Camerimage 2019

Des watts dans la ouate

Entretien avec le directeur de la photographie Gilles Porte, AFC, à propos de son travail sur "Celle que vous croyez", de Safy Nebbou

par Gilles Porte

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Gilles Porte, AFC est un opérateur qui aime changer d’univers visuel à chaque projet. Par exemple, en 2017, avec L’Échange des princesses [1], de Marc Dugain, dont l’intrigue se situe en plein XVIIIe siècle à la cour royale de France, ou l’année suivante avec Budapest [2], de Xavier Gens, une comédie contemporaine beaucoup plus festive. Pour cette édition 2019 de Camerimage, il présente Celle que vous croyez [3], le dernier film de Safy Nebbou avec Juliette Binoche (sorti en février 2019 à Paris). Un film sur le mensonge et les dangers des réseaux sociaux qui cartonne à l’international [4] depuis sa sortie (classé 3e meilleur film français de l’année en entrées à l’étranger, tous pays confondus). (FR)

Synopsis : Pour épier son amant Ludo, Claire Millaud, 50 ans, crée un faux profil sur les réseaux sociaux et devient Clara une magnifique jeune femme de 24 ans. Alex, l’ami de Ludo, est immédiatement séduit. Claire, prisonnière de son avatar, tombe éperdument amoureuse de lui. Si tout se joue dans le virtuel, les sentiments sont bien réels. Une histoire vertigineuse où réalité et mensonge se confondent.

Comment avez-vous mis au point ce tournage ?

Gilles Porte : J’ai eu la chance que Safy Nebbou, le réalisateur, me contacte près d’un an et demi avant les prises de vues. Nous avions déjà tourné ensemble Dans les forêts de Sibérie [5], aux antipodes de Celle que vous croyez. Le désir de Safy de collaborer ensemble, bien en amont du tournage de son film, nous a permis de bien réfléchir à tous les aspects visuels du film. Avec Cyril Gomez Mathieu, le chef décorateur, complice de Safy depuis toujours – nous avons abordé très tôt les enjeux des décors, de lumière, de cadre mais aussi les costumes, les couleurs, pour traduire à l’écran le trajet du personnage de Claire qui s’enfonce dans le mensonge.
Je me souviens encore des mots de Safy en préparation : « Quelque chose de virtuel… Des couleurs d’ordinateur… Dans les bleus… On ne sait plus si Claire est dans Facebook ou si Facebook est en nous… »

Le personnage de Claire entre en immersion totale dans le virtuel comme certains plonge sous la ouate d’une couette pour mieux s’y lover. Parmi les références évoquées, il y a eu bien sûr la série "Black Mirror" pour son lien avec la vie en numérique, mais aussi pour son filmage, et Faute d’amour, d’Andreï Zviaguintsev, dont l’ambiance glaciale anesthésiée nous a interpellés...

Quels ont été vos choix en matière d’image ?

GP : Isoler le personnage de Claire, montrer sa solitude et l’enfermement à partir du moment où elle crée cet avatar de 26 ans plus jeune qu’elle, était essentiel. C’est pour cela que nous avons choisi de tourner avec peu de profondeur de champ : le diaph était généralement entre 2 et 2,8. La précision de mon focus puller, Steve De Rocco, était chaque jour mise à contribution. Safy, Cyril et moi avons aussi opté pour un format en 2,39:1 afin d’exploiter au maximum les amorces d’écran ou de téléphones. Mon choix s’est donc logiquement porté sur une caméra plein format - en l’occurrence la Sony F65 - avec des optiques sphériques, les Primo 70, que j’avais utilisées précédemment sur L’Échange des princesses. La douceur de ces optiques permettrait de participer au cocon et à la toile que voulait tisser Safy… Un autre outil important sur ce film – et que j’ai adopté depuis - a été le Pillow Lite[6], un projecteur extrêmement doux, une sorte d’oreiller gonflable diffusant rempli de LEDs. J’en avais deux…

