Darius Khondji, AFC, ASC, parle à "Cinematography World" du tournage de "Bardo, fausse chronique de quelques vérités", d’Alejandro Iñárritu
Par Ron Prince, "Cinematography World"La vie est ainsi faite que de petites questions telles que "Qui suis-je ?" peuvent nourrir nos plus grandes recherches métaphysiques. L’exploration de ce casse-tête existentiel est au cœur de l’autoproclamé « guacamole tout-puissant » du réalisateur acclamé Alejandro Iñárritu, Bardo, Fausse chronique de quelques vérités (Bardo, False Chronicle of a Handful of Truths).
Son tourbillon immersif et surréaliste de contemplation intime combiné à des faits épiques et à des fables de l’histoire mexicaine, a été mis en image avec beaucoup de brio par le directeur de la photographie franco-iranien Darius Khondji, AFC, ASC, dont la magnifique filmographie comprend Se7ven (1995), Evita (1996), My Blueberry Nights (2007), The Lost City Of Z (2016), Okja (2017) et Uncut Gems (2019).
« J’ai rencontré Alejandro il y a de nombreuses années, quand nous étions tous les deux beaucoup plus jeunes, quand il est venu voir Sean Penn sur le tournage de The Interpreter (2005), un film que je tournais pour Sydney Pollack », se souvient Khondji. « Alejandro est venu me dire bonjour, et bien que nous ayons eu la plus brève des conversations, je me souviens d’avoir eu une très bonne impression à son sujet. Nous ne nous sommes revus que quinze ans plus tard, lorsque notre ami commun, Alfonso Cuarón, m’a demandé d’appeler Alejandro à propos de Bardo.
« J’étais très occupé entre les tournages à l’époque mais, bien sûr, j’ai appelé Alejandro pour savoir ce qu’il voulait. Nous avons commencé une conversation vraiment intéressante sur la vie et le parcours du personnage principal du film, et avons découvert qu’il y avait une vraie connexion, une véritable clarté de compréhension, entre nous. Nous l’avons poursuivie au cours de plusieurs autres échanges, ce qui a été une agréable surprise pour nous deux, car je n’avais pas reçu le script. »
Lorsque le scénario est finalement arrivé, en décembre 2020, Khondji dit qu’il était « magnifique et avait plusieurs niveaux ». « Je ne suis pas toujours très sensible aux scénarios que je lis, mais celui-là m’a vraiment touché. Il était tout simplement impossible que je ne puisse pas faire ce film avec Alejandro, et début janvier 2021, je me suis retrouvé dans un avion en partance pour Mexico, pendant son confinement. C’est très intéressant d’aller dans une ville qu’on ne connaît pas, avec un œil étranger. »
Bardo, Fausse chronique de quelques vérités suit le parcours intime et émouvant de Silverio, journaliste et documentariste mexicain de renom vivant à Los Angeles, qui, après avoir été nommé lauréat d’un prestigieux prix international, est contraint de retourner dans son pays natal, ignorant que ce simple voyage le pousserait vers une limite existentielle.
Des souvenirs incertains et des peurs de longue date ressurgissent dans le présent, chargeant la vie quotidienne de Silverio d’un sentiment de confusion et d’émerveillement. Exprimant émotion et rire, Silverio se débat avec des questions universelles mais intimes sur l’identité, le succès, la migration, la mortalité, l’histoire du Mexique et les liens familiaux profonds qui l’unissent à sa femme et à ses enfants. Ce qui donne évidemment du sens au fait d’être humain en ces temps particuliers et modernes.
Bardo a eu sa première projection mondiale au Festival du film de Venise en 2022, et sorti en salles plus tard dans l’année avant son lancement sur Netflix, qui a financé le film. Parmi de nombreux sujets d’éloge, la nature fluide de la cinématographie immersive et grand angle de Khondji, souvent avec de longs plans-séquences oniriques, a mis en évidence Bardo comme l’un des films les plus stimulants et visuellement impressionnants en 2022.
La photographie principale du film a commencé le 3 mars 2021, en plusieurs endroits du Mexique, au centre historique de Mexico, et au Studio Churubusco, l’un des plus anciens et des plus grands studios de cinéma du pays, avant de terminer, cent-dix jours de tournage plus tard, à la mi-septembre.
