Entretien avec le chef électricien Jim Plannette
Vous décrivez votre père Homer Plannette, chef électricien durant l’âge d’or de Hollywood, comme votre mentor. Comment a-t-il influencé votre approche de la lumière ?
Jim Plannette : Mon père a combattu pendant la Première Guerre mondiale et à son retour, certains de ses amis travaillaient au Selig Studio à Glendale, Los Angeles. Ils lui ont trouvé un emploi dans le département caméra et il gagnait $25 par semaine. Son frère Paul travaillait comme électricien et ils avaient un syndicat, donc il gagnait $50 par semaine. Il a dit à mon père : « Viens là où est l’argent ». C’est ainsi que mon père est devenu chef électricien plutôt que chef opérateur, ce qu’il avait certainement la capacité d’être. Autrefois, un chef électricien n’était pas mentionné au générique. Donc les crédits de mon père sur IMDb sont incomplets : ce ne sont que les films dont il m’a parlé et que j’ai ajoutés moi-même. Mais il a une filmographie incroyable composée de classiques comme Shanghaï Express (1932), La vie est belle (1946), Le train sifflera trois fois (1952), Le Journal d’Anne Frank (1959) et La Plus grande histoire jamais contée (1965).
Je rendais souvent visite à mon père sur ses tournages et il m’a donné le meilleur conseil que j’ai jamais reçu sur la lumière lorsque je lui ai demandé : « Comment sais-tu où mettre tous les projecteurs ? » Il a répondu : « Il suffit d’apprendre à regarder la lumière et ce qu’elle fait. Ensuite, quand tu devras la recréer, tu auras une image en tête ». Bien que nos carrières n’aient coïncidé que pendant quelques années, j’ai pu travailler un peu avec mon père. C’était un chef électricien très exigeant mais il savait ce qu’il faisait. Une fois, j’allumais un projecteur à arc pour lui sur l’échafaudage et il m’a montré du doigt et a dit : « Si ce projecteur clignote, pas de dîner ! » Donc ça n’a pas clignoté. [Rires]
Mon père a toujours essayé d’éclairer de manière naturelle afin d’aider à raconter l’histoire sans détourner l’attention du spectateur, ce qui à mon avis est vraiment la voie à suivre. Je n’aime pas les films dans lesquels je peux voir le chef opérateur dire : « Hé, regardez-moi ! » Pour moi, ce n’est pas comme cela qu’on fait et ce n’est pas non plus ce que veut le réalisateur.
Bien que votre père vous ait baigné très jeune dans le monde du cinéma, il vous a déconseillé de suivre la même carrière que lui.
JP : Quand j’avais 18 ou 19 ans, j’ai dit à mon père : « Tu sais, peut-être que je me lancerai dans le cinéma ». Il a répondu : « Ne fais pas ça, parce qu’il n’y a pas de garantie ». Ce qui est vrai. Mon plus vieil ami allait devenir avocat, alors j’ai fait une licence de sciences politiques avec l’intention d’intégrer ensuite une faculté de droit. Cependant, j’ai dû arrêter mes études pendant un semestre pour gagner de l’argent. La solution la plus rapide était de travailler dans le cinéma et je ne suis jamais revenu en arrière. Être le fils d’un chef électricien a été utile au début mais si vous faites bien votre travail, personne ne se soucie de qui sont vos parents. Cela vous mettra le pied dans la porte mais ça ne vous gardera pas à l’intérieur.
Lorsque j’ai commencé comme électricien, je demandais au chef électricien ou au directeur de la photographie si je pouvais regarder les rushes et ils disaient toujours : « Bien sûr ». À l’époque, on regardait les rushes le lendemain à l’heure du déjeuner. Je me remémorais ce que nous avions fait la veille et je voyais si ça marchait ou pas ; c’est comme ça que j’ai appris. Aujourd’hui, avec le numérique, nous avons les rushes instantanément. Tout ce que vous avez à faire, c’est de regarder le moniteur et c’est ça votre éducation. Beaucoup de gens de mon équipe sont enthousiastes et veulent apprendre. Ils font des suggestions, auxquelles je réfléchis, et si elles sont bonnes, je dis : « Oui, faisons ça ».
