Festival de Cannes 2018

"Sierra pas torride", par François Reumont pour l’AFC

Entretien avec le directeur de la photographie José Luis Alcaine à propos de son travail sur "Todos lo saben", d’Asghar Farhadi

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Après la France, décidant de tourner son nouveau film en Espagne, le cinéaste iranien Asghar Farhadi s’est lancé dans un thriller familial qui évoque à la fois la tragédie classique théâtrale et le western. Un huis clos familial dans un village de la sierra madrilène, entre vendanges, passions et jalousies. C’est le grand chef opérateur espagnol (et francophone) José Luis Alcaine qui ouvre la compétition de Cannes 2018 avec cet authentique feu d’artifice d’acteurs et de cinématographie. (FR)
Ashgar Farhadi, Pénélope Cruz et José Luis Alcaine sur le tournage de "Todos lo sabem" - Photo Teresa Isasi
Ashgar Farhadi, Pénélope Cruz et José Luis Alcaine sur le tournage de "Todos lo sabem"
Photo Teresa Isasi

Comment préparez-vous vos films ?

José Luis Alcaine : D’abord je suis contre l’hyper préparation. Je trouve que ça "vertèbre" tellement le film qu’il finit par s’ankyloser... Sur Todos lo saben par exemple, j’avoue n’avoir passé pas plus de quatre jours en prépa. Il faut dire que je sortais juste d’un autre tournage et que, de toute façon, le temps me manquait ! Dans ce fameux livre Hitchcock Truffaut, que beaucoup de cinéphiles et cinéastes connaissent par cœur, le maître du suspens affirmait que ses films étaient montés dans sa tête avant même le tournage, que tout était presque planifié.
Moi, je pense que ce genre de méthode, avec par exemple des story-boards, ça fonctionne pour les thrillers ou les films d’action, mais pas pour les films qui se font profondément au contact de l’humain, comme ceux d’Asghar. Suivre le film, accompagner sa narration à l’échelle de la séquence, de la scène du plan... Ne pas hésiter à faire varier la photo tout au long de l’histoire si c’est nécessaire, voilà mon credo en matière de cinématographie.

Des influences récentes ?

JLA : Je vois beaucoup de bons films techniquement, c’est certain... mais pas beaucoup d’images qui me surprennent. J’ai l’impression que la grande majorité des cinéastes se complaît dans un style unique qui consiste à mettre du vert dans les ombres, et qui confine, selon moi, un peu au procédé de fabrication. Et je ne parle même pas de la mode de tourner sans cesse à pleine ouverture, avec la profondeur de champ d’une tête d’épingle qui induit une sorte de travail pré mâché pour le spectateur. Avec cette esthétique, on essaie de conduire le spectateur dans un chemin donné, un peu comme si on essayait de lui donner des petits pots pour bébé.
Moi, ce qui me plaît, c’est de laisser l’initiative au public du film. Tourner plutôt à 8 ou 11 de diaph et donner de la matière à l’œil en profondeur et au cerveau pour qu’il se promène dans l’image. Cet engouement pour la faible profondeur de champ vient de mon sens de la publicité et de l’invasion des petits écrans sur lesquels on voit désormais les images. Il faut alors mettre l’œil du consommateur à un endroit précis, et pas à un autre. C’est un peu de la foutaise si l’on veut faire du vrai cinéma sur grand écran. Je crois qu’il faut laisser au spectateur la possibilité de choisir ce qu’il veut voir. De pouvoir avoir un point de vue différent de celui que l’image l’oblige à suivre. Il faut le faire participer au cœur du récit et le laisser s’y intégrer presque comme un autre personnage. En quelque sorte, lui rendre cette liberté dont il jouissait il y a des années.

Alors comment procédez-vous sur le tournage ?

JLA : Bien sûr d’abord en fonction de ce que je lis dans le scénario ! Mon premier réflexe, quel que soit le film, est de faire une lecture précise du script en indiquant à chaque scène l’heure à laquelle j’imagine la scène se dérouler. Les didascalies des scénarios sont à ce sujet pour moi un non-sens. Pourquoi se limiter à ces quatre variantes uniques int. jour, int. nuit / ext. jour, ext. nuit ? Quitte à donner des indications, autant indiquer le moment plus précisément, non ? Donc, une fois ce travail de dépouillement horaire effectué, j’avance en découvrant les décors et je construis peu à peu la lumière du film en l’adaptant à chaque scène, chaque décor et chaque tranche horaire où se déroule le récit.

C’est le décor qui impose sa lumière...?

