Editorial de la Lettre de décembre 2018
Par Agnès Godard, AFCRemise d’un Special Award à Jean-Pierre Beauviala par le président de l’ASC, Kees van Oostrum, en présence de quelques membres de l’AFC. Aaton, Beauviala, deux noms indissociables, une formule magique, un mot de passe sur tous les continents et partie intégrante du vocabulaire de toutes femmes et hommes qui ont choisi de faire de l’image leur profession.
J’ai accepté la proposition de Gilles Porte d’écrire l’éditorial de la Lettre de décembre dont une partie serait consacrée à Jean-Pierre parce que j’ai eu envie de partager des réflexions sur l’utilisation de la Aaton.
Il n’est pas difficile d’écrire que Jean-Pierre a inventé une caméra unique.
Tout a commencé avec l’idée géniale du moteur à quartz. Puis il a décidé de fabriquer SA caméra. Elle s’appellera Aaton.
Les modèles se succèderont, 16 mm, Super 16 mm, 35 mm, 3 perfos, 2 perfos… en maintenant coûte que coûte une caméra légère, malléable, capable de se lover et ronronner au creux de l’épaule.
En construisant la Aaton Jean-Pierre a créé plus qu’une caméra. Son champ de création le prouve du reste puisqu’il a investi aussi bien le montage avec le time code que le son plus tard avec le Cantar.
Les particularités de la Aaton reflètent une démarche plus ambitieuse que celle de construire une seule caméra. C’est sur la base d’une pensée plus vaste qu’elle a été conçue. Elle répond à une question qui pourrait être formulée ainsi : « Que faut-il pour, non seulement filmer mais pour faire un film, des films autres et autrement ? Comment une caméra à elle seule pourrait changer la manière de travailler ? ».
C’est dans un champ qui dépasse le seul domaine de la prise de vues et s’inscrit dans le Cinéma de manière plus globale que prend place l’invention de la Aaton. Elle s’adresse aussi bien aux metteurs en scène qu’aux opérateurs et opératrices.
Beaucoup de metteurs en scène ne s’y sont pas trompés, ils ont bien compris que cet outil ouvrirait des portes.
Quand la Aaton de Jean-Pierre est arrivée, ce fut une révolution. Elle l’a d’abord été pour le film documentaire mais elle n’a pas tardé à s’immiscer et s’installer sur les films de fiction. Elle a été choisie pour des films de tout registre, de l’intimiste au plus spectaculaire, qui ne se rappelle pas le débarquement du Soldat Ryan, de Spielberg par exemple… il y en avait une dizaine paraît-il.
En 16 mm ou en 35 mm, la Aaton s’est même imposée comme caméra principale. J’ai tourné un très grand nombre de films avec la Aaton comme seule caméra.
Je me rappelle avec tellement de plaisir le tournage de Golden Door, d’Emmanuel Crialese – spécialement en studio - passer la Aaton de la grue à mon épaule – pour filmer les dortoirs ou bien le pont du bateau avec une centaine d’acteurs et de figurants. Nous étions en 35 mm Scope 3 perfos, Crialese jubilait, on enchaînait les magasins pendant qu’il criait : « C’est génial on peut faire des phrases ! »
Je me rappelle mon insistance à tourner Beau travail en 35 mm avec la Penelope, l’exaltation de filmer les légionnaires à l’entraînement, il faisait 45 ° et il fallait courir ou bien improviser sur la chorégraphie de Bernardo Montet que je découvrais sur le plateau du Goubet à Djibouti.
Ce tournage a sans doute été l’acmé de mon expérience Aaton qui avait commencé bien avant : filmer avec curiosité et audace, à la manière d’un premier regard / filmer comme danser, trouver le rythme des acteurs et inventer celui de la caméra à son tour / filmer et se faire accepter ou se faire oublier / maîtriser mais aussi accepter de flotter dans un déséquilibre d’où naît l’inattendu / oublier la caméra, l’effort et les contraintes, n’être rien d’autre qu’un regard / oser improviser quand l’occasion est trop belle / trouver une manière de travailler et se l’approprier / prendre position physiquement, mentalement, pratiquer en quelque sorte la foi dans les images / avoir accès à beaucoup de possibles insoupçonnés y compris, et surtout, chercher inlassablement des images que le spectateur pourrait recevoir comme celles de sa propre vision et non plus celles d’une vision donnée, des images qui s’imposent et imposent leur évidence sans obstacles…
C’est au cœur de ces dernières lignes que surgissent le mieux la présence, la collaboration, la contribution exceptionnelles de Jean-Pierre à notre activité, aux films, au cinéma.
Au cours des échanges que j’ai eus avec des collègues d’ici et d’ailleurs, je n’ai entendu que des avis qui décrivent une « caméra vivante », une « caméra participante » ce qui, par effet miroir, ne peut qu’évoquer son inventeur.
Nul doute qu’en planchant sur sa Aaton il savait ce qui engage en filmant. Nul doute qu’il a pensé la place à laquelle la caméra doit prétendre. Une pensée fondatrice d’ingénieur « observateur et participant » dont le contenu est celui du manque auquel nous devons faire face trop souvent aujourd’hui.
Visionnaire, il a inventé une caméra qui a reconstitué le cinéma différemment. En privilégiant des options visant liberté et novation, il lui a donné des qualités qui restent intactes en traversant le temps.
C’est ce que l’ASC a célébré en lui remettant un Special Award qui couronne l’importance et la réussite de son accomplissement. J’ai eu la chance d’être présente lorsqu’il lui a été remis. Je dois dire qu’une ombre est passée en pensant que ça ne venait pas d’ici. Ce serait inconcevable, impardonnable qu’il ne soit pas honoré, ici, pour sa très riche pensée du cinéma.
Les termes entre guillemets sont empruntés à Luc de Heusch, réalisateur et anthropologue.