Tournage d'une séquence en travelling circulaire avec Juliette Binoche - <p>Gilles Porte : « La lumière du ballon - petite montgolfière - devait absolument être contrôlée afin de ne pas éclairer l'écran de projection sur lequel étaient projetées des images en direct tirées du film <i>Les Liaisons dangereuses</i>.<br class='manualbr' />Le ballon faisait 4 mètres de longueur et 2,25 de diamètre. Sa puissance était de 8 kW (4 x 2 kW) étalés sur une tige interne afin de bien répartir la lumière… Gonflé à l'hélium, le ballon était équipé de nombreux Velcros afin de placer un tissu noir occultant exactement comme je le désirais et donc de contrôler parfaitement la lumière qui s'en dégageait...</p>
<p>Par ailleurs, sur le travelling circulaire qui tournait autour de Juliette Binoche, un Pillow de 80 x 50 cm était placé sous la caméra et était ainsi solidaire de la caméra. Ce Pillow était équipé de LEDs bicolore 90 W blanc chaud / 90 W blanc froid.<br class='manualbr' />La face avant du Pillow était constituée d'une membrane polyuréthane très épaisse et offrait donc à mes prises de vues une diffusion d'une douceur absolue. » - Photo Gregory Bar.</p>
Tournage d’une séquence en travelling circulaire avec Juliette Binoche
Gilles Porte : « La lumière du ballon - petite montgolfière - devait absolument être contrôlée afin de ne pas éclairer l’écran de projection sur lequel étaient projetées des images en direct tirées du film Les Liaisons dangereuses.1 Le ballon faisait 4 mètres de longueur et 2,25 de diamètre. Sa puissance était de 8 kW (4 x 2 kW) étalés sur une tige interne afin de bien répartir la lumière… Gonflé à l’hélium, le ballon était équipé de nombreux Velcros afin de placer un tissu noir occultant exactement comme je le désirais et donc de contrôler parfaitement la lumière qui s’en dégageait...
Par ailleurs, sur le travelling circulaire qui tournait autour de Juliette Binoche, un Pillow de 80 x 50 cm était placé sous la caméra et était ainsi solidaire de la caméra. Ce Pillow était équipé de LEDs bicolore 90 W blanc chaud / 90 W blanc froid.1 La face avant du Pillow était constituée d’une membrane polyuréthane très épaisse et offrait donc à mes prises de vues une diffusion d’une douceur absolue. » - Photo Gregory Bar.

Le Pillow Lite est un projecteur gonflable, conçu avec une membrane de polyuréthane et des LEDs à l’intérieur. La forme du Pillow, l’objet en tant que tel et la lumière extrêmement douce qu’il génère se sont intégrés parfaitement, comme un doudou lumineux, à l’histoire que Safy raconte...
Puis avouez qu’un oreiller lumineux pour surfer sur Facebook à 3 heures du matin, ça tombait plutôt bien, non ?
Le Pillow Lite est une invention française, créée par Olivier Neveu, un homme passionné par la lumière. Olivier intervient au plus près des directeurs(trices) de la photographie, puisque c’est lui-même qui se déplace pour manipuler ses ballons lorsqu’on fait appel à des modules gonflables plus importants que le Pillow. Gregory Bar, chef électricien, et moi-même avions d’ailleurs fait également appel à Olivier sur Celle que vous croyez lors des longues séquences à l’intérieur du grand amphi de la faculté de Jussieu [7] lorsque Claire donne ses cours. Cette fois notre Pillow était géant puisqu’il s’agissait d’une petite montgolfière, gonflée à l’hélium, avec des projecteurs à l’intérieur.

Autre exemple, parmi les difficultés que j’appréhendais, la question des contre-plongées. Comme le personnage de Claire est souvent en train de regarder son téléphone, on allait se retrouver régulièrement avec des angles assez bas pour effectuer le champ contrechamp. C’est aussi dans ce genre de cas de figure où la lumière du téléphone joue le rôle de keylite que le Pillow participe au plan en adoucissant les contrastes sous le menton ou sur le visage de Claire... Également sur des plans plus classiques, comme par exemple ceux chez la psy, le Pillow m’a servi en source latérale et crée sur les visages et dans les yeux une forme en réflexion particulièrement agréable. Aussi bien sur la patiente (Juliette Binoche) que chez la psy (Nicole Garcia).

Gilles Porte et Juliette Binoche sur le tournage de "Celle que vous croyez" - Photo Gregory Bar
Gilles Porte et Juliette Binoche sur le tournage de "Celle que vous croyez"
Photo Gregory Bar

Dans les intérieurs, la ville est très présente à travers les découvertes...

GP : Le film a été tourné la plupart du temps à 1 250 ISO sur la Sony F65, et ce pour exploiter au mieux les ambiances nocturnes de la ville dans l’image. Le choix de l’appartement de Claire, par exemple, s’est fait à partir de cette envie de Safy d’ouvrir l’image sur une ville moderne, envahie par des écrans. A la lecture du scénario, le studio m’apparaissait comme une évidence mais le budget du film de nous a pas permis ce luxe. Safy a donc choisi un appartement qui donnait sur le quartier de Beaugrenelle, dans le 15e arrondissement de Paris, une sorte de Paris anti Amélie Poulain... Le souhait de Safy étant que le spectateur puisse imaginer que cela puisse se passer dans n’importe quelle grande ville... C’est pourquoi j’avais comme consigne de ne jamais filmer la tour Eiffel alors que l’appartement de Claire avait une vue démente au-dessus. Quand la tour Eiffel clignotait - et nous sommes restés trois semaines dans cet appartement ! - je regardais Safy avec des yeux de cocker battu mais il me répondait par un clin d’œil qui me rassurait sur son point de vue.