JLA : D’une certaine manière, oui. J’ai une position très claire sur les fenêtres présentes au décor. Je n’aime pas les fenêtres éclatantes et débordantes de lumière blanche car je pense que ce qui se trouve derrière elles sert aussi à définir le décor et une partie du récit qui se déroule sur l’écran. J’essaie donc d’établir une exposition qui permette de discerner l’extérieur. C’est très facile, et très rapide, de les convertir en une source éclatante de lumière, sans aucun détail. Mais c’est tellement enrichissant, pour le film, de jouer dans l’image avec l’extérieur. On donne plus d’informations au spectateur et on l’ennuie moins. La scène où Carolina (Penélope Cruz) se décide enfin à appeler son mari au téléphone pour le prévenir du drame : on est dans sa chambre, et j’ai noté dans le scénario que c’était plutôt le milieu de la journée. La caméra voyait la fenêtre et une partie du village au fond...
Comme j’ai vu, aux essais, qu’elle allait avoir la tête un peu orientée vers le sol (à cause du fait qu’elle téléphone), la manière la plus élégante de l’éclairer était d’avoir une source assez basse également. J’ai donc opté pour un projecteur placé à l’extérieur assez haut, tapant au sol comme le soleil de midi et sur le lit recouvert d’un drap blanc. Ce dernier sert de réflecteur naturel doux pour éclairer le visage de la comédienne par-dessous. Vous voyez, on intègre à la fois l’histoire de la temporalité à l’échelle du film, les nécessités de la mise en scène à l’échelle de la scène, et le challenge d’éclairer correctement la comédienne principale !

Ça semble être la première fois que Penélope Cruz accepte d’incarner une femme de plus de 40 ans à l’écran. A-t-il été facile de la filmer dans ce rôle ?

JLA : La mise en scène des réalisateurs a une influence énorme sur le travail de lumière et sur les actrices. Si vous regardez les films tournés il y a 50 ans, à la grande époque des stars d’Hollywood, il n’y avait pas un gros plan qui n’était pas fixe..., la lumière - toujours en contre-jour - était tellement sophistiquée à coups de drapeaux, de mamas et de langues de chat, qu’on ne pouvait pas concevoir de bouger la caméra en même temps. Le diaph optimal était même déterminé sur ces "close-up", et on ne pouvait pas y déroger.
Maintenant on est dans une situation très différente en tant qu’opérateur puisque la caméra est très souvent à l’épaule et suit littéralement l’action et le jeu. On ne peut plus toujours faire la lumière idéale pour magnifier les comédiennes. Et en extérieur, à moins d’avoir la chance rare de tourner avec Terrence Malick ou Alejandro Iñàrritu, on n’attend quasiment plus l’heure idéale pour filmer un plan... Ah oui, j’ y pense... Pedro Almodovar, lui, a une méthode bien à lui pour filmer les femmes. Il ne commence jamais sa journée de tournage avant 13 heures. Ça pose forcément d’autres problèmes de logistique mais, au moins, on a le temps de maquiller les stars et on ne les photographie pas au saut du lit !

Au premier tiers du film, la lumière se coupe brutalement. Vous intervenez plus directement dans l’histoire !

JLA : C’est une séquence très importante du film et c’était aussi un défi technique. En effet, comment faire la lumière dans un petit village perdu dans la campagne quand il y a une coupure générale électricité ? Heureusement, la situation de la fête de mariage offre la solution des bougies qu’on a traditionnellement dans ce genre de situation. Mais ça ne suffit pas pour l’ensemble des séquences, notamment celles qui se passent en dehors de la maison. J’ai choisi cette option de la lune, peut-être un peu artificielle, mais qui fonctionne assez bien en contrepoint de l’intérieur de la maison. Pour marquer aussi un peu le danger potentiel avec l’arrivée de la pluie.
Asghar a eu ensuite cette idée de scénariste, avec l’arrivée du groupe électrogène, qui permet encore de faire évoluer la lumière à l’intérieur de la scène et marquer le temps qui passe. Moi, j’ai dû juste un peu me battre pour conserver un minimum de réalisme à la situation. Car chacun sait que, quand on a une coupure de courant générale, il ne suffit pas de brancher un groupe électrogène sur le compteur d’une maison pour que toutes les lumières se rallument magiquement...

La séquence en voiture qui s’ensuit est très graphique, très dramatique aussi.

