Festival de Cannes 2019
En croisade sur la côte d’Opale
Entretien avec le directeur de la photographie David Chambille à propos de son travail sur "Jeanne", de Bruno DumontAvec Lise Leplat Prudhomme
Sortie le 11 septembre 2019
Les prémisses du film, la rencontre et la préparation
David Chambille : Jeanne est ma première collaboration avec Bruno. Nous nous sommes rencontrés pour la première fois et pour ce film via la production. Le contexte de fabrication était compliqué. Peu de financement, donc peu de temps pour la fabrication et peu de moyens techniques. La simplicité et la capacité d’adaptation sont vite devenues les maîtres mots. Nous nous sommes vus peu de fois en préparation. Bruno est très précis sur son texte - ici adapté quasi littéralement du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, de Charles Péguy, sur les lieux dans lesquels il souhaite tourner (souvent la côte d’Opale), sur ses choix d’acteurs (dont beaucoup d’amateurs venant de la région), sur son découpage… Peu de place aux réunions de production interminables et aux tergiversations. Il fait des choix tranchés, rapidement, auxquels on se tient. A nous après, avec l’assistant réalisateur, la scripte - qui est une fidèle de Bruno-, le HMC, la déco et le directeur de production de mettre en œuvre ce qui est nécessaire (ou possible…) pour concrétiser ses envies. Sur le plateau, on respecte scrupuleusement le découpage prévu. Bruno prend des décisions peu conventionnelles, c’est le moins qu’on puisse dire : choisir une enfant de 11 ans pour incarner Jeanne au moment de sa mort, tourner les prisons de Rouen dans un bunker de la Seconde Guerre mondiale, et les abords de Paris dans les dunes de la côte d’Opale. Et je pense qu’il fuit en prépa les trop longues réunions pour ne pas que ses idées instinctives et singulières puissent être lissées et aseptisées par trop de discussions.
Les références artistiques
DC : Pour les références visuelles, nous avons évoqué des peintres du début de la Renaissance italienne comme Piero della Francesca ou Fra Angelico, ainsi que des Primitifs flamands tels que Jan Van Eyck, Jérôme Bosch ou Rogier van der Weyden. La simplification géométrique des volumes et la neutralité de la lumière éloignent ces peintres d’une considération uniquement naturaliste. La lumière est enveloppante, donnant simplement à voir les visages et les corps sans chercher à donner du sens. La lumière n’est pas vraiment justifiée (par une fenêtre ou une bougie) et ne prend pas en charge non plus l’aspect temporel du tableau (le matin, le soleil couchant…). Seuls des effets assez simples de perspective et d’aplats de couleurs viennent soutenir la composition. C’est dans cette direction que nous sommes allés pour Jeanne. Nous avons travaillé la lumière de façon très enveloppante, très douce, sans jamais chercher à la justifier par des éléments de décor concrets et réalistes. Sans chercher non-plus à faire des effets flatteurs, des contre-jours, des clairs-obscurs, des pénombres… Bruno souhaitait une image claire, précise, où l’on distingue bien les visages, les regards. Une image qui n’apporte pas de sens évident et univoque, et qui nous laisse seul face au mystère et à l’incompréhension du monde.
Sur le choix de la caméra
DC : Bruno n’a pas d’idée préconçue pour le choix de la caméra. Il veut voir différentes propositions, et choisir en salle de projection. On a décidé de comparer plusieurs caméras directement sur les décors choisis pour le film (les dunes et les bunkers de la côte d’Opale ; la cathédrale d’Amiens). Notamment une RED Helium, une Arri Alexa Standard et une Alexa XT en OpenGate (compte tenu du budget nous devions aussi faire avec la disponibilité du matériel chez TSF). Dans la cathédrale d’Amiens où nous avons tourné, qui fourmille de détails et de sculptures, la RED s’est révélée à nos yeux trop définie, trop crue, donnant à voir une image hyperréaliste, concrète, sans mystère. L’Alexa nous paressait moins agressive dans le rendu des détails fins, donnait plus naturellement une image picturale, ronde, permettant un décalage poétique de la réalité que nécessitait l’évocation de l’époque du procès de Jeanne d’Arc.