Vous avez raconté avoir rompu avec le premier chef opérateur qui vous a engagé, Richard H. Kline, parce qu’il vous commandait sans cesse sur le plateau et ne vous donnait aucune liberté.
JP : Richard avait travaillé avec mon père en tant qu’assistant opérateur sur La Reine de Broadway (1944) et il m’a engagé comme électricien sur Le Mystère Andromède (1971). Un ami, Colin Campbell, et moi étions les plus jeunes de l’équipe et faisions la plupart du travail. Le chef électricien, Everett Lehman – qui était un chef électricien très expérimenté de l’Universal – n’a rien fait car Richard ne voulait pas qu’il fasse quoi que ce soit. Son mode opératoire était d’engager un jeune chef électricien qui suivrait ses ordres à la lettre.
J’étais le "best boy" sur le film suivant dont Richard a fait l’image, Kotch (1971), et le chef électricien sur celui d’après, Hammersmith Is Out (1972). Mais Richard ne collaborait pas. Il disait juste : « Mets ça ici, mets ça là-bas ». Lorsqu’il m’a appelé la fois suivante, il a dit : « Je fais un film à la Fox. Je dois utiliser un chef électricien de la Fox mais j’aimerais que tu sois le "best boy" ». J’ai vu cela comme l’occasion de partir et j’ai dit : « Maintenant, je suis chef électricien. Je ne serai plus un "best boy" ». Je suis resté ami avec Richard mais ce n’est pas le genre de chef opérateur avec lequel je veux travailler. Je veux travailler avec quelqu’un qui pourrait y arriver sans moi et sans lequel je pourrais y arriver mais tous les deux, nous y arriverons mieux. Aujourd’hui, bien sûr, je peux choisir. Donc j’ai pu travailler avec des directeurs de la photographie qui étaient de véritables collaborateurs.
Faire un film est un travail difficile. Personne ne le fait tout seul. Je ne suis pas d’accord avec la politique des auteurs. Je trouve que c’est de l’ego de dire : « J’ai fait ce film ». Non, tu n’as pas fait ce film. Nous l’avons fait ensemble. Je suis en bas de la liste mais j’étais quand même impliqué, j’ai contribué. Lorsqu’un chef décorateur remporte un Oscar, le directeur artistique et l’ensemblier le remportent aussi, ce qui montre qu’ils ont apporté leur contribution. C’est cela le plaisir de collaborer.
Dans les années 1970, vous avez travaillé avec des directeurs de la photographie emblématiques comme John A. Alonzo et Sven Nykvist. Qu’avez-vous retenu de ces collaborations ?
JP : John a été acteur avant de devenir directeur de la photographie et il m’a appris à avoir de l’empathie pour les acteurs. Il disait : « Ne demande jamais à un acteur de faire quelque chose pour te faciliter le travail ». Sur Le Privé de ces dames (1978), nous devions éclairer cinq actrices d’âge mûr. Chacune avait un filtre diffuseur en tulle avec son nom et lorsque nous tournions leurs gros plans, John plaçait les diffuseurs devant l’objectif pour adoucir l’image. J’installais le projecteur sur le côté de la caméra vers lequel regardaient les femmes, à une hauteur qui mettait un peu d’ombre sous leur menton pour cacher les rides de leur cou, et je faisais passer la lumière à travers un cadre 4’ x 4’ de forte diffusion. Ensuite, John faisait un petit trou avec sa cigarette dans le diffuseur, à l’endroit où se trouvaient les yeux des actrices, et il recouvrait le trou avec du scotch, pour que leurs yeux soient légèrement plus éclairés que le reste de leur visage. Elles étaient belles mais, plus important encore, elles n’avaient pas à penser à leur apparence car elles savaient que John y faisait attention. Elles ne pensaient qu’à jouer la scène.
Travailler avec Sven Nykvist était un plaisir parce que nous étions du même avis sur le fait qu’il fallait rendre la lumière invisible. Notre deuxième film ensemble, Rue de la sardine (1982), était l’une des plus grosses productions sur lesquelles j’aie jamais travaillé, avec un décor qui recouvrait l’intégralité du "Stage 30" de la MGM. Après quelques jours d’essais caméra, Sven et moi revenions du labo et il a dit : « Ça va marcher ». J’ai répondu : « Bien sûr que ça va marcher ». Il a déclaré : « Pour te dire la vérité, lorsque j’ai vu la taille de ce décor, je serais rentré à Stockholm si je n’avais pas signé mon contrat. J’ai l’habitude de photographier deux visages et une tasse de thé ».
Sur Rue de la sardine, j’ai proposé de recouvrir le plafond d’une pièce de la maison close avec de la mousseline, de faire passer une lumière à travers celle-ci, puis de couvrir le bord pour que les murs ne soient pas éclairés. Sven était un homme très réservé, à la voix douce, et il a dit : « Oui, faisons ça ». Quand nous tournions, j’ai fait le fier en demandant : « Ça marche plutôt bien, n’est-ce pas, Sven ? » Il a répondu : « Oui, la première fois que j’ai fait ça, c’était en 1946 ». [Rires]
Vous avez enchaîné Rue de la sardine avec E.T. (1982), de Steven Spielberg. Comment vous êtes-vous retrouvé dans ce projet ?
JP : Allen Daviau [le directeur de la photographie d’E.T.] est venu voir le chef machiniste, Gene Kearney, et moi sur le plateau de Rue de la sardine pour nous proposer de travailler sur E.T., qui s’appelait à l’origine A Boy’s Life. J’avais rencontré Steven lorsqu’il était en montage des Dents de la mer (1975) et Allen avait fait un court métrage avec lui, Amblin’ (1968). E.T. était le premier long métrage d’Allen, alors nous avons joué un peu au bon flic, mauvais flic. Si nous devions donner une bonne nouvelle à Steven, Allen la lui donnait. Si c’était une mauvaise nouvelle, je la lui donnais. Steven est un réalisateur très visuel et environ 99% d’E.T. a été filmé par lui. S’il s’agissait d’un plan très difficile, il faisait une prise ; le cadreur, John Connor, en faisait une ; et Allen en faisait une. À chaque fois, celle de Steven était la meilleure.
Je pense que la plupart d’entre nous s’est rendu compte que nous faisions quelque chose de spécial. C’était tellement formidable de travailler avec ces enfants, ainsi qu’avec Allen. Je suis resté ami avec lui pour toujours. Peu de temps avant la mort d’Allen, Henry Thomas – Elliot dans E.T. – m’a envoyé une publicité inspirée du film dans laquelle il avait joué. Je l’ai montrée à Allen sur mon iPad et ça l’a fait sourire.
Spielberg voulait qu’E.T. soit éclairé en contre-jour, comme une silhouette, mais que ses yeux restent visibles. Comment avez-vous accompli cela ?
JP : Nous avons utilisé des projecteurs comme l’"Obie", projecteur conçu dans les années 1940 par le directeur de la photographie Lucien Ballard pour son épouse de l’époque, l’actrice Merle Oberon. Elle avait des cicatrices sur le visage, alors il a construit ce projecteur qui se fixait sur l’objectif et décontrastait ses cicatrices. L’"Obie" fonctionne très bien comme "eye light". Il met une petite lueur dans les yeux, ce qui permet d’obtenir une silhouette aux yeux visibles.
La majeure partie d’E.T. est éclairée en 3/4 contre-jour. Cela fait que le côté du visage que la caméra voit le plus est celui de la lumière d’appoint, c’est-à-dire l’endroit où l’on détermine l’atmosphère d’une scène. S’il y a beaucoup d’appoint, c’est une scène joyeuse. S’il n’y en a aucun, c’est une scène sérieuse, mystérieuse.
Est-ce que vous installez les lumières dans un ordre particulier ?
JP : Au milieu des années 1960, j’étais le "best boy" d’un très bon chef électricien, Joe Edesa. Il commençait par éclairer l’arrière du décor puis passait à l’avant, ce qui est l’ordre que je suis toujours aujourd’hui. Je commence par les projecteurs à l’extérieur qui éclairent à travers les fenêtres, puis je passe à la lumière d’ambiance en intérieur. Mon père m’a appris que quelque chose doit l’emporter. Il faut avoir des zones sous-exposées ainsi que des zones surexposées car c’est cela la réalité.
Le directeur de la photographie Steven Poster et moi avons pris le relais d’un autre chef opérateur et d’un autre chef électricien sur La Tête dans les nuages (1986). On nous a montré des images qu’ils avaient tournées et c’était magnifique. Quand nous sommes sortis de la salle de projection, Steven m’a regardé et a dit : « Qu’est-ce qu’on va faire ? » J’ai répondu : « Je pense que c’était trop beau. Il n’y avait rien qui l’emportait : pas de hautes lumières, pas de reliefs. Ce que nous devons faire, c’est nous assurer que quelque chose l’emporte ».
Les étudiants de cinéma courent dans tous les sens avec leurs posemètres et effectuent des mesures partout. Je ne fais pas ça. J’éclaire la scène. Ensuite, j’équilibre avec mon œil ou un verre de contraste que je tiens devant mon œil et je détermine où doit être la bonne exposition.
Dans Fisher King : Le Roi pêcheur (1991), de Terry Gilliam – que vous avez mentionné comme étant votre expérience de tournage préférée – la lumière reflète la psyché du personnage de Robin Williams, Parry. Une séquence qui se démarque particulièrement est l’onirique intermède musical à la gare de Grand Central, dans lequel Parry suit Lydia [Amanda Plummer], la femme dont il est amoureux, à travers une foule qui se met à valser autour d’eux.
JP : Fisher King était une merveilleuse collaboration avec Terry Gilliam ; le directeur de la photographie, Roger Pratt ; et les acteurs, Robin Williams et Jeff Bridges. La scène de Grand Central se déroulait à 17h dans le scénario mais nous ne pouvions y tourner que de 22h à 6h du matin. Lorsque nous avons visité Grand Central, Terry a dit : « Ce serait formidable si tout le monde commençait à valser autour des kiosques d’information quand Robin et Amanda arrivent au rez-de-chaussée ». Les producteurs sont restés bouche bée, parce que ce n’était pas dans le scénario. Mais nous avons quand même fini par le faire.
Lorsque nous étions en repérage, Roger a mentionné qu’il voulait mettre des projecteurs sur le toit. Sa référence était la célèbre photographie de Hal Morey de Grand Central, avec des faisceaux lumineux qui entrent par les fenêtres supérieures. Pendant notre préparation à New York, je retournais à Grand Central dès que j’avais un moment de libre pour réfléchir à la façon dont nous allions pouvoir éclairer la scène. Chaque fois, le lieu me paraissait de plus en plus grand. Il y avait à l’époque un projecteur assez récent nommé "Musco", qui était constitué d’un grand camion, d’un groupe électrogène et d’un bras de grue de 30 m avec 15 HMI 6 kW dessus. J’ai pensé que nous pourrions projeter le "Musco" à travers la porte et les fenêtres du côté sud, lorsque Robin et Amanda entreraient, puis que nous le déplacerions côté ouest pour éclairer le rez-de-chaussée. J’ai parlé à Roger du "Musco" et il m’a demandé combien de temps il faudrait pour le déplacer. J’ai répondu 10 minutes et c’est le temps que cela a pris.