Les peintures surréalistes de De Chirico, de Delvaux et de Magritte ont inspiré les images du film, ainsi que ce que Darius Khondji décrit comme « la couleur et la sensation ambiante » à partir des images fixes de la photographe Vivian Maier. A. Iñárritu et D. Khondji se sont également inspirés de films classiques de réalisateurs tels que Roy Anderson, Luis Buñuel, Federico Fellini et Jean-Luc Godard.
« Après de nombreuses discussions, nous avons décidé de filmer Bardo en grand format et avons pensé à tourner en pellicule 65 mm pour ses qualités immersives », explique Khondji. « Mais compte tenu de la manière dont Alejandro voulait déplacer la caméra dans des plans longs et compliqués, ces caméras auraient été trop lourdes et encombrantes. J’avais une expérience antérieure avec l’Alexa 65, qui est un appareil beaucoup plus petit, et j’aime vraiment la façon dont il dépeint la présence des acteurs dans un paysage, comment ils peuvent être plus grands que nature, en particulier sur grand écran.
« En ce qui concerne les objectifs, c’est Alejandro qui m’a fait entrer dans le monde des objectifs grand angle, qu’il avait utilisés si efficacement sur Birdman ou pour (La Surprenante vertu de l’ignorance) (2014) et The Revenant (2015), tous deux photographiés par Emmanuel Lubezki, AMC, ASC. J’adore les objectifs grand angle, mais je n’aurais jamais pensé à tourner certains des gros plans, des paysages et des plans-séquence qu’il avait en tête avec un 17 mm, un 21 mm ou un 24 mm.
« Je ne suis pas fan des prises de vues en stéréo 3D, mais j’aime la sensation de la 3D. Je ne suis pas particulièrement intéressé par la haute définition de la caméra non plus. Mais, la façon dont ces optiques pouvaient s’enrouler autour d’un visage, presque d’une oreille à l’autre, en gros plan, donnait une réelle sensation de profondeur et de dimension à l’image. Ensuite, lorsque vous vous déplacez et faites dériver la caméra avec le personnage, cela crée le sentiment que vous êtes dans un rêve légèrement surréaliste. »
Pour donner aux images une patine cinématographique, Darius Khondji a utilisé la caméra sur dolly, avec la Technocrane, le Steadicam traditionnel et le bras stabilisé Trinity fabriqué par Arri.
« Nous voulions que la caméra soit en mouvement perpétuel, car la vie elle-même est un mouvement perpétuel », explique D. Khondji. « Chaque seconde que vous passez, en posant et en répondant à une question, est un moment de votre vie qui ne reviendra plus jamais. Et nous voulions que le film ressemble à ça avec la caméra. »
Il distingue la séquence tentaculaire où Silverio filme des migrants dans le désert, tournée à l’aide du Trinity, comme une réalisation particulièrement forte. « Quand nous étions dans le désert avec les migrants, nous étions vraiment avec eux, avec leurs âmes, derrière eux, devant eux, les voyant au loin - toujours en mouvement, les voyant presque comme s’ils étaient des fantômes dans une vie périssable. »
Une autre des séquences les plus spectaculaires de Bardo se déroule lors d’une fête bondée donnée pour Silverio au célèbre California Dancing Club de Mexico. La préparation de cette séquence a nécessité une collaboration particulièrement étroite entre Khondji, l’opérateur de la caméra A, Ari Robins, le premier assistant au point, David Seekins, et les machinistes Richie Guinness et Joe Belschner.
« Cette scène était, à coup sûr, le plus grand défi », se souvient D. Khondji. « Le lieu était fermé depuis de nombreux mois en raison de la pandémie de Covid et, par conséquent, les plafonds tombaient. L’équipe de construction a dû étayer les toits, puis procéder à une révision structurelle afin de pouvoir mettre toutes les personnes en scène.
« Cela a demandé une semaine de travail pour le transformer et le faire nôtre en comprenant quelles étaient les couleurs de l’espace, les éléments dont nous avions besoin en termes d’éclairage et comment nous allions chorégraphier la prise de vues.
