justement nous espérions pouvoir ainsi faire passer. Nous aurions mieux fait de faire l’ensemble en anglais (avec peut-être seulement la traductrice en soutient). Si je suis de nouveau amenée à animer une Master Class, je changerai ça, et quelques autres détails… (Je crois que je ferais tout différemment en fait !)

Photo Manaki Brothers
"La Bête dans la jungle", réalisé par Patric Chiha et photographié par Céline Bozon, AFC
"La Bête dans la jungle", réalisé par Patric Chiha et photographié par Céline Bozon, AFC

Après ces deux épreuves, j’ai pu me consacrer au seul plaisir de voir beaucoup de films différents et d’échanger avec leur directrices et directeurs de la photographie. Je retiens aujourd’hui :
Le rare et puissant Anqa, de Helin Çelik, photographié Raquel Fernandez Nunez, AEC. Film documentaire poignant sur des femmes enfermées. La bande-annonce donne une idée de l’exceptionnelle qualité formelle et de la force de chaque rare phrase prononcée au cours du film. Anqa et le travail de Raquel m’ont beaucoup marquée.

Une image de "Anqa"
Une image de "Anqa"
Une image de "The Sleeping Beast"
Une image de "The Sleeping Beast"

Le très beau et troublant The Sleeping Beast, de Jaak Kilmi, photographié par Elen Lotman, ESC. Le film ayant aussi séduit François Reumont, il s’est entretenu à ce sujet avec Elen Lotman.

Guillaume Le Grontec, AFC...
Guillaume Le Grontec, AFC...
... devant son public - Photos Gertrude Baillot
... devant son public
Photos Gertrude Baillot

Lors d’une même soirée, trois films sur l’amour m’ont plu :
Le sensible A Short Trip, de Erenik Beqiri, photographié par Guillaume Le Grontec, AFC. Guillaume a fait là un travail sur la simplicité. La caméra y est sensible, les textures et la lumière y sont douces. Ce qui m’a aussi touchée avec ce film, c’est que non seulement Guillaume, mais aussi son réalisateur, Enerik l’avait accompagné à Bitola : « Parce que Guillaume m’a accompagné à Venise, je devais bien l’accompagner à Bitola ! ». Guillaume m’a expliqué la grande place que ce jeune réalisateur lui laisse au tournage, mais aussi au montage, tout comme la monteuse était présente au tournage. Le film et sa narration se sont donc vraiment construit à trois.

Ce court métrage était suivi de Past Lives, de Celine Song, photographié par Shabier Kirchner. Le film est à l’image de sa réalisatrice coréenne et new-yorkaise, et du cinéma de ces deux horizons : sentimental et cérébral à la fois ! Sous l’influence de ce duo de références, la réalisation était très classique, mais j’ai aimé la douceur, la tenue et la sobriété de l’ensemble, ainsi que l’intelligence des parties dialoguées.

Puis, dans la foulée était projeté Time’s Up, de Camille Lugan, photographié par Noé Bach, AFC. J’ai été particulièrement séduite pas le jeu de la comédienne principale, mais aussi des seconds rôles. Noé a réalisé de belles lumières nocturnes urbaines, et un découpage très varié sur les séquences à vélo.

Enfin, si mon emploi du temps me le permet, j’aimerais dans un prochain article parler plus longuement de l’émouvante et très détaillée présentation que la directrice de la photographie Bojana Andriс́a, SAS, a faite de son travail minutieux de reconstitution des lumières de l’ex-Yougoslavie des années 1970 pour le film Trail of the Beast, de Nenad Pavlović.
J’avais déjà rencontré Bojana Andriс́ lors de la table ronde entre directrices de la photographie d’Europe que nous avions organisée avec Femmes à la caméra lors de l’AFC Event de janvier 2022. J’ai été heureuse de la retrouver à l’occasion de cette édition du Manaki Brothers Festival, et j’ai été très touchée de la générosité et de la passion qui transparaissaient dans sa présentation de ce film qui lui tient beaucoup à cœur. En voici la bande-annonce.


https://vimeo.com/786598249
Photo Manaki Brothers

Mon dernier jour là-bas, le 4e du festival, j’ai pu me promener un peu dans Bitola, et le lendemain matin, c’était fini pour moi : bye bye Bitola et son chaleureux festival !

Photos Gertrude Baillot

https://vimeo.com/880456595