Festival de Cannes 2024
Antoine Cormier évoque la fabrication du film "Le Royaume", de Julien Colonna
Par Brigitte Barbier pour l’AFCCorse, 1995. Lésia vit son premier été d’adolescente. Un jour, un homme la conduit dans une villa isolée où elle retrouve son père, en planque, entouré de ses hommes. Une guerre éclate dans le milieu et l’étau se resserre autour du clan. La mort frappe. Commence alors une cavale au cours de laquelle Lesia va découvrir qui est vraiment son père.
Avec Ghjuvanna Benedetti, Saveriu Santucci.
C’est pour leur premier long métrage que l’un - Julien Colonna, le réalisateur - et l’autre - Antoine Cormier, le chef opérateur - font alliance pour réaliser et éclairer Le Royaume.
Antoine Cormier : « Lorsque nous échangions des références avec Julien pour le tournage du Royaume, nous avons rapidement constaté que nous partagions le même désir de texture d’images. Notre premier geste concret a été de bondir sur une caméra 35 mm, 2 perfos, qui offre cette texture et ce grain très présent que nous imaginions pour ce film, mais qui conserve tout de même plus de détail que le Super 16 mm… »
Mais non… il faut abandonner, c’est impossible pour plusieurs raisons.
AC : « Le casting est composé, pour la quasi-majorité du film, de comédiens non professionnels. On a su très vite aussi qu’on serait en mode « commando » avec ce budget et que la logistique, avec notamment les envois de bobines depuis la Corse, pèserait trop pour la production ».
Alors Antoine Cormier et le réalisateur ont avancé dans une autre direction, avec toujours cette envie de texture pour ce film qui se déroule dans les années 90, et qui mène de front la froideur de la violence, de la sauvagerie et la grande douceur de la quête du lien père/fille.
AC : « Comme je possède plusieurs caméras Super 16, nous avons fait des essais sur certains de nos décors en Alexa 35 et en pellicule. Ces essais menés avec les deux supports nous ont permis de construire une base pour créer un look qu’on n’a pas lâché jusqu’au bout. »
Ce qui compte énormément pour créer ce "look", c’est le choix des optiques. Les tests avant le tournage sont précieux et Antoine n’a pas lésiné sur ces essais !
AC : « On a dû essayer une bonne partie des séries sphériques (et quelques anamorphiques) de chez TSF ! Une douzaine de séries d’optiques et 4 zooms. Avec Julien on aimait bien que l’image soit un peu rugueuse et pas super propre. Le zoom Canon K35 25-120 mm (qui date du début des années 1970), nous a vraiment séduits. Et les 80 % du film sont tournés avec ce zoom ! On a d’ailleurs très souvent utilisé de lents zooms motorisés, comme ceux que l’on retrouve dans la série de Derek Cianfrance "I Know This Much is True".
Ces zooms, parfois à peine perceptibles, maintenaient une subtile tension et renforçaient les émotions qui traversent nos personnages.
J’ai choisi une série d’optiques fixes Canon K35, de la même époque, qui complètent naturellement bien le zoom, et qui nous ont permis plus de liberté pour les décors où l’on ne pouvait pas tellement éclairer et les décors exigus tels que les intérieurs voiture ».
Quand on discute de texture, quand on a envie de tourner en argentique, immanquablement on évoque le grain, et Julien et Antoine ont pris le risque, comme en pellicule, de tourner avec du grain.
AC : « Nous avons décidé d’utiliser le grain interne de l’Alexa 35 "Nostalgic". Nous aimions l’idée de voir une image avec son look presque final (grain y compris !) affiché sur les moniteurs, d’être immergé dans l’époque sur le plateau.
Nous avons tout de même fait des tests pour voir si le grain de la caméra pouvait nous handicaper en étalonnage, ou lorsque nous augmentions les ISO. Finalement le bruit numérique se mélangeait agréablement à la texture "Nostalgic", et nous avons même effectué un travail de texture supplémentaire en post production ».
Si la question de la texture de l’image était d’importance, un autre sujet était à aborder dès la prépa, celui du cadre. Les deux aspects qui se côtoient sans cesse dans le film, celui de la violence, de la colère, de la haine, et celui de la naïveté, de la pureté et de la beauté de l’amour filiale trouvent leur langage dans la manière de filmer.