En revanche nous avons été séduits par le rendu de l’OpenGate. Nous voulions tourner avec un angle de champ plutôt ouvert, proche des comédiens, notamment dans la cathédrale, et la surface de capteur supplémentaire nous permettait, à cadre égal, de pouvoir utiliser une focale un peu plus longue (le 40 mm au lieu du 32 mm par exemple). Ainsi, il nous a semblé que l’image gagnait en profondeur, en tridimensionnalité presque, que les corps se perdaient encore plus dans l’immensité de l’église, que l’avant-plan et l’arrière-plan se détachaient plus. D’ailleurs je pense que si les caméras grand-capteur avaient été disponibles à ce moment-là (ou dans nos moyens…) nous nous serions tournés vers elles, pour aller encore plus loin dans cette voie qui rendait honneur au monumental du décor.
Des optiques pour la cathédrale
DC : Nous avons choisi la série d’optiques Zeiss Ultra Prime pour sa gamme complète de focales courtes et moyennes, pour sa précision et aussi tout simplement car nous ne pouvions pas nous offrir une série plus récente.
Par ailleurs nous nous sommes rendu compte, dans cette imposante cathédrale, que nous souhaiterions faire beaucoup de fortes contre-plongées. Comme Bruno privilégie les courtes focales, les nombreuses lignes verticales du style gothique de la cathédrale se retrouvaient déformées et inclinées. Nous avons alors choisi d’utiliser parfois un système à décentrement (Arri Shift & Tilt) pour pouvoir placer la caméra au ras du sol, en contre-plongée, tout en gardant les lignes du décor parfaitement verticales.
Sur le choix du format
DC : Comme pour la caméra, Bruno n’avait pas d’idée arrêtée pour le format du film. Il a auparavant le plus souvent privilégié le format Scope. Ici, la verticalité de la cathédrale nous a poussé à nous orienter vers un format moins panoramique. Le 1,66 ne nous a pas satisfaits à la projection des essais. La simplicité du 1,85 nous a paru plus cohérente avec nos décors et l’évocation que nous voulions faire de cette époque.
Ne pas chercher le réalisme
DC : L’univers représenté est complètement dé-réalisé. Les lieux n’ont pas de réalité concrète et encore moins historique ; les volumes, les perspectives, les distances, les circulations sont fausses, déstabilisantes ; le déroulement du temps n’est pas concret non plus, jamais précisé par les effets habituels de lumière. Il s’agit de gommer les artefacts habituels d’un réalisme conventionnel pour aller vers une évocation poétique, décalée, irrationnelle et grinçante.
Sur le protocole de tournage pour l’image
DC : Bruno a mis en place un protocole de tournage assez radical sur le tournage de Jeanne. Il s’éloigne du plateau, laisse l’équipe préparer techniquement le plan prévu à l’avance - nous avons tous un découpage précis fourni en préparation - et intervient par la suite en observant le retour vidéo. Nous devons suivre scrupuleusement ce découpage imaginé à l’avance, ce qui peut paraître mécanique. Mais en même temps et de fait, nous avons sur le plateau une grande autonomie et une forme de liberté dans la préparation du plan. A chacun de faire au mieux avec son style pour correspondre à la demande initiale. Je m’y suis plutôt bien retrouvé dans cette façon de faire. Il est toujours possible de proposer un axe légèrement différent ou d’apporter une amélioration dans la conception du plan dans la mesure où cela est cohérent.
Sur le protocole de tournage pour les comédiens
DC : Ils sont équipés d’oreillettes et Bruno communique avec eux par micro. Pendant la mise en place, il leur explique ce qu’ils doivent faire, pendant la prise, il leur dicte le texte et leur donne des indications en temps réel. J’écoutais parfois également avec un retour son ce qu’il disait aux comédiens pour pouvoir anticiper leur déplacement au cadre ou comprendre ce que Bruno était en train de chercher.
Sortir des conventions et la croix du gaffer
DC : Il aime bien déconstruire les scènes, tourner dans le désordre, ne pas respecter la chronologie, demander aux comédiens de dire leur texte sans personne pour leur donner la réplique sinon une croix de gaffer… tout ce qui peut faire sortir le tournage de ses gonds, l’éloigner d’une routine conventionnelle et stéréotypée.
