Festival de Cannes 2024
Emmanuelle Collinot parle de ses choix à l’image pour "Ma vie, ma gueule", de Sophie Fillières
Par Brigitte BarbierBarberie Bichette, qu’on appelle à son grand dam Barbie, est confrontée à de nouveaux défis à l’aube de ses 55 ans. Elle sombre dans la noirceur, la violence et l’absurdité tout en se débattant avec son identité.
Avec Agnès Jaoui, Edouard Sulpice, Philippe Katerine.
Agnès Jaoui apparaît à l’écran dans toute sa nudité, celle de l’apparence dépouillée de tout artifice.
Emmanuelle Collinot : Effectivement, Agnès Jaoui apparaît sans fard, et très peu maquillée pour servir au mieux le personnage de Barbie. Sophie Fillières a toujours aimé que les comédiennes soient belles et bien filmées – par exemple dans son film précédent La Belle et la belle. Dans Ma vie, ma gueule, c’est un peu différent, le personnage de Barbie est sur le fil, il se débat avec ses craintes et ses aspirations. Barbie nous apparaît dans sa vie intime, c’est-à-dire telle qu’elle est mais aussi seule face à elle-même, dans un espace censé échapper à tous les regards. Il fallait trouver la bonne distance pour la caméra, mais aussi être très léger sur le maquillage et d’une certaine façon assez "brut". Une image trop apprêtée n’allait pas dans le sens du personnage.
Filmé avec une caméra portée, le film nous convoque dans une proximité avec le personnage. C’est vraiment un choix artistique ?
EC : Oui, c’est un vrai choix ! Tout d’abord c’est une grande liberté, pour se placer, pour se déplacer, s’adapter au mouvement des comédiens et c’est aussi un gain de temps non négligeable. Mais surtout pour ce film cela apporte un léger flottement qui accompagne le personnage de façon assez juste. Par exemple, la scène dans la chambre d’hôpital avec Barbie et le docteur Boulin, ils sont tous les deux assis mais on sent un léger mouvement dans l’image que je n’ai pas voulu atténuer en postproduction car il me semblait en phase avec l’état de Barbie à ce moment-là… C’est comme une image mentale…
Jusqu’alors, je n’avais jamais proposé à Sophie de tourner à l’épaule ; elle était tellement précise pour les cadres, aimait les plans très structurés. Mais sur ce film elle avait envie de faire différemment. Elle avait vu un film que j’avais entièrement tourné à l’épaule (Un hiver en été, de Laetitia Masson) et avait été séduite.
Par ailleurs, Sophie voulait un tournage léger et mobile, avec une petite équipe. Donc peu de lumière, un camion à partager, un chef électro, un assistant et un stagiaire.
À plusieurs reprises sur le tournage elle m’a confié à quel point elle aimait cette façon de tourner, et le temps que cela redonnait à la mise en scène ! J’aurais tellement aimé pouvoir discuter avec elle du film fini, de notre parti pris… Mais je suis sûre qu’elle serait contente et dirait : « … Hum, ça ressemble à un film de Sophie Fillières ! ».
La caméra est presque toujours placée frontalement par rapport à Agnès, c’est vraiment l’unité du film.
EC : Oui, cette frontalité participe au désir de ne pas être dans une démarche de séduction, de devoir affronter cette nouvelle vie mais aussi de la vie elle-même qui vient frontalement la percuter.
Le découpage est une étape importe pour donner une identité au film, les méthodes pour le faire varient beaucoup selon les réalisateurs.
EC : Sophie a besoin de se mettre dans la peau du personnage pour comprendre comment le filmer. En repérage, dans les décors, elle joue tout le texte de la séquence et elle teste des actions, doit-elle se lever à ce moment-là ou plus tard ? C’est sa manière de donner de la crédibilité au personnage. C’est par le corps que ça s’exprime en fait. Je fais des photos ou je filme ces différents moments où elle joue la scène, via l’application Artemis, puis on regarde ensemble et on discute. Pour certaines scènes les choix ont été évidents, pour d’autres on a cherché, essayé différents axes, ou un plan-séquence… Après cela je notais la focale choisie, et avec Benoît Seiller, l’assistant de Sophie, on faisait un plan avec les différents axes par séquence. C’est un vrai pré-découpage très précieux au moment du tournage, mais qui peut aussi évoluer au moment de la mise en place avec les comédiens.
Sophie était très attachée au dialogue, très précise sur les mots qu’elle avait écrits. Et pour elle, le dialogue se dit en place. Elle n’aimait pas beaucoup faire parler les acteurs lorsqu’ils sont en train de marcher ! Bien sûr il y a des exceptions !
Pour filmer une comédienne de tous les plans, sans maquillage et sans possibilité de lumière très sophistiquée, le choix des optiques et de la caméra est encore plus crucial.
EC : J’aime le rendu des optiques Zeiss GO, mais pour ce film il me manquait un 40 mm dans la série. Et puis j’avais vu le film Nomadland, de Chloé Zhao, avec Frances McDormand, le personnage a tout quitté pour vivre dans une caravane et, là aussi, la comédienne est sans fard. J’avais bien aimé l’image, avec un rendu assez doux. J’ai appris que le film avait été tourné avec la série Ultra Prime, je me suis donc tournée vers elle. Et puis je ne voulais pas d’optiques trop "lookées", pour avoir de la latitude à l’étalonnage. J’ai parfois utilisé un diffuseur Classic Soft pour les gros plans d’Agnès et il y a eu un peu de travail de make-up à l’étalonnage mais très léger !
J’aime bien les couleurs chez Sony, j’ai choisi la Venice 1. Ce qui m’intéressait aussi, c’était le double ISO.
Comment s’est passé le montage du film, toute la postproduction ?
EC : Sophie souhaitait que ce soient ses enfants, Agathe et Adam Bonitzer, qui supervisent le montage et la postproduction, avec le monteur François Quiqueré, la productrice Julie Salvador, le mixeur Jean-Pierre Laforce et moi-même. Pour l’étalonnage, je me fiais à ce que je connaissais de ses goûts, de ses envies spécifiques pour Ma vie, ma gueule.
(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)