Entretien avec le directeur de la photographie Thierry Arbogast, AFC, à propos de son travail sur "Notre-Dame du Nil", d’Atiq Rahimi
Suivi d’un témoignage de Karine Feuillard, DITLes déchirements et les haines qui traversent le pays s’immiscent dans l’école et, très vite, on entend dans les bouches de ces jeunes filles pleines de vie les noms devenus familiers aux oreilles occidentales vingt plus tard, Hutus et Tutsis. On assiste aux prémices intimes d’un premier génocide. (HdR)
Quelles ont été les demandes d’Atiq Rahimi ? Le scénario contenait-il déjà des envies visuelles ?
Thierry Arbogast : J’ai lu le roman, et le scénario était plus concentré, plus cinématographique. Atiq avait commencé à écrire où il voulait emmener le film visuellement. Il parle des aubes, des ambiances. Atiq est un artiste, un écrivain, il fait de la peinture, de la calligraphie, il a fait des photos avec un sténopé… Il a toujours une approche plastique, pour lui, c’est très important. On n’est pas dans un registre de cinéma narratif, la narration passe par la poésie, c’est vital. Il ne cherchait pas à raconter le génocide mais à donner une atmosphère, un sentiment, même si c’est l’histoire de ces jeunes filles avant tout.
Il a voulu partager le film en quatre chapitres. Ce n’est pas uniquement une conception littéraire, même s’il est écrivain. Le film démarre avec l’Innocence, ensuite le Sacré, le Sacrilège puis le Sacrifice. Nos premières discussions portaient sur ces quatre chapitres, et la recherche s’est faite ensemble. Pour moi, ça se traduisait notamment par le choix de la caméra et des optiques.
J’ai trouvé que la Sony Venice avait un très bel espace colorimétrique pour filmer ces paysages incroyables et toutes les gammes de vert. J’avais demandé à la maquilleuse qu’on laisse briller la peau des filles, qu’elles ne soient pas matifiées, avec le moins de fond de teint possible, parce qu’elles sont très belles, elles n’en ont pas besoin. Je voulais filmer les filles en très gros plan, de près, et j’aimais l’idée d’alterner avec des plans très larges. On était dans un petit budget, donc, chez Next Shot, j’ai pris une demi-série en Master Anamorphic : le 40 mm pour les plans larges, le 60 pour les plans moyens, et un 100 pour faire tous ces gros plans. On a gardé le plus possible de la surface de ce grand capteur, donc l’angle de champ du 40 devait donner l’équivalent d’un 35 mm sur un capteur Super 35, par exemple, et le 100 n’était pas si serré que ça, il devait équivaloir à un 80. Il fallait que je sois proche pour faire ces gros plans, et ça me plaisait bien, en alternance avec ces beaux plans larges dans l’église et dans les paysages.
Les personnages se déplacent beaucoup entre l’école et les collines, et la caméra avec eux.
TA : L’idée de faire des mouvements de caméra était présente tôt. Je ne voulais pas faire trop de Steadicam, on a fait davantage d’épaule, des travellings sur rail. On a fait un petit peu de drone, mais ça n’a pas été facile avec les moyens qu’on avait. Je ne tiens pas à cadrer tout le temps mais je suis très attentif à la composition et au réglage du plan évidemment et Atiq aussi. Il faisait très attention aux positions des filles, l’angle sous lequel elles étaient filmées, on cherchait ensemble une façon de les filmer qui ne soit pas ordinaire, qui soit porteuse par rapport à la grâce qu’elles peuvent dégager, comme dans la scène où l’une d’entre elles, magnifique dans son fauteuil, pose pour le peintre joué par Pascal Greggory.
Il y a beaucoup d’extérieurs, comment avez-vous géré la lumière naturelle ?
TA : On essayait d’avoir du soleil et ce n’était pas toujours facile. J’avais quand même un HMI 18 kW. On a jonglé dans le plan de travail pour privilégier les scènes qu’on voulait faire au soleil, et faire les scènes en pluie avec de la vraie pluie. Dans une scène qui succède à une aube, on voit danser les filles sous la pluie, on a tourné sous la vraie pluie parce qu’on n’avait pas de moyen pour faire la pluie. Tous les jours on s’inquiétait de savoir si on aurait de la pluie ou pas !
On était obligé d’aller vite, le plan de travail était très serré, on faisait une vingtaine de plans par jour. Atiq aime les plans séquences. Par exemple pour cette scène de danse sous la pluie : en plus des plans prévus avec la Venice, j’avais posé un boîtier α7s par terre, avec un 25 mm Leica M 0.8, de Next Shot aussi. J’aimais bien la composition de ce plan large, quitte à le réajuster quand les filles se déplaçaient et à essuyer la pluie qui dégoulinait dessus. C’était un plan "extra", et quand Atiq a vu les rushes, « C’est le plan ! », il n’a pas pris les autres.
En présentant le film en projection, la productrice Marie Legrand a dit qu’il était impossible de faire des plans laids là-bas, car tout est beau, où qu’on pose la caméra.
Le paysage est magnifique mais on ne cherchait pas à faire des tableaux, ça reste inscrit dans l’histoire, avec toujours ces personnages. Le décor principal existe, c’est une école qui est au sommet d’une colline, comme beaucoup de bâtiments là-bas. Le pays n’est fait que de collines, ça monte et ça descend sans arrêt, même à pied on souffre. L’école et l’hôpital sont côte à côte, très difficiles d’accès, et alