Festival de Cannes 2017

Entretien avec le directeur de la photographie David Chambille à propos de son travail sur "En attendant les hirondelles", de Karim Moussaoui

Les Hirondelles ne font pas le printemps

En attendant les hirondelles est le premier long métrage du réalisateur algérien Karim Moussaoui, remarqué en 2015 pour son moyen métrage Les Jours d’avant. Sélectionné en Compétition officielle à Un Certain Regard, ce film dresse un tableau impressionniste de la société algérienne de 2016. Il raconte l’histoire de trois personnages, celle d’un riche promoteur immobilier, dont le passé et le présent s’entrechoquent, d’un neurologue ambitieux rattrapé par son passé et d’une jeune femme tiraillée entre la voie de la raison et ses sentiments. Un triptyque qui nous plongent dans "l’âme humaine de la société arabe contemporaine". C’est David Chambille qui signe les images de ce film tourné entièrement en Algérie. (FR)

L’Algérie d’aujourd’hui. Le film met en relief le passé et le présent qui s’entrechoquent dans les vies d’un riche promoteur immobilier, d’un neurologue ambitieux rattrapé par son passé, et d’une jeune femme tiraillée entre la voie de la raison et ses sentiments. Trois parcours qui plongent le spectateur dans l’âme humaine de la société arabe contemporaine.

Collaborant pour la seconde fois avec le réalisateur algérien Karim Moussaoui, David Chambille se souvient : « En attendant les hirondelles est un film sur l’Algérie contemporaine. C’est important pour Karim de raconter et questionner son pays et son époque. Les Jours d’avant s’intéressait aux années 1990 et aux débuts de la guerre civile dans une petite cité des alentours d’Alger. Pour ce film la vision est plus large, avec plus de personnages et beaucoup plus d’espace et de territoires traversés. Contrairement à beaucoup de productions qui préfèrent recréer l’Algérie dans des pays comme le Maroc, plus tournés vers le cinéma, il était fondamental ici que les paysages et décors filmés portent en eux profondément l’Algérie. »

David Chambille, au centre, et une partie de l'équipe - Photo Elsa Melquioni
David Chambille, au centre, et une partie de l’équipe
Photo Elsa Melquioni

Tourné entre novembre et décembre 2016, En attendant les hirondelles a bénéficié de 40 jours de prise de vues. « C’est une chance sur un film au budget serré comme celui-ci d’obtenir du temps pour travailler », explique le chef opérateur. « Les nombreux déplacements à travers le pays que souhaitait Karim pour la véracité du récit, l’incertitude qui pèse parfois en Algérie sur l’organisation et la logistique étaient en partie au cœur de cette décision. Néanmoins, comme tout s’est à peu près bien passé (à part un retard énorme dû au dédouanage du matériel à l’aéroport, voir plus loin) et que Karim est un réalisateur précis, nous avons pu tirer le meilleur de cet emploi du temps confortable.
Par exemple il nous paraissait très important pour une succession de longues séquences en extérieur jour autour d’une grenaderaie de conserver une continuité de soleil brillant. Or nous tournions ces scènes sur plusieurs jours et il nous a fallu inverser des jours de tournage, voire décaler un week-end pour conserver l’effet recherché en fonction des intempéries. J’ai rarement eu l’occasion d’avoir cette liberté sur un tournage. L’assistant réalisateur, Franck Morand, était une oreille particulièrement attentive et réactive. »

« Le soleil hivernal aidant, j’ai pu bénéficier souvent d’incidences rasantes, en essayant d’être au bon endroit au bon moment. C’était un choix de Karim que de tourner tard dans la saison pour éviter les lumières zénithales. Et en même temps pour Karim il n’a jamais été question d’idéaliser l’Algérie, ni de proposer une vision carte postale du pays. Je me souviens même lui avoir proposer parfois tel axe à Alger avec une belle vue sur mer, lui, refusant en m’expliquant que ce n’était pas réaliste par rapport à l’histoire et au trajet des personnages... »

David Chambille, assis au centre, et l'assistant réalisateur - Photo Elsa Melquioni
David Chambille, assis au centre, et l’assistant réalisateur
Photo Elsa Melquioni

« L’un des points les plus importants formellement pour ce film est le positionnement du point de vue. Nous ne suivons pas l’individualité forte d’un héros unique sur tout le film mais nous accompagnons différents personnages qui reflètent l’Algérie d’aujourd’hui. Trois personnages principalement. Le point de vue est fragile : au sein même des trois histoires principales on sent que la caméra peut faire un pas de côté à tout moment, s’intéresser à n’importe qui dans la rue. Karim nous fait sentir que chaque personne croisée aléatoirement dans la rue pourrait porter sa part du récit.
C’était quelque chose de très important pour moi dès la lecture du scénario. Les transitions et les recoupements entre les trois grandes histoires ont été au cœur de nos premières discussions. Pour Les Jours d’avant il s’agissait de raconter la même histoire vue par deux personnages différents. Ici l’important était de faire flotter le point de vue de façon à tenter de parler de l’Algérie dans son ensemble plutôt que d’un personnage en particulier. »

Esthétiquement nous avons repris un principe développé dans Les Jours d’avant. Karim porte beaucoup d’importance aux déplacements, à comment les espaces traversés influent sur les personnages. Nous avons alors suivi au plus près ces déplacements, en filmant très proche des comédiens, en courte focale et en travelling. Cela nous permettait d’être dans l’émotion du personnage tout en sentant très fort le décor derrière lui. La caméra ne bouge jamais quand les personnages sont à l’arrêt, en revanche dès qu’ils se déplacent la caméra les accompagnent. C’est ce qui nous a amené à beaucoup utiliser la dolly, le Stabe One et la caméra embarquée sur pick-up. »

Si la première partie prend comme décor Alger, le film s’éloigne peu à peu vers le sud à travers un road-movie qui amène les personnages aux portes du désert. Enfin, la troisième partie s’établit dans une bourgade près de Constantine, au nord-est du pays.

La caméra et son assistante sur pieds Wind-Up - Photo Elsa Melquioni
La caméra et son assistante sur pieds Wind-Up
Photo Elsa Melquioni


« Il y a beaucoup de territoire couvert dans le film. Un des plans qui revient comme un leitmotiv est un plan large en traveling avant, la voiture au centre de l’image qui roule au milieu du paysage. », confie le chef opérateur. Pour pouvoir envisager facilement ce tournage, David Chambille a décidé d’utiliser une combinaison de caméra compacte (l’Arri Alexa Mini) et d’un stabilisateur Stab One.
« Avec tous ces mouvements en voiture, et l’envie de plans séquences où l’on suivrait les personnages, la solution Stab One me paraissait la plus simple et la plus polyvalente, si bien qu’elle a été utilisée sur toute la durée du tournage. Que ce soit en montage "hardmount" sur un pickup, ou portée grâce à un exosquelette on peut passer très vite d’une configuration à l’autre, et bénéficier à moindre coût selon les besoins de l’équivalent d’une tête gyrostabilisée ou d’un Steadicam. »

Tournage au Stab One - Photo Elsa Melquioni
Tournage au Stab One
Photo Elsa Melquioni

Pour mettre au point cette configuration, David Chambille avait fait des tests avant de partir : « D’abord le choix du format 1,66, qui prolonge ce qu’on avait fait sur le moyen métrage précédent. Un format que je trouve très discret, qui ne force pas la composition, et qui s’intéresse plus aux corps qu’au décor. Ensuite le choix des optiques Zeiss T2,1 qui donnent une image largement assez piquée pour moi à partir de 2,8, et dont les défauts à pleine ouverture peuvent facilement être exploités et assumés. La gamme de focales courtes de cette série était parfaite pour ce film (20-24-28 mm) et en plus ce sont des objectifs très compacts et légers. Associés à l’Alexa Mini qui possède ses propres filtres neutres en interne, on obtient un ensemble très cohérent pour le Stab One. Et de façon général je préfère les configurations simples et légères. »

Camionette-travelling - Photo Elsa Melquioni
Camionette-travelling
Photo Elsa Melquioni

