À propos du tournage d’"Athena", un film de Romain Gavras
"Matias Boucard, AFC, faire corps ensemble", par Ariane Damain VergalloDans l’antiquité, la cité – "polis" (!) en grec ancien – était une communauté indépendante de citoyens libres et autonomes rassemblés par des cultes et régis par des lois. L’idéal des démocraties occidentales qui, aujourd’hui, par un curieux retournement de sens, est associé à un lieu loin des centres villes où vit une population souvent jeune, pauvre et d’origine immigrée qui pourtant chérit sa cité, s’enorgueillit d’y habiter et la quitte le cœur déchiré.
Construite en hauteur et en surplomb d’une route et de parkings, la dalle du Parc aux Lièvres est une forteresse qui abrite 380 logements répartis en plusieurs tours dont le célèbre Bâtiment 7 qui a vu naître sept rappeurs parmi lesquels, la star du genre, Koba LaD.
Seuls deux escaliers étroits permettent d’y accéder, ce qui fait de la dalle et de ses tours une sorte de château fort du XXIe siècle, pratiquement imprenable si toutefois un ennemi se présentait.
Un décor parfait pour le film du réalisateur Romain Gavras qui raconte un soir et une nuit durant lesquels le chaos s’empare d’une cité de banlieue. Un film sur l’amour entre frères où, après la mort de l’un d’entre eux, s’ensuivent des affrontements violents entre jeunes et policiers.
En quelques heures la cité est à feu et à sang, c’est la guerre.
Romain Gavras avait d’abord donné à son film des noms de code : RG03, pas si mystérieux que ça – Romain Gavras 3e film – et aussi Guerre, un simple et immémorial nom. En réalité le film s’appelait déjà Athena, qui est le nom d’une déesse grecque – celle de la sagesse et la stratégie guerrière – sous les auspices de laquelle le film s’est placé.
Pour ce film, Athena, Romain Gavras aurait pu se référer à un autre film de guerre, 1917, de Sam Mendes, qui montre en un seul plan-séquence de plus de deux heures et en temps réel le périlleux parcours de deux jeunes soldats britanniques qui reçoivent l’ordre de traverser les lignes ennemies afin de sauver un bataillon.
En réalité, Romain Gavras souhaitait entrecroiser plusieurs plans-séquences qui suivraient chacun des protagonistes de l’histoire amenant ainsi le spectateur à changer à chaque fois de point de vue.
Une gageure de réalisation tant la dalle du Parc aux Lièvres est un lieu complexe à filmer avec des coursives et des dédales de couloirs, des dénivelés d’escaliers et des corridors étroits débouchant sur l’immense dalle où, au loin, l’œil se perd. Bref, il voulait réaliser un film haletant qui serait aussi une prouesse technique.
Pour ce film encore plus qu’un autre, Romain Gavras cherchait donc un allié, un frère d’armes mais aussi un talentueux complice et une pointure dans le domaine de la technique et de la direction des équipes tant le tournage s’annonçait précis et difficile. Le nom du chef opérateur Matias Boucard s’est imposé. Ce sera la première fois qu’ils travailleront ensemble.
« Ce film, on ne savait pas comment le faire et on ne sait pas comment on est arrivé à le faire. »
Faire un film de deux heures dont le spectateur a le sentiment qu’il est constitué de longs plans-séquences tournés en temps réel impose de les découper ensuite en de multiples courtes séquences qui raccorderont ensuite parfaitement entre elles. Romain Gavras propose alors à la production de tourner une première fois le film entier en équipe réduite sur le décor même de la dalle du Parc aux Lièvres avec les comédiens et quelques figurants afin de tester, sur un mode artisanal, le fonctionnement des séquences et chercher les transitions entre elles.
Nous sommes en avril 2021. Quatre semaines vont être nécessaires pour filmer ce prototype du film qui s’apparente davantage au filage d’une pièce de théâtre qu’à une simple répétition grandeur nature.
Chaque jour, quand un plan est validé qui a d’abord été pensé par Romain Gavras, imaginé et filmé par Matias Boucard, il fait l’objet d’un rapport technique avec un plan au sol et une description minutieuse de tous les éléments (décor, accessoires, costumes et maquillage) qui serviront aux autres membres de l’équipe afin de préparer en amont le tournage quand des centaines de figurants entreront en action et joueront, les uns les jeunes, les autres les policiers.
Romain Gavras et Matias Boucard ont l’intuition que le film sera collectif ou ne sera pas.
Faire corps ensemble. C’est de cela dont il est question et c’est aussi la morale du film.
L’équipe caméra sera donc constituée de binômes, à l’image du duo formé par Matias Boucard et Romain Gavras eux-mêmes.