La lumière à l’intérieur de la gare de Grand Central est très chaude pendant la journée. J’ai donc mis une gélatine 1/2 CTO sur le "Musco" pour le réchauffer et réduire la différence de couleur. En plus du "Musco", il y avait des projecteurs partout au rez-de-chaussée, cachés derrière les piliers, ainsi qu’une boule à facettes éclairée par deux projecteurs xénon. Lorsque nous avons répété avec Amanda Plummer, j’ai remarqué qu’elle sortait souvent de la lumière. J’ai donc demandé à l’électricien qui se trouvait en haut, à côté des xénons, de suivre Amanda avec l’un d’entre eux. Ça a très bien fonctionné ; on n’avait pas l’impression qu’elle était éclairée par un spot. Elle semblait être éclairée par la lumière du jour provenant des fenêtres.
Vous êtes l’un des plus proches collaborateurs de Steven Soderbergh depuis Traffic (2000), le premier film dont il a fait l’image lui-même. Qu’est-ce qui fait de vous des partenaires si compatibles ?
JP : La directrice de production Georgia Kacandes m’avait recommandé à Steven pour Traffic et j’ai été appelé pour un entretien. Steven et moi semblions nous entendre et il m’a demandé : « Est-ce que tu as un style ? » C’était quelque chose à laquelle je n’avais jamais songé auparavant. Je me suis souvenu d’un ami qui avait donné un cours à la Sherwood Oaks Experimental College intitulé "Cinema Minima", sur le tournage de films à petit budget. J’ai donc dit, « Oui, "Cinema Minima" » et Steven a répondu : « C’est toi mon gars ».
J’ai récemment lu un entretien de Steven à propos de Traffic, dans lequel il disait que nous n’avions utilisé aucun projecteur, et j’ai plaisanté avec lui à ce sujet. Nous avions deux camions remplis de projecteurs : un camion lumière du jour et un autre tungstène. L’idée n’était pas de ne pas utiliser de projecteurs, c’était de rendre le film réel et la lumière vraiment invisible. Mais il y avait certaines séquences dans lesquelles nous n’avions pas eu besoin d’utiliser des projecteurs, comme la présentation du personnage de Michael Douglas dans une immense salle d’audience à Cincinnati. Il y avait un mur de fenêtres orienté nord donc la lumière du jour était douce et ne changeait pas. Je sais que certains auraient utilisé des "Condor" [projecteurs sur grue] là-bas mais ça n’aurait pas amélioré la scène. En fait, ça l’aurait probablement rendu pire, à un coût énorme en temps et en argent.
J’aime repérer les lieux en me demandant « avons-nous besoin d’utiliser des projecteurs ? », plutôt que « où allons-nous mettre les projecteurs ? » Parce que souvent, on n’en a pas besoin. Mes listes de matériel sont très courtes. Sur 8 mm (1999), j’avais demandé un "Condor" de 18 m pour une grosse scène de nuit que nous allions tourner et quand je suis arrivé, il y avait un "Condor" de 24 m. J’ai dit au chef électricien prélight : « J’avais commandé un 18, non ? » et il a répondu : « Oui, mais j’ai pris un 24 au cas où ». J’ai dit : « Non, ne commande jamais rien au cas où. Si je demande un 18, je veux un 18 », ce à quoi il a répondu : « Mais on fait un film à $50 millions ». J’ai dit : « Imagine qu’on fasse un film à $5 millions, parce qu’il pourrait y avoir des dépenses à la fin que nous n’avions pas prévues et plus de budget ». Il n’a jamais retravaillé avec moi. [Rires]
Si vous avez tout le matériel du monde, n’importe qui peut y arriver. Le défi est de réussir à faire une belle image sans avoir tout le matériel du monde. Je ne commande rien pour le plaisir et c’est probablement la raison pour laquelle j’ai été recommandé à Steven Soderbergh pour Traffic.
Contrairement à Traffic, Solaris (2002), de Soderbergh, qui se déroule dans une station spatiale, a dû nécessiter une installation lumière importante.
JP : Le chef décorateur de Solaris, Philip Messina, avec qui j’ai fait plusieurs films, m’a appelé deux mois avant le tournage et m’a demandé de venir discuter avec lui de sa conception de la lumière à l’intérieur de la station spatiale. Quand je suis allé à son bureau, il m’a montré des luminaires très modernes comme exemples de ce qu’il avait en tête. J’ai dit : « Tu sais, ça pourrait marcher mieux si on découpait des trous sur le côté de la station spatiale et que je mette des projecteurs derrière ». Ça lui a plu. Comme vous l’avez dit, beaucoup de projecteurs : 400 halogènes et Phil avait aussi des fluorescents. Mais comme il n’y avait pas de projecteurs type cinéma à l’intérieur, Steven – qui cadrait lui-même – et les acteurs pouvaient se déplacer dans la station spatiale sans aucune difficulté. C’était l’objectif : offrir une souplesse totale au réalisateur.
Lorsque nous faisions le prélight, Steven a dit : « Je veux tourner Solaris à 2.8 car tu m’as dit que Gordon Willis l’avait fait une fois ». J’ai répondu : « Ça c’était un film en sphérique, notre film est en anamorphique. Je pense que nous avons besoin d’un peu plus de diaph que ça ». Mais il a insisté car Gordon Willis était son héros. Nous avons donc tourné à 2.8 et parfois l’assistant opérateur demandait : « Vous voulez faire le point sur quel œil ? » [Rires] J’avais un gradateur à l’ancienne pour les halogènes. À la caméra, ils paraissaient très orange, parce qu’ils étaient réglés très bas sur le gradateur. Mais à l’écran, ils paraissent blancs, parce qu’ils étaient quand même surexposés de trois diaphs.
Puisque vous évoquez le sujet, parlons de votre habitude d’ajuster le diaph pendant la prise. C’est quelque chose que vous faites toujours ?
JP : Absolument. Le dernier film sur lequel j’ai travaillé était I Love America, de Lisa Azuelos, avec le directeur de la photographie Léo Hinstin à Los Angeles, et nous ajustions le diaph tout le temps. Lorsque la caméra suit quelqu’un de l’extérieur vers l’intérieur ou l’inverse, il faut ouvrir ou fermer d’un diaph pour maintenir l’exposition. La façon de rendre le changement de diaph invisible est de le faire à la vitesse à laquelle se déplacent la caméra et les acteurs.
John Alonzo était un virtuose de la caméra à l’épaule, et j’avais l’habitude de marcher derrière lui et de régler l’obturateur de la caméra Panaflex pour changer le diaph. Mais c’était approximatif et je ne savais pas si ça avait marché ou non avant le lendemain, quand nous voyions les rushes. Aujourd’hui, c’est très simple car il existe des outils comme la télécommande HF de diaphragme.
Dans quelle mesure utilisez-vous du nouveau matériel ?
JP : Je n’utilise pas du matériel simplement parce qu’il est nouveau. J’attends d’être sûr qu’il fonctionne et qu’il est utile. J’ai récemment fait un film intitulé KIMI avec Steven Soderbergh, que nous avons tourné dans un studio à Santa Clarita avec des écrans LED à l’extérieur des fenêtres. Je n’avais jamais fait ça auparavant, Steven non plus. Il produisait les Oscars en même temps donc il n’était pas là pour la préparation. Je savais qu’il voulait pouvoir diriger la caméra dans toutes les directions dans l’appartement. C’est ainsi que j’ai fait la lumière, au-dessus des écrans LED, avec des SkyPanels sur gradateur dont je pouvais contrôler la température de couleur et l’intensité avec juste un bouton.
Je ne peux pas imaginer comment nous aurions fait KIMI autrefois. Steven filme tout à 4 400 Kelvin donc j’aurais dû mettre des projecteurs lumière du jour et tungstène en hauteur et alterner entre eux, ce qui aurait été un cauchemar. Je pense que les écrans LED vont révolutionner le cinéma. Quand j’ai vu KIMI sur grand écran, je n’arrivais pas à croire qu’il avait été tourné en studio et j’étais vraiment impressionné par l’authenticité de l’image. Dans une scène, l’héroïne interagit même par la fenêtre de son appartement avec son copain de l’autre côté de la rue.
