Entretien avec Eric Gautier, directeur de la photographie d’"Into the Wild" de Sean Penn
propos recueillis par Didier PéronLibération, 9 janvier 2008
Directeur de la photo ayant travaillé avec quelques-uns des plus importants cinéastes français (Leos Carax, Arnaud Desplechin, Patrice Chéreau, Olivier Assayas, Alain Resnais), Eric Gautier élargit son champ d’action. Après Carnets de voyage, sur la jeunesse du Che et sous la direction du Brésilien Walter Salles, il était le complice de Sean Penn sur Into the Wild. Il raconte son équipée américaine.
Quel a été votre premier contact avec Sean Penn ?
Eric Gautier : En fait, il m’a téléphoné alors que j’étais en plein tournage de Cœurs d’Alain Resnais. Il avait aimé Carnets de voyage de Walter Salles et Intimité de Patrice Chéreau, deux films de styles très différents sur lesquels j’avais travaillé. Avant de m’envoyer le scénario, il voulait savoir si j’étais prêt à me lancer dans une aventure qui allait prendre huit mois, d’avril à novembre 2006. On s’est très peu parlé en fait.
Penn avance toujours sur l’intuition, il fait des paris incroyables. Il cherchait un opérateur étranger, ne voulait pas d’un opérateur américain. Il s’agit d’un film avec des problèmes de logistique énormes et il voulait éviter la lourdeur d’une grosse équipe américaine traditionnelle, où l’on résout tout par l’argent. Il voulait quelque chose de plus souple. Je suis parti à San Francisco deux jours après la fin du Resnais, déjà passablement rétamé de fatigue. Penn est venu me chercher lui-même à l’aéroport et m’a ramené chez lui en voiture, ce qui, au passage, résume bien le personnage : très direct, très simple et amical. En fait, je pensais qu’il hésitait encore, mais j’étais déjà embauché, et un mois après on tournait les premiers plans en Alaska.
Comment vous êtes-vous préparés au tournage ?
EG : On a vu des films ensemble, pour essayer d’inventer un langage commun. J’avais apporté Gerry, de Van Sant, à cause du thème commun entre les deux films : la nature, qui semble d’abord sympathique puis devient un environnement hostile. Penn ne l’avait pas vu. On a aussi regardé des choses comme Voyage au bout de l’enfer, Apocalypse Now… Penn est très influencé par le cinéma américain des années 1970, et on s’est tout de suite très bien entendus là-dessus.
Quelles étaient les difficultés particulières du film ?
EG : La complexité du projet tenait au désir de Sean Penn d’être très scrupuleux sur la réalité de ce qui était arrivé à McCandless, avec un côté brut, documentaire, tout en s’efforçant de raconter vraiment une histoire de fiction, avec des zooms, des longues focales, des plans d’hélicoptère, des mouvements de grue. Il avait peur aussi de tomber dans l’excès paysagiste, que l’on soit englouti par la beauté des sites et que l’on fasse juste un film d’images d’Epinal.
On tournait tout le temps à plusieurs caméras, deux voire trois, mais avec une seule prise. Avec les comédiens, Penn discute beaucoup avant, mais il ne fait pas de répétition et laisse place à l’improvisation. J’ai aussi très vite été confronté à deux principales contraintes dans le plan de travail : les saisons en Alaska, puisque McCandless arrive là-bas en avril et meurt en août, et le régime de l’acteur, Emile Hirsch, qui devait d’abord être très maigre puis reprendre du poids. On ne pouvait pas tourner dans la chronologie des événements et on a été obligés de faire beaucoup d’allers-retours, de réviser le plan de travail en permanence. J’ai pris 46 avions pendant le tournage, traversé huit Etats différents, on a filmé un peu au Mexique, soit en tout une quarantaine de lieux de tournage.
Penn vous a-t-il dit ce qui lui plaisait tant dans cette histoire ?