La première assistante caméra est Lara Perrotte qui aura la tâche difficile de faire le point. Elle va travailler de concert avec Damien Conti, le second assistant caméra, responsable de la variation du diaphragme, des densités neutres et du zoom.
Chacun des 50 jours que va durer le tournage, ils vont accomplir une performance physique car la caméra est quasi toujours en mouvement. Soudés dans l’action, ils vont courir à côté de la caméra, descendre et monter des escaliers, sauter sur des motos ou des quads des dizaines et des dizaines de fois par jour, tout cela en effectuant les minutieux changements de mise au point, de diaphragme ou les zooms. « Chaque jour était un jour de gagné. J’ai arraché toutes les séquences une à une. »
En coulisses, sous la grande tente noire où Romain Gavras et Matias Boucard regardent les images en direct, il y a le duo formé par le DIT et le data manager. Ils œuvreront à traiter les fichiers, calibrer en direct les images tournées et mixer les plans entre eux afin de tester in vivo si les fameuses transitions entre les plans fonctionnent bien et donnent l’illusion d’un seul plan-séquence.
Presque chaque soir une projection permet à Romain Gavras et Matias Boucard d’apprécier la qualité de la continuité du film puisque celui-ci est tourné dans l’ordre chronologique. Parfois il y a des jours sans projection car aucune image n’a été tournée, seules des répétitions ont été faites en dépit de la présence de toute l’équipe, des comédiens et de centaines de figurants.
Il faut prendre la mesure d’une telle méthode de travail, d’une telle minutie et d’une telle recherche de la perfection en se souvenant qu’un brouillon du film a DÉJÀ été répété et tourné durant quatre semaines.
Le cinéaste mythique Stanley Kubrick, qui a commis le tournage du film intimiste le plus long de l’histoire du cinéma, Eyes Wide Shut, durant 18 mois et qui pouvait répéter jusqu’à cent fois un plan, l’affirmait : « Il faut mériter chaque scène, chaque image, chaque instant ». Message reçu.
Le dernier tandem de l’équipe image est celui formé par les deux cadreurs sur les épaules desquelles – au sens propre comme au sens figuré – Athena a reposé. Plongés dans le désordre d’une guerre de cité pleine de bruit et de fureur, Aymeric Colas et Myron Mance vont cadrer tour à tour des plans dont la conception, par Matias Boucard et Romain Gavras, était extrêmement précise.
Myron Mance vient d’Afrique du Sud et c’est la première fois qu’il faisait un long métrage. Cela n’a pas spécialement inquiété Matias Boucard qui cherchait une équipe « sans habitudes ».
Il cadre à bout de bras avec un Movi et fonce dans le tas en se posant les questions après.
Une boule d’énergie brute que Lara Perrotte, la première assistante caméra, voyait « comme un taureau et Aymeric Colas comme un guépard » car le Steadicam qui devance souvent les comédiens et est donc porté en marche arrière sur tous les types de terrains, escaliers compris, demande un peu plus de contrôle et d’inertie que le Movi.
Aymeric Colas, le "Steadicamer", a abordé le film sereinement. Il a alors quinze ans d’expérience et une grande confiance en lui. Mais c’était sans compter sur son inconscient – pardon sa cheville – qui se tord la dernière semaine de répétitions, quelques jours avant le tournage.
À la caméra, Myron Mance commence seul le film tandis que Aymeric Colas apprend à bander sa cheville et s’exerce dans son coin à monter et descendre les escaliers.
Car, dans les jours qui précèdent le film, chacun somatise et divers problèmes de dos ou de vertiges apparaissent malgré la préparation physique intensive que les chefs de poste ont tenu à faire.
Le réalisateur, Romain Gavras, s’est entraîné à boxer pendant de longs mois en une évidente métaphore de ce qui l’attendait. Matias Boucard a combattu avec l’entraîneur de karaté de l’équipe de France, Lara Perrotte s’est exercée au coaching mental et Aymeric Colas s’est rendu en salle de musculation tous les jours y compris durant le tournage après une intense journée de travail.
Tenir le coup était à ce prix.
Car le chef opérateur a choisi comme caméra principale une Alexa 65 de chez Arri, une caméra numérique large format dont il n’existe que 70 exemplaires dans le monde, très performante mais très lourde, presque 20 kilos avec son optique et ses accessoires.
L’enjeu, pour Aymeric Colas, était de pouvoir la porter quatre minutes d’affilée et pas seulement pour une répétition et une prise mais toute une journée d’affilée. Une prouesse d’athlète mais aussi de danseur car il lui fallait faire oublier le travail pour ne souligner que la chorégraphie du plan.
Romain Gavras et Matias Boucard voulaient « un film qui soit un opéra, une tragédie intemporelle avec du souffle, de la force et de la beauté et pas un film de banlieue en courte focale ».
Suivant les scènes et les configurations choisies, il y avait aussi une plus petite caméra, l’Alexa Mini LF de Arri, un zoom et deux séries d’optiques parmi lesquelles une courte focale – un 30 mm Thalia de Leitz – avec lequel ont été filmés les plans en extérieur. En effet, la dalle du Parc aux Lièvres est constituée d’imposantes tours d’une belle verticalité tandis que sa position en hauteur permet de toujours apercevoir au loin un horizon qui se doit d’être parfaitement horizontal. En cela, ce 30 mm rendait justice à l’un et à l’autre tout en apportant de la douceur à l’image.
Car, doucement, imperceptiblement, le film glisse du jour à la nuit tandis que la guerre est sur le point de dévaster la cité. Le ciel devient bleu marine, l’éclairage public s’allume et les petites fenêtres des tours s’éclairent de jaune les unes après les autres.
C’est le soir, ce beau et bref moment où la nuit succède au jour et qui est si difficile à maîtriser pour le chef opérateur. Dans l’antiquité on appelait le soir « chien et loup » car le jour est comme un chien que l’on domestique et la nuit, un loup qui échappe à tout contrôle.
Justement, les esprits s’échauffent à la nuit tombée. Pour filmer les affrontements, Matias Boucard décide de ne pas tourner à pleine ouverture afin de ne pas être flou dans les fonds et de pouvoir distinguer plus nettement les actions. Il cherche aussi une image « cinéma » avec un rendu « mat et pas trop brillant ». « Je veux faire quelque chose qui reste » or il doit, dans le même temps, permettre à la caméra de filmer à 360°. Pour cela il cache des projecteurs en haut des tours et s’appuie sur l’éclairage public, l’éclat chaud des explosions, des feux de poubelle et de la fumée blanche qui met le tout en relief.
Un passant qui se serait égaré sur la dalle du Parc aux Lièvres une nuit de l’automne 2021 aurait eu la singulière impression de pouvoir y laisser sa peau et de devoir déguerpir au plus vite tant cette reconstitution d’un affrontement entre jeunes et policiers avait l’air plus vraie que nature.
D’ailleurs, au début du tournage, les représentants de la préfecture et de la mairie étaient venus un peu inquiets de la tournure que pouvaient prendre les évènements, l’effet de contagion n’étant pas à exclure. Ils étaient repartis sereins, constatant que tout se passait au mieux et que chacun était dans son rôle.
Romain Gavras et la production avaient eu, en effet, l’intelligence de bien séparer les deux groupes – celui des jeunes et celui des policiers – et de dissimuler dans chacun d’eux un assistant réalisateur qui organiserait et contrôlerait les assauts.
Force est de constater que chacun des figurants avait eu la réelle envie d’en découdre avec le groupe opposé – pour des motifs différents évidemment – et que le film avait profité de l’agressivité et des humeurs belliqueuses de chacun. Pour autant, aux dires des membres de l’équipe, « cette incroyable expérience nous a tous réconciliés avec les cités ».
Les représentants de Netflix – le principal producteur du film avec Iconoclast – étaient venus eux aussi humer l’ambiance du tournage. Ils avaient beaucoup aimé les rushes et étaient confiants, très impressionnés par le dispositif de tournage et par ce réalisateur engoncé dans sa parka, doublement chapeauté d’un bob lui-même recouvert de la capuche de son sweat, et dont les yeux, brillant dans la pénombre, semblaient animés de l’éclair du génie que la fumée blanche de sa cigarette sans cesse allumée ne parvenait même pas à dissimuler.
Dans la sincérité que confère l’anonymat, c’est son équipe image qui en parle le mieux. « Romain Gavras, très contagieux, grand bonhomme. » « Il a une aura, une forme d’animalité, de douceur et de calme qui le rendent intrigant et qu’on respecte. » « Il est imposant, humain et talentueux sans jamais de caprice. »
« C’est un film important pour tous les gens qui l’ont fait. » « C’est le film capital. » « J’ai eu le sentiment de tourner un film exceptionnel. » « J’ai pris une claque, le retour à la vraie vie a été comme une chute vertigineuse. » « Ça a été dur de retravailler après, c’est le film d’une vie. »
« C’est mon vingtième film, je l’ai attendu toute ma vie. »
Et Matias Boucard de conclure : « Je suis ému du film, je vois une période de ma vie faite d’excellence et de fraternité ».
Faire corps ensemble.
(Propos recueillis et rédigés par Ariane Damain Vergallo auprès de Matias Boucard, chef opérateur, Lara Perrotte, première assistante caméra, Aymeric Colas, "Steadicamer", Damien Conti, second assistant caméra, Dimitri Sorel, data manager, Jordane Lassalle, DIT)