Où l’"American Cinematographer" s’entretient avec Denis Lenoir, AFC, ASC, à propos de son travail sur "Eden", de Mia Hansen-Løve

par Denis Lenoir La Lettre AFC n°255

Dans son numéro de juin 2015, le magazine American Cinematographer publie un article intitulé "Trapped in a Groove (Pris les pieds dans le sillon)" dans lequel Iain Stasukevich s’entretient avec le directeur de la photographie Denis Lenoir, AFC, ASC, au sujet des choix techniques et esthétiques qu’il a été amené à faire pour le tournage du dernier film de Mia Hansen-Løve, Eden. Nous vous proposons ici de lire une traduction du début de cet entretien.

Comment avez-vous été amené à travailler sur ce film ?

Denis Lenoir : Mia est une vieille amie, je l’ai rencontrée elle avait dix-huit ans, elle jouait dans Fin août début septembre, d’Olivier Assayas, dont j’étais le directeur de la photographie. Elle a fait appel à d’autres chefs opérateurs pour les trois premiers films qu’elle a réalisés, mais pour celui-ci elle m’a demandé à moi. Elle souhaitait faire le film en argentique, mais des contraintes budgétaires l’en ont, nous en ont empêché.

Quel système de caméra avez-vous utilisé ?

DL : Mon expérience du numérique a pratiquement toujours été en Alexa, et à moins d’une demande particulière je ne vois pas de raison d’utiliser autre chose, un peu comme si, au temps de l’argentique, on envisageait pour un projet particulier de filmer en S 16 ou Super 8 mais le reste du temps filmait en 35 sans se poser de question. La question que je me pose en revanche à chaque fois, c’est de tourner en ProRes ou en ArriRaw, et pas seulement à cause de la différence de coût, mais aussi de la plus ou moins grande lourdeur du workflow.
Je me souviens avoir fait des tests comparatifs et avoir vu une différence, mais n’avoir pas détesté la texture du ProRes. Je trouve cette différence si petite que, à condition bien sûr que j’expose correctement et que je ne me piège pas moi-même, la différence ne justifiait pas à mes yeux le surcroît de coût, de temps et de lourdeur. Nous avons donc tourné en ProRes 4:4:4:4 à 2,8K (Eden a été tourné sur une Arri Alexa Plus, en enregistrant sur des cartes SxS à 2 K ProRes 4:4:4:4 en Log C).

Quels objectifs avez-vous utilisés ?

DL : Sur presque tous les films que je tourne, j’utilise une légère diffusion, mais sur celui-ci je voulais n’en utiliser aucune car je savais que j’allais tourner dans des clubs très sombres, mais avec des projecteurs assez forts desquels je ne pourrais pas protéger la frontale ainsi que dans des appartements avec de grandes fenêtres que je ne pourrais "descendre" à l’aide de gélatines gris neutre, et que j’allais me retrouver avec des artefacts et des flares incontrôlables et non désirés.
Pour cette raison j’ai souhaité des objectifs dits anciens, un peu moins piqués que les plus récents, et parce que je voulais des objectifs grande ouverture et j’ai choisi de tourner avec une vieille série de Zeiss GO T 1,3. De fait les objectifs avec lesquels j’aurais tourné à l’époque décrite par le film, mais cette satisfaction-là n’est venue qu’a posteriori ! J’ai également utilisé un zoom Angénieux Optimo 28-76 T 2,6 et un zoom Angénieux Optimo 45-120 T 2,8.

Le film commence à la fin des années 1980 et se termine en 2013. Beaucoup de choses ont changé pendant ce laps de temps, la musique, la technologie, les personnages, avez-vous cherché à refléter ces changements dans votre travail ?

DL : D’une manière générale je serais tenté de changer légèrement de palette – les couleurs et leur saturation, le contraste, le niveau de diffusion – de telle manière que le public ne puisse le remarquer, sur ce film cependant j’ai fait le choix délibéré de ne rien changer et de tout filmer de la même façon. Rien dans mon travail ne montre le passage du temps, peut-être comme chez Paul, le personnage principal, qui évolue mentalement bien sûr, mais que les années ne changent pas physiquement.

Quel genre de conversations avez-vous eue avec Mia, quelle était sa vision, quelle était la vôtre, comment les avez-vous conciliées ?

DL : Mia a pour habitude de découper ses films à l’avance avec la scripte, Clémentine Schaeffer, et dans le cas de Eden, à cause du temps qu’elle a eu avant le tournage – deux ans et trois producteurs ! – elle a fait ce découpage technique au moins deux fois. Je n’étais heureusement pas impliqué – je dis « heureusement », car si je vois bien combien ce travail est important pour le réalisateur et peut l’aider à concevoir son film comme un tout, je déteste l’idée de découper de façon abstraite, sans connaître les décors.
Plus tard, peu de temps avant le tournage, Mia et moi avons regardé ensemble ce découpage, ce qui m’a permis de découvrir et de comprendre ce qu’était sa vision. À travers ces conversations j’ai non seulement appris comment la réalisatrice voulait filmer, mais j’ai aussi pu déterminer combien claires ou sombres, contrastes, colorées allaient être les scènes. Cela étant je suis convaincu qu’on peut toujours travailler sur le découpage et filmer des tests, mais tant qu’on n’est pas sur le décor avec les acteurs à les filmer vraiment en train de jouer et non arpentant le petit studio de TSF, c’est un peu vain. Personne, je dis personne, ne sait quel film on fait avant les jours 3 ou 4 ! [...]

Lire la suite de l’entretien dans l’American Cinematographer de juin 2015. (Propos recueillis par Iain Stasukevich et aimablement traduit de l’anglo-américain par Denis Lenoir lui-même)
En vignette de cet article, Denis Lenoir figurant sur une partie d’une page de l’article - Photo Jean-Claude Moineau.