Et comment avez-vous éclairé cet appartement ?

GP : Nous avions seulement 2,10 mètres de hauteur sous plafond et cet appartement n’était pas situé au dernier étage de l’immeuble où j’aurais pu profiter d’une terrasse mais à l’avant dernier étage ! J’ai donc fait installer des bande de LEDs et grâce au travail en amont avec Cyril et son équipe déco, nous avons masqué ces LEDs par un décroché au niveau des murs. Grâce à une installation WiFi, tout était contrôlable sur iPad et on pouvait littéralement agir en temps réel sur l’image. Pour les découvertes, j’ai commandé des fausses vitres dans lesquelles étaient intégrées des filtres de densité neutre. Les vitres se fixaient par velcro sur les menuiseries existantes - bien plus rapide à changer que les gélatines, et sans prise au vent - en ND6. Par sécurité, j’avais commandé deux fausses vitres en extra, ce qui m’a servi parfois pour doubler en ND12 quand j’ai vraiment trop de lumière en intérieur jour… Et quand il s’agissait de "tomber" les fausses vitres, je peux vous garantir que mon équipe d’électriciens et de machinistes n’avaient rien à envier à la meilleure équipe de mécanos dans une écurie de formule 1 lorsqu’un pilote rentre au stand pour changer de pneus !
L’appartement de Claire donnant sur la Seine avec des péniches qui passent souvent, nous avons repris ces éclairages violents qui éclairent des façades d’immeubles à l’aide d’un SkyPanel installé sur un travelling, notamment lors de la scène d’amour au début du film.

Le sujet est aussi celui d’une femme qui ne veut pas vieillir... Comment aborder ce thème avec une star telle que Juliette Binoche sur le plateau ?

GP : D’abord je tiens à saluer son incroyable talent. Juliette est assurément une des plus grandes actrices avec laquelle j’ai eu la chance de travailler. Son visage est comme une ampoule qui s’éclaire de l’intérieur. Rien qu’en souriant elle est capable en deux secondes de passer d’un personnage à un autre, et de rajeunir de plus de 30 ans. Pour ce film, avec l’accord de Safy, j’ai souhaité travailler sans filtrer lors des prises de vues. Il s’agissait d’une part de respecter le sujet du film et de faire confiance à la métamorphose de l’actrice.
Je savais aussi que je pourrais ensuite utiliser des outils, si nécessaire, sur la console Baselight en étalonnage. Afin que tout le monde soit intégré dans le processus d’image, Safy et moi avons organisé des tests préalables avec Céline, la maquilleuse de Juliette, et l’équipe HMC.

Parlez-moi de ces tests...

GP : En fait, j’ai utilisé, lors de ces essais, des filtres placebo. C’est-à-dire que je mettais des filtres et des étiquettes sur le pare-soleil mais les étiquettes ne correspondaient pas aux filtres. Ma série de filtres était en fait une série de glaces optiques comme celles qu’on utilise pour protéger l’optique dans les scènes d’action... Les baptisant 1, 2 et 3, comme sur les séries classiques de diffusion Soft FX. Les trois prises étant strictement identiques. C’est ensuite, lors de l’étalonnage de ces essais, que Mathilde Delacroix, l’étalonneuse, et moi-même dosions le soft sur la peau de Juliette grâce aux outils qui existent sur Baselight. À la projection, quand nous nous sommes entendus sur le "niveau" de diffusion idéal, j’ai révélé le tour de passe-passe à Céline et Juliette en leur montrant que les trois plans étaient bien issus du même élément en prise de vues... A l’issue de cette projection d’essais, Safy et moi avons rajouté Juliette et Céline auraient accès à la projection d’étalonnage final, afin de juger avec nous de la diffusion choisie. J’ajoutais à cette équation un écran parfaitement étalonné que je demandais à Céline et Greg de se partager afin de toujours travailler de concert. Les captures d’écran que nous recevions chaque jour nous permettaient d’affiner notre collaboration. Quand Céline avait un doute sur un plan, nous organisions des projections pour voir sur grand écran ce que cela donnerait après que Mathilde soit intervenu dessus, ou pas.