« De plus, cette scène est l’une des expériences musicales les plus intenses du film. Alejandro a eu l’idée d’introduire une célèbre voix a cappella, David Bowie, avec sa chanson emblématique "Let’s Dance", pour offrir également une expérience sonore incroyable, de sorte que tout d’un coup vous voyagez dans la tête de Silverio, alors que tout devient fou.
« Nous avons répété et répété cette scène, avec l’équipe caméra dansant à travers la foule - sur des rampes et de haut en bas comme un petit ascenseur - et cela a très bien fonctionné. »
Pendant les essais et la préparation, Darius Khondji a réuni les talents du coloriste DIT sur le plateau, Gabriel Kolodny, et de l’étalonneur DI Damien Van Der Cruyssen, chez Harbour, pour développer un petit nombre de LUTs de jour extérieur / intérieur et de nuit. Celles-ci ont été conçues pour imprégner les images d’une saturation augmentée, d’un contraste légèrement réduit et de noirs diffusés pour les détails dans les ombres. Pendant la production, il a également utilisé une filtration subtile de fumée sur la caméra, pour favoriser une certaine patine douce à l’image.
« Je comprends que certains directeurs de la photographie n’aiment pas l’étalonnage sur le plateau, mais pour moi, c’est un élément essentiel de la livraison à la postproduction des images telles que je les ai imaginées », déclare D. Khondji. « Quand je photographie en photochimique, je ne supporte pas d’avoir des rushes mal étalonnés, et c’est la même chose en numérique. J’aime toujours avoir un très bon étalonneur pour faire les rushes.
« Gabriel avait un laboratoire numérique près du plateau et je passais du temps avec lui tous les jours, de sorte que lorsque les images arrivaient à Damien ou au DI final, elles étaient déjà, dans une certaine mesure, étalonnées comme je le voulais. Bien sûr, lorsque nous avons fait le DI final, nous avons poussé et tiré des choses, mais cet étalonnage initial est très important. »
Le gaffer de Khondji sur Bardo était Thorsten Kosselek, assisté de l’opérateur console Lukas Hippe. « Vous avez toujours besoin d’un excellent gaffer, et avec la prépondérance des instruments d’éclairage à LED de nos jours, il doit être accompagné d’un excellent opérateur console pour effectuer la programmation. Thorsten et Lukas sont deux jeunes éclairagistes très impressionnants, dans ce qui devient l’un des rôles les plus importants sur le plateau, de nos jours.
« Au California Dancing Club, par exemple, nous voulions que l’éclairage bouge et change avec le temps et le mouvement de l’action. Nous avons installé des milliers et des milliers de lumières dans différentes zones de la salle pour créer des bassins de lumière, tous reliés à la console de contrôle GrandMA, sur laquelle Lukas a fait le mélange de lumière. La façon dont il a changé et ajusté l’éclairage en tandem avec l’action était très impressionnante.
« Un exemple plus subtil est la scène de la cuisine au petit-déjeuner, entre Silverio et son fils Lorenzo. Cela commence par un matin très ensoleillé, mais alors qu’ils conversent, le vent commence à souffler, la lumière change un peu, et la pièce devient plus froide et plus sombre, avant que le tonnerre et les éclairs n’arrivent.
En regardant la cinématographie de Bardo se dérouler sur grand écran, on a la nette impression que Darius Khondji a vraiment aimé travailler sur ce film. « Oui, c’était incroyable, le tournage le plus agréable que j’aie jamais vécu avec un réalisateur vraiment inspirant. Ça va être difficile d’en avoir un autre comme ça dans ma vie », remarque-t-il. « Alejandro est à la fois compositeur et chef d’orchestre. Il veut que tout le monde autour de lui comprenne la musique, ressente la musique, crée une connexion très forte. Quand vous le regardez, vous vous rendez compte que chaque couche du film est contrôlée par Alejandro, et c’est ce qui en fait une grande œuvre d’opéra. […]
- Lire l’article en intégralité, en anglais, sur le site de Cinematography World (n° 012, pages 40 à 46).
(Traduit de l’anglais, avec l’aimable autorisation de l’auteur, par Laurent Andrieux pour l’AFC)