EG : Je crois que ça entre en résonance avec beaucoup de choses de son enfance. Son père, en particulier, l’emmenait dans le désert, dans la brousse pour des grandes virées. Le dimanche, il m’embarquait parfois pour des balades, chasser les serpents à sonnette, il a un côté très indien. Je pense qu’il est sensible aussi à l’idéalisme adolescent, et pas seulement en souvenir de ce qu’il a été, mais parce que ses enfants ont aujourd’hui 14-16 ans.
Le film est une traversée du paysage de l’Ouest américain, avec une attention portée à ceux qui ont choisi de vivre en marge de la société…
EG : J’ai l’impression que Penn est très honnête avec ça. Il ne les regarde pas seulement comme des gens qui auraient forcément raison de vivre ainsi sous prétexte qu’ils sont en rupture avec la majorité américaine et les standards dominants. Par exemple, ces gens qui vivent sur les " slab cities " dans le désert du Colorado, des campements sur d’anciennes pistes d’atterrissage de l’armée. C’est des drôles de gens. Il y a un truc qui est vain dans tout ça : des communautés de marginaux qui revendiquent une totale liberté en rupture avec la société, et qui dans le même temps ont l’air lobotomisés, écrasés par un soleil de plomb atroce.
Avez-vous eu peur de ne pas pouvoir surmonter les impératifs d’un tournage en extérieur dans des zones souvent difficiles d’accès ?
EG : Les premiers repérages en Alaska étaient terrifiants. On a atterri à Anchorage en pleine tempête de neige, on roulait dans le blizzard et je me suis demandé : « Comment vais-je réussir à tourner dans des conditions pareilles ? » Après, on se programme. Je savais que je faisais une course d’endurance. Il y avait un noyau très solidaire, le " gang " central, qui était là tout le temps : Penn, son assistant, Emile Hirsch et le décorateur Derek Hill. Et on pouvait aussi bien être 120 sur le tournage et puis s’éclipser tous les cinq, sacs à dos, pour tourner des plans en équipe légère. Le budget de 32 millions de dollars s’explique aussi par la logistique, avec du transport de matériel, des ponts provisoires au-dessus des rivières, des grues. Rien que pour tracter le bus dans la zone où a été reconstitué le bivouac, ça a été un véritable casse-tête.
Avez-vous ressenti une certaine rigidité des corporatismes professionnels dans l’équipe américaine ?
EG : Non, pas du tout. C’est moi qui cadrais par exemple, normalement je n’en ai pas le droit, il faut prendre un cadreur. J’ai discuté avec le type du syndicat, je lui ai expliqué ma façon de faire et il m’a donné l’autorisation. On peut toujours discuter avec les gens et les convaincre. Normalement, un technicien a un savoir-faire, c’est comme ça qu’il faut faire, c’est l’habitude. Or, pour moi, c’est précisément parce que j’ai une expérience que je veux aller vers quelque chose que je ne sais pas faire.
On essaie d’inventer à chaque fois quelque chose de nouveau, et aux Etats-Unis, il y a une écoute formidable pour essayer des matériels différents, des approches nouvelles. Parfois, je voyais que les types étaient inquiets parce que tel travelling allait être un peu bancal, trop vite posé, mais la volonté de Penn était qu’on ne soit pas dans le confort, et il a l’énergie pour embarquer tout le monde avec lui. Chacun était impliqué, il organisait des projos de premiers essais de montage qu’apportait le monteur Jay Cassidy, avec qui il travaille tout le temps. Le moindre chauffeur de camion était présent. Ça participe de cet esprit d’aventure collective que Penn sait créer.
Dans le plan final, la caméra part d’un gros plan du visage d’Emile Hirsch, puis s’éloigne par la vitre du bus et s’envole dans le ciel. Comment avez-vous fait ?
EG : C’est la combinaison entre une grue géante, la plus grande au monde, 33 mètres de long, et des prises de vues en hélicoptère. Il fallait tourner à très grande vitesse pour harmoniser un mouvement de zoom arrière – réalisé à l’aide de la caméra accrochée à la grue – avec le plan tourné depuis l’hélicoptère. Avec tout un calcul savant pour que le raccord entre la grue et l’hélicoptère soit possible en numérique.
(Propos recueillis par Didier Péron, Libération, 9 janvier 2008)