JLA : Pour cette poursuite dans la nuit à voiture, je voulais vraiment que ça ressemble à La Chevauchée fantastique de John Ford. Une sorte de western sans chevaux, où l’on part à la recherche de la disparue. Tout est tourné dans les voitures en très basse lumière, avec une combinaison de LEDs Smartlights que j’apprécie beaucoup pour leur capacité de réglages dans le bas de la courbe. Il y a aussi une autre séquence nocturne dans les combles de la maison, de nouveau avec Penélope et son téléphone portable, qui est également éclairée entièrement avec des SL1, et dont le niveau était réglé, si je me souviens bien, à 1 %...
Et puis j’ai aussi, pour une des premières fois, utilisé un de ces projecteurs LEDs de chez DMG Lumière (ex Smartlight) sur batterie en l’installant sur un drone en vol stationnaire. C’est pour l’extérieur nuit à la fin du film, quand on voit le personnage de la jeune mère traverser à gué la rivière. En pratique, les feuillages étaient tellement touffus de l’autre côté de la rive, qu’il nous était impossible d’accéder au bois et d’y placer un quelconque projecteur. Cette solution originale, quoiqu’un peu bruyante, m’a bien dépanné.

Et le travail en couleur ?

JLA : Tout comme j’aime faire évoluer la lumière à l’intérieur de la narration, j’aime régler en permanence la température de couleur sur la caméra. Je crois qu’il n’y a pas une seule scène tournée à 5 500 ou 3 200. Le réglage se balade toujours entre les deux, voire au-delà, en me basant sur le moniteur. D’ailleurs, depuis que je tourne en numérique, je n’utilise plus de cellule. Je sais que certains opérateurs conservent quand même un œil sur l’oscilloscope ou le vecteurscope, mais moi j’ai décidé de laisser tomber tout autre moyen technique que le moniteur. Je fais la lumière littéralement en fonction de ce que je vois, en jouant également pendant les plans sur l’ouverture via un report Preston ou Arri. Ça demande un bon moniteur, bien calibré, mais à ce jour je n’ai jamais rencontré aucune difficulté avec cette méthode. C’est un peu ma façon de donner à l’art de la lumière l’importance qu’elle doit avoir et cela quelles que soient les nouvelles technologies qui peuvent impacter le travail.

Comment visualiser correctement votre image ?

JLA : J’ai un assistant qui rempli le rôle de DIT et qui aligne l’image, principalement les noirs. Il génère très vite des rushes identiques à ce qu’on a vu sur le plateau, et fournit un matériau quasiment déjà étalonné au montage. En postproduction, je ne passe guère plus que cinq jours en étalonnage avec cette méthode.

Parlez-nous de la séquence autour de la cheminée...

JLA : Cette séquence marque un autre tournant dans l’histoire. La famille commence à régler ses comptes et c’est la première fois qu’on réunit quasiment tout le monde dans une seule pièce. L’idée de la cheminée allumée est, je crois, venue d’Asghar Farhadi. Et puis on s’est mis d’accord très vite sur cette ambiance bleutée matinale qui vient en contrepoint du feu. Là encore, tournées entre 5,6 et 8, les flammes ont plus de matière et évitent de partir dans le blanc. Le bleu venant de l’extérieur permet à l’œil de s’accrocher en référence, et de rendre l’effet feu plus chaud. La contrainte principale pour moi était de parvenir à faire une lumière pour tout le monde en même temps, pouvoir aller sans contrainte d’un acteur à l’autre et m’adapter au sens de la scène. C’est aussi une séquence qui évoque le froid qui arrive avec l’automne dans ce petit village situé en altitude.

Vos nuits sont très douces et tout de même contrastées...

JLA : En fait, j’ai observé que la nuit, même si la lumière de la lune peut s’apparenter ponctuellement à celle du soleil, avec des ombres assez marquées, le niveau très faible de luminosité fait que l’œil ne discerne plus vraiment les couleurs (passant des cônes aux bâtonnets), la pupille s’élargit et les contrastes se perdent. C’est dans cet esprit que j’ai essayé de recréer les nuits de la fin du film, avec une lumière douce mais quand même ponctuelle, qui évolue peu à peu jusqu’à l’aube pour la séquence du pont. Une anecdote sur cette scène : elle a dû être tournée en deux fois, à une dizaine de jours d’écart... pas évident quand on travaille sur une séquence aube avec autant de plans et de choses intenses à jouer. Une chance incroyable - et ça arrive parfois sur les films - nous a gratifiés de deux jours de temps gris, alors que presque tout le reste du film a été tourné sous un soleil sans nuages !

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)

Synopsis
A l’occasion du mariage de sa sœur, Laura revient avec ses enfants dans son village natal au cœur d’un vignoble espagnol. Mais des événements inattendus viennent bouleverser son séjour et font ressurgir un passé depuis trop longtemps enfoui.

Todos lo saben
Réalisation : Ashgar Farhadi
Image : Jose Luis Alcaine
Production : Alavaro Longoria et Alexandre Mallet-Guy
Chef décoratrice : Maria Clara Notari
Chef opérateur du son : Daniel Fontrodona
Chef monteur : Hayeded Safiyar