Cette méthodologie a d’évidence participé à la sérénité du tournage… Sérénité indispensable quand vous travaillez avec Juliette qui est comme un animal sauvage quand vous la filmez… Elle ressent tout… Son empathie est telle avec le personnage qu’elle incarne qu’elle serait sensible aux battements d’ailes d’une mouche.
Cette ambiance de tournage et cette confiance nous a beaucoup aidés, notamment pour la fin du film quand il s’est agit de filmer les séquences de psychanalyse. Faisant rentrer en scène une autre grande comédienne - Nicole Garcia - qui interprète la psy, je ne souhaitais absolument pas changer ma méthode de travail et ne mettre soudain à filtrer à la caméra. Après tout, là encore dans l’histoire, c’est une femme de 70 ans qui psychanalyse une femme de 50 ans qui elle-même lui raconte avoir pris la place d’une femme de 24 ans...
Là encore, il a fallu faire preuve de pédagogie en proposant également à Nicole et sa maquilleuse de passer à l’étalonnage pour leur faire découvrir des outils dont elles ignoraient tout.

C’est ce qui s’est passé ?

GP : Juliette Binoche n’est pas venue, déléguant la tâche sa maquilleuse et à Romain, son coiffeur, non sans avoir insisté personnellement auprès de moi pour que le moins de choses possibles soit modifiées. Juliette avait vu le film avant les dernières séances d’étalonnage. Elle a exigé à ce que Romain, son coiffeur, et Céline voient le film en entier avant de s’arrêter sur des plans ou des séquences en particulier. Il ne fallait jamais oublier ce que ce film raconte. Juliette assumait totalement ce qu’elle avait vu, pourtant dans des conditions moyennes. 
Nicole Garcia, elle en revanche, est venue et j’ai pu lui faire une longue démo des possibilités du Baselight. Nicole était fascinée. Mais comme Nicole est aussi réalisatrice, elle savait qu’au final, c’était Safy qui allait décider et elle n’ignorait pas du tout le propos du film qu’elle avait accepté.

Une séquence que vous aimez particulièrement ?

GP : Il y en a beaucoup… Étrangement, une des séquences que je garde en mémoire ne fait pas partie de celles que j’ai cadrées. C’est le mouvement de drone effectué au dernier étage de Beaubourg. C’est un pivot important dans le film et pour le personnage principal. Pour fabriquer ce plan, nous avons raccordé un mouvement de Steadicam, cadré par le fantastique Mathieu Caudroy, à un plan de drone alors que la caméra s’élève dans les airs et laisse Claire seule au milieu du cadre, comme suspendu au milieu d’un gouffre. Ce n’est pas toujours facile de raccorder entre deux caméras très différentes, d’autant plus qu’il y avait des courants ascendants très forts ce jour-là mais Brice, le pilote du drone, et l’équipe de Full Motion ont fait un travail remarquable… Safy et moi avons été bluffés et nous avons décidé de laisser les quelques manques de stabilité du plan dus au courant ascendant du vent, estimant qu’ils participaient à la dramaturgie du film.

[1] https://www.afcinema.com/L-Echange-...
[2] https://www.afcinema.com/Budapest-1...
[3] https://www.afcinema.com/Celle-que-...
[4] https://www.unifrance.org/actualite...
[5] Two Pictures a Day in Siberia

Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC.

Production : Diaphana
Mise en scène : Safy Nebbou
Image : Gilles Porte, AFC
Décors et direction artistique : Cyril Gomez
Costumes : Alexandra Charles
Maquillage Juliette Binoche : Céline Planchenault

A propos du Pillow Lite
Le Pillow Lite est un projecteur LED léger de 80 x 50 cm composé d’une enveloppe gonflable en polyuréthane blanche diffusante, avec à l’intérieur des barrettes de LEDs bicolores (2 200 K et 5 500 K) contrôlées par un dimmer LED Master 2 voies HF. Depuis sa création en 2015 par Olivier Neveu, la société nantaise Exalux a depuis signé avec son inventeur un contrat de distribution qui le propose sur son site au même titre que les bandes LED au mètre, les solutions de contrôle HF et aussi leurs propres luminaires (non gonflables à l’origine) baptisés avec humour LedZep.
« Mon idée », explique Olivier Neveu, « c’était d’offrir une solution extrêmement douce en qualité de lumière aux opérateurs, sans rentrer dans des choses lourdes ou encombrantes comme les boîtes à lumière Chimera ou la réflexion. Le Pillow ne pèse que 2,2 kg, peut facilement s’accrocher presque n’importe où et procure une diffusion très uniforme grâce à la texture du ballon qui le compose. »
Disponible en location depuis ses tout débuts chez ACC&LED, il est donc aussi également en vente sur le site d’Exalux avec tous ses accessoires (housse de rangement, connectique et dimmer).