Panavision France interviewe Alain Duplantier pour son travail sur "Gueules noires", de Mathieu Turi

par Panavision Alga Contre-Champ AFC n°346


Le chef opérateur Alain Duplantier a photographié Gueules noires, de Mathieu Turi, en Sony Venice et optiques Panavision Primo 70. Le film doit sortir en salles en novembre 2023 et réunit Samuel Le Bihan, Amir El Kacem, Jean-Hugues Anglade, entre autres. Pour Panavision France, il explique les choix qu’il a effectués pour l’image du film.

1956, dans le nord de la France. Une bande de mineurs de fond se voit obligée de conduire un professeur faire des prélèvements à mille mètres sous terre. Après un éboulement qui les empêche de remonter, ils découvrent une crypte d’un autre temps, et réveillent sans le savoir quelque chose qui aurait dû rester endormi…

Comment avez-vous été impliqué dans le projet ?
Alain Duplantier : J’avais déjà collaboré avec Mathieu Turi pour son dernier film, Méandre. C’est un réalisateur pour qui la préparation est une étape créative importante. Il nourrit et enrichit son film très tôt. Il questionne la narration, la force des personnages, les atmosphères… Bien sûr, toutes ces interrogations invitent inévitablement à un questionnement sur l’image. C’est donc une collaboration qui ouvre des champs assez inhabituels et particulièrement intéressants. Mathieu se nourrit de mon approche, comme je me nourris de la sienne. La mise en scène puise dans la photographie, pendant que la photographie se construit sur les enjeux narratifs et émotionnels du film.

D’autre part, mon travail photographique personnel, très expressionniste, avec des lumières sculpturales, un travail sur la matière et la profondeur, était une intention photographique qui plaisait beaucoup à Mathieu.

Comment décririez-vous le look du projet ? Y a-t-il des références visuelles particulières qui vous ont inspiré ?
AD : Gueules noires se déroule sur deux périodes. Mathieu et moi voulions que chacune de ces périodes soient clairement identifiables.
La première se situe en 1850. Les conditions de travail des mineurs y étaient terribles. L’humidité, la poussière, l’obscurité étaient le quotidien des ouvriers. Les longues journées de travail étaient rythmées par les explosions, les éboulements et les inondations.

Photo : Florent Grosnom pour Full Time Studio.


Nous voulions absolument restituer l’âpreté de ces conditions et approcher au plus près ce que ces mineurs ont véritablement vécu.
Les multiples illustrations que nous avons consultées, les témoignages, les visites sur sites… ont peu à peu orienté nos choix. Utiliser les lampes à pétrole de l’époque pour notre éclairage est devenu rapidement une évidence.
Mais ce choix fort ne permettait pas de rendre toute la profondeur de ce que nous avions sous les yeux. Nous devions trouver le moyen de restituer tout le détail d’un univers tout noir habité par des hommes couverts de noir.

C’est le travail sur la matière qui nous a permis de retrouver la puissance des situations. Nous avons mouillé les parois, apporté de l’éclat, fait briller les peaux, graissé les vêtements, et utilisé de la fumée pour trouver de la profondeur. Nous y étions.

Nous sommes tous très fiers de cette partie. Autant pour le résultat visuel que pour l’engagement collectif de tout le monde. Celui de la production, des équipes HMC [habillage, maquillage, coiffure NDLR], de l’accessoiriste, qui devait à la fois mouiller les parois, alimenter les lampes en huile et régler les mèches en permanence pour avoir le minimum nécessaire en lumière…
La deuxième partie se situe en 1950. Si le travail des mineurs est assez similaire à celui de 1850, l’électricité apporte un changement radical.

Les galeries de charbon sont alors éclairées par des lampes disposées au plafond tous les cinq mètres, et les mineurs utilisent des lampes frontales intégrées aux casques, alimentées par des piles placées dans des boîtiers déportés, accrochés à la ceinture.
J’ai proposé à Mathieu d’utiliser ces lampes frontales comme sources principales. C’était la possibilité d’établir une évolution naturelle et évidente à notre première partie. Tout en restituant, encore une fois, la réalité de cette seconde période.