Sur I Love America, nous avions une scène importante en fin d’après-midi à la plage. J’avais prévu d’utiliser un projecteur tungstène de 10 kW mais on m’a dit que nous n’avions pas de place pour un groupe électrogène. J’ai donc commandé un 10 kW Fresnel Mole-Richardson LED qui consomme environ 8 ampères [1 600 W] et émet autant de lumière qu’un 10 kW tungstène. Nous l’avons branché sur un petit groupe que j’ai caché derrière un monticule de sable et dont le bruit était recouvert par celui des vagues. Ce projecteur LED nous a sauvés à la plage et je n’aurais pas été au courant de son existence si je n’avais pas animé un atelier à l’AFI [American Film Institute] sur la lumière nocturne. Mole-Richardson avait fourni aux étudiants des 10 kW et 20 kW LED que j’ai pu apprendre à utiliser avec eux.
Vous avez travaillé avec plusieurs membres de l’AFC : Guillaume Schiffman, David Chizallet et plus récemment, Léo Hinstin. Avez-vous collaboré différemment avec eux qu’avec les directeurs de la photographie américains ?
JP : Non, c’est tout à fait pareil. Guillaume, David et Léo sont tous de merveilleux collaborateurs. The Artist (2011) ne ressemblait à rien de ce que Guillaume et moi avions fait auparavant. C’était bon de se rappeler que [le noir et blanc] des films muets était différent de celui [contrasté] des films noirs. Nous avons utilisé un filtre Glimmer Glass sur l’objectif pour recréer cette sensation de douceur.
I Love America a aussi été une belle expérience et j’ai beaucoup aimé travailler avec Léo. Il m’a dit très tôt que Lisa Azuelos, la réalisatrice, change souvent d’avis. Ce n’est pas une surprise, elle n’est pas la seule. Sur n’importe quel film, je dis à mon équipe : « Il n’y a qu’une seule chose sur laquelle vous pouvez compter : le changement. Alors réfléchissez vite et ne vous enfermez pas dans quelque chose, parce que ça pourrait changer ».
Encore aujourd’hui, après toutes ces années, chaque film est un défi. J’aime rencontrer des problèmes que je n’ai jamais rencontrés auparavant. C’est la raison pour laquelle je continue à travailler. Heureusement, ce n’est pas pour l’argent. Je ne fais plus que quelques films par an, ce qui me laisse beaucoup de temps avec ma famille. Mais tout le monde ne peut pas se le permettre. Certains doivent accepter tout ce qu’on leur propose, ce qui peut détruire leur vie de famille.
En tant que membres de l’IATSE [Alliance internationale des employés de scène, de théâtre et de cinéma], nous sommes sur le point de voter une grève dans le cadre de négociations contractuelles avec les producteurs*. Ce qu’ils ne semblent pas comprendre, c’est que certaines choses que nous voulons dans notre contrat ne sont pas destinées à nous faire gagner de l’argent. Elles sont destinées à rendre nos emplois plus raisonnables. Au lieu de travailler 70 ou 80 heures par semaine, nous voulons en travailler 60.
Autrefois, les samedis et dimanches étaient des jours payés double donc nous pouvions passer un peu de temps avec nos familles. Mais maintenant, ce sont des jours normaux, ce qui signifie que parfois votre week-end est le mardi et le mercredi. Votre femme ou votre mari est au travail, vos enfants sont à l’école et vous êtes épuisés d’avoir travaillé autant d’heures. Les services de streaming gagnent des milliards de dollars, alors que nous, nous luttons pour avoir une vie. Ça paraît injuste. Voilà pourquoi je pense qu’il y aura un vote écrasant pour autoriser cette grève. Les choses doivent vraiment changer.
* L’IATSE demandera l’autorisation de grève à ses membres
(Propos recueillis en anglais et traduits en français par Yonca Talu, pour l’AFC)
En vignette de cet article, Jim Plannette sur le tournage de KIMI - Photo Peter Iovin