La caméra reste proche des acteurs. Les focales au-delà du 50 mm sont à bannir, car elles écrasent trop la profondeur et la perspective. Les regards sont en toutes circonstances très proches de l’axe optique, dans le pare-soleil la plupart du temps. L’image est précise, nette. Les regards doivent être brillants, frontaux, expressifs.
La Bataille à cheval
DC : Cette séquence a nécessité des moyens particuliers. Il s’agit d’une scène de bataille entre deux armées à cheval. Il ne nous était pas possible évidemment de reconstituer un réel combat, et ce n’était de toute façon pas le souhait de Bruno. L’idée était plutôt de décaler à nouveau la réalité et de transformer cette bataille sanglante en un ballet à cheval chorégraphié et merveilleux, comme un rêve éveillé, naïf et enfantin, de la Jeanne du film.
Nous avons reçu l’aide de la Garde républicaine de Paris, de leurs cavaliers et de leurs chevaux. La chorégraphie était minutieusement préparée et répétée. Nous avons utilisé deux caméras ce jour-là pour pouvoir filmer plus rapidement car les chevaux ne peuvent pas répéter leurs mouvements sur une période trop longue. Une troisième caméra, sur drone, nous a permis d’avoir un point de vue en plongée totale. Les chevaux dessinaient alors sur le sol des lignes et des courbes en mouvement.
Sur l’éclairage
DC : Nous avons tourné à l’intérieur de la cathédrale d’Amiens à la fin du mois d’août. Elle n’était pas fermée au public et le matin s’y déroulait quotidiennement un office. Nous ne pouvions tourner alors que l’après-midi et en soirée. La lumière baissait rapidement derrière les vitraux, d’autant plus que nous avons souvent eu du mauvais temps, et nous avons dû ré-éclairer beaucoup pour maintenir une continuité crédible. Nous avons utilisé des Arri M90 et des M40 en réflexion directement sur les murs ou les arcades de la cathédrale. Et à d’autres moments sur des grands cadres de toiles blanches rediffusées elles-mêmes par une toile de soie fine. Nous arrivions ainsi à couvrir de vastes zones de la cathédrale avec une lumière douce et neutre. Quelques PARs et découpes accrochés dans les coursives venaient éclairer certains détails précis ou donner du relief sur des aplats de bois ou de pierres.
Les murs de la cathédrale ont une très belle texture gris-clair, avec beaucoup de nuances, de reliefs et d’ombrages dans la pierre. C’était pour moi une base magnifique de laquelle ressortaient merveilleusement bien les visages et les costumes colorés.
Au sujet de la postproduction
DC : Nous avons effectué la postproduction chez M141, sur un Da Vinci Resolve. Pour l’étalonnage, j’ai travaillé, comme souvent, avec Serge Antony.
Bruno affectionne particulièrement une lumière neutre, voire froide, sur les visages. Toute lumière trop chaude est à bannir. Il déteste quand un « jus jaune » vient salir et diminuer la force de l’image. Pour lui, avec une lumière blanche-froide les contrastes sont plus marquants et l’image est globalement plus saisissante. Nous sommes donc allés dans cette direction à l’étalonnage, l’image devenant de plus en plus froide à chaque passe… Nous avons veillé également à conserver les regards lisibles, à garder la brillance et la netteté dans les yeux.
Ne pas chercher de temporalité
DC : Nous n’avons jamais réellement cherché à donner une indication de temps ou d’heure de la journée par l’étalonnage. Les ambiances sont restées neutres et non-réalistes.
Des retouches au labo
DC : Bruno aime bien se servir de l’étalonnage pour effectuer quelques trucages numériques simples. Par exemple effacer une maison de style contemporain dans un arrière-fond ou un avion dans le ciel. Dès le tournage, il anticipe cette possibilité de trucage numérique et décide de laisser certains défauts apparents pour gagner du temps ou de l’énergie. Ce qui pose quand même la question du temps accordé à ces retouches sur la période l’étalonnage. Ce qui était considéré auparavant comme un plan truqué, à envoyer aux SFX, devient facilement aujourd’hui un plan corrigé directement en salle d’étalonnage, sans pour autant qu’une durée de travail claire soit établie à cet effet.
(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)