Outil très performant, le stabilisateur gyroscopique nécessite beaucoup de soins et de précision dans sa mise en œuvre : « Selon les plans, les réglages de gyrostabilisation doivent forcément être adaptés en temps réel pendant la prise. C’est pour cette raison que mon 2e assistant, Christophe Chauvin, est responsable de la télécommande Stab One, anticipant tel mouvement au cadre en diminuant la stabilisation, ou au contraire en la renforçant quant on se met à suivre un comédien dans l’axe sans recadrer.
En outre, la stabilisation de l’axe vertical que permet l’exosquelette adoucit encore les mouvements et permet de conserver le moniteur de cadrage à la même hauteur en permanence ; un bien meilleur confort de visée qu’avec les harnais type Easy Rig ou Slingshot. Seul regret, la hauteur optique qui culmine à peu près au niveau du sternum, un peu limite quand on passe des focales moyennes. Pour compenser j’ai utilisé des rallonges de poignées mais le confort de cadrage est diminué... »

Tournage en intérieur - Photo Elsa Melquioni
Tournage en intérieur
Photo Elsa Melquioni

« Seule ombre au tableau, la difficulté de faire entrer en Algérie du matériel de prise de vues et de son… En ce qui concerne la caméra, par exemple, et bien qu’on ait pris toutes nos précautions au départ de Paris, le matériel a été bloqué en douane pendant de longues semaines. Nous avons d’abord reculé les premiers jours de tournage.
Puis la situation ne se débloquant toujours pas, nous avons dû commencer à travailler avec du matériel trouvé et loué sur place au dernier moment. Ma grande chance a été qu’une Alexa XT était disponible à Alger, et cela me permettait de commencer le film sans avoir une image trop différente de celle souhaitée. En revanche nous n’avons pas trouvé de filtre neutre IR, ni d’écran de contrôle fiable, ni de commande de point HF, nous avions des optiques différentes de celles choisies lors des tests...
Finalement, au bout de deux semaines d’intenses négociations avec les autorités douanières, le matériel a été libéré, et nous avons pu continuer le film avec... Mais le film a été mis en péril. Il nous a fallu beaucoup d’abnégation et de souplesse pour compenser ces manques qui nous interdisaient de tourner le film comme l’avions imaginé. »

Installation lumière - Photo Elsa Melquioni
Installation lumière
Photo Elsa Melquioni

En matière d’équipement lumière, le chef opérateur avoue avoir été un peu surpris par la situation locale. « Pour des raisons financières il ne nous était pas possible d’avoir un groupe électrogène sur toute la durée. Je m’attendais alors à ne pas pouvoir utiliser de sources conséquentes, et d’avoir à éclairer avec des petites sources. Mais en fait, l’Algérie a une particularité, c’est de distribuer l’électricité en triphasé 380 V à peu près partout jusque dans les villages les plus reculés.
On peut donc facilement se passer de groupe électrogène pour faire démarrer des 4 kW HMI, et l’utilisation de telles sources est devenue presque la base de mon éclairage. En complément de Arri M40, D40, D5, j’ai aussi eu la chance de bénéficier de plusieurs Skypanels tout neufs que le chef électro algérien, Raouf Baba Moussa, venait d’acheter pour le film. Des projecteurs que j’ai utilisés en permanence et dont les facultés d’adaptation en intensité et couleur sont très bien étudiées. »

Tournage au bord de la route - Photo Elsa Melquioni
Tournage au bord de la route
Photo Elsa Melquioni

Sur le travail de l’image numérique, David Chambille confie avoir recours à une LUT unique, qu’il utilise comme une pellicule positive. « On la met au point lors des essais avec Serge Antony, mon étalonneur, en fonction des décors, des comédiens, des costumes et de l’esthétique recherchée. C’est une base d’émulation Kodak adaptée au capteur de l’Alexa Mini. Le rendu est plutôt contraste, avec des noirs profonds, et des bascules de couleur assez marquées notamment sur l’axe bleu/jaune.
Ensuite je l’utilise sur tout le film, en adaptant mon éclairage à chaque séquence et en exploitant ses qualités et ses défauts. Les rushes envoyées vers Paris au labo M141, Serge étalonnait à partir de cette LUT en adaptant selon les scènes, puis nous renvoyait les images en Algérie. Le film a été ensuite finalisé à Hamburg chez Post-Republik, sur une machine Nucoda. »

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)