Il était important aussi que Mathieu adhère pleinement à ce choix, et en comprenne les enjeux, car sa mise en scène devra intégrer le fait que les acteurs eux-mêmes sont porteurs de nos sources lumineuses.

Il fallait maintenant trouver la lampe idéale.
Avec Franck Barrault, mon gaffer, nous avons choisi des lampes de spéléo de la marque Scurion équipés de deux LEDs, l’une avec un faisceau large (flood) et l’autre un faisceau concentré (spot). Il fallait pouvoir les contrôler à distance pour pouvoir garder la maîtrise de la densité et le mélange des deux faisceaux.
Franck a collaboré avec la société Art Tech Design pour équiper ces lampes de drivers compatibles avec les diodes LED et pour concevoir les boîtes que porteraient les acteurs à la ceinture qui contenaient les batteries, le driver et le dispositif CRMX.

Photo : Full Time Studio.


Franck devait donc gérer "en live", les lumières pour chaque acteur.
Le concept a très bien fonctionné et les acteurs ont admirablement joué le jeu en ayant conscience de leur responsabilité supplémentaire.
L’effet visuel produit par les lampes frontales dans la mine de charbon mélangées aux lumières d’ambiance fonctionne à merveille.

Mais une grande partie de l’action de cette seconde période se déroule aussi dans une mine de calcaire. Les parois blanches de cette roche ont nécessairement changé notre stratégie de lumière. Le seul effet des lampes frontales y est saisissant à la fois de réalisme et de mystère. La "chorégraphie" des faisceaux lumineux dans l’obscurité, les ombres portées qui courent sur les parois construisent presque à elles seules l’atmosphère oppressante de ce moment du film.

L’intensité des acteurs pouvait alors s’y exprimer pleinement.
Ainsi l’angoisse, la claustrophobie et la peur que l’on éprouve dans le film trouvaient leur source autant dans l’action et l’interprétation que dans l’atmosphère que nous avions imaginée.

Qu’est-ce qui vous a amené à Panavision pour ce projet, et vous a attiré dans les objectifs spécifiques que vous avez choisis, les Primo 70 ?
AD : J’ai collaboré avec Panavision à de nombreuses reprises. Et chaque fois j’ai pu compter sur l’expertise avisée du staff technique. Bien sûr, ils connaissent leurs caméras et leurs optiques, mais surtout ils comprennent les enjeux émotionnels de l’image, et comment une optique plus qu’une autre est en mesure d’y répondre.
Pour Gueules noires, nous devions trouver des optiques capables d’encaisser les très hautes lumières, sans générer de flare, ou alors de façon très mesurée.
Nous avons testé plusieurs séries d’optiques. Et assez rapidement les Primo 70 nous ont donné une entière satisfaction. Elles sont restées performantes dans toutes les situations extrêmes auxquelles nous étions confrontés. Très peu de flares, une belle matière dans les peaux, des profondeurs dans les noirs, un très beau bokeh, et peu d’aberration chromatique ou de déformation.

Qu’est-ce qui vous a poussé à devenir directeur de la photographie ?
AD : J’ai toujours aimé donner vie à mon regard sur les choses, les gens, les situations. J’ai commencé par la photographie argentique et le jeu de distance et de proximité m’a toujours fasciné. Être à la fois dedans et en dehors.
Aujourd’hui, à l’heure des réseaux sociaux, où chaque instant, chaque personne est filmée, photographiée et mise en ligne, et où beaucoup de choses se ressemblent, il m’apparaît encore plus clairement qu’aiguiser mon propre point de vue est un élément essentiel de mon travail. Je crois fondamentalement que le point de vue est l’essence même de mon métier.
Un film doit croiser et confronter le regard singulier de ceux qui l’imaginent, et offrir une expérience unique, que le travail de chef opérateur participe à construire.

Qu’est-ce qui vous inspire aujourd’hui ?
AD : Le scénario et les mots du réalisateur.