AC : « Avec Julien, on s’est toujours dit qu’anticiper plusieurs découpages en amont était la clé pour être prêts au moment du tournage. Nous avons passé beaucoup d’heures à explorer, à nous poser des questions, à revenir en arrière, à corriger… Toutes ces possibilités de découpage se sont révélées être une véritable force, un atout pour réagir efficacement face aux imprévus d’un tournage, même si parfois on a dû jongler et s’adapter en cours de route, comme à chaque fois !
Pour une grande majorité du film la caméra est sur pied, en longue focale, serrée sur le visage de Lésia (Ghjuvanna Benedetti), qui semble parfois paralysée de voir son monde adolescent s’écrouler autour d’elle, sa naïveté et son innocence disparaître, sans qu’elle ne puisse rien y faire…
A l’inverse l’épaule (et le mouvement en général) arrive à de rares occasions, lorsque Lésia quitte son rôle d’observatrice, et qu’elle devient active, forcée d’agir dans le tourment de cette cavale. »
Nous allons parler de l’éclairage de deux séquences de nuit, l’une qui a lieu dans une forêt, autour d’un campement de fortune pour le groupe d’hommes en cavale, l’autre dans un camping, une séquence de révélation très longue et très touchante.
AC : « Pour la séquence de nuit dans le maquis, avec ces hommes en cavale, qui ne veulent pas être repérés et qui par conséquent ne peuvent pas faire de feu, il nous fallait trouver une autre source d’éclairage. Mais je voulais que la lumière soit justifiée, qu’on comprenne d’où elle venait.
Thibault Danjou, le chef électro, a eu cette brillante idée d’utiliser des lampes de camping à gaz, avec lesquelles on partait faire du bivouac dans les années 1990.
Aujourd’hui la partie opaque qui vient cacher la flamme a un design un peu plus moderne. Il fallait trouver un aspect plus ancien avec la bonne opacité et le côté frost du verre.
Louise Le Bouc Berger et son équipe déco sont intervenus pour que les lampes soient équipées de dômes de diffusion frostés. Nous pouvions donc les filmer, car elles étaient complètement raccord avec l’époque ! Cet éclairage était parfait, avec la dureté d’une lumière à la flamme, un côté organique, et un rendu enveloppant.
À part un très léger niveau donné sur certains fonds, toute la lumière de cette séquence provient de ces lampes.
« Pour la longue séquence d’aveux du père dans le camping, c’était assez compliqué. Le père et la fille sont assis à l’écart pendant qu’une fête avec les estivants se déroule à l’arrière-plan. On voulait une image peu exposée, une lumière qui raconte l’ambiance de la fête, mais "à l’écart", pour créer comme une bulle d’intimité autour de ce moment précieux.
« Nous avons suspendu une boule disco, très grande, de 1,30 m de diamètre que l’on a éclairée avec plusieurs sources très spots (Aputure + nez optiques). Cela permettait de tapisser les fonds avec des éclats de lumière. Pour le côté "réaliste", nous avons également utilisé des lumières de fête, que l’on trouvait déjà dans les années 1990, tels que des Wash qui venaient balayer d’une couleur la piste de danse. Nous avions aussi beaucoup de petites touches de lumières dans nos fonds, ramenées par des AX5 et autres LEDs compactes cachées sur les tables, sous les parasols.
Nos comédiens bénéficiaient de toutes ces lumières d’arrière-plan, et bien qu’ils se trouvent à l’écart de la fête, de nombreux éclats de boule disco venaient ponctuer les déclarations et assez souvent les Wash venaient leur créer des contre-jours forts et colorés. Pour leurs visages, nous aimions aussi l’idée d’avoir une direction latérale assez marquée, venant d’un Lite Mat proche d’eux mais bas en niveau. »
Le moteur de la fabrication d’un film, c’est l’expression des talents techniques et artistiques, mais l’énergie de l’équipe, ça compte tout autant !
AC : « Faire ce premier film avec Julien a vraiment été une expérience exceptionnelle. Nos affinités artistiques et son immense dévouement ont insufflé une énergie particulière à notre travail. Je tiens également à exprimer ma profonde gratitude envers la formidable équipe qui nous a accompagnés à chaque étape de ce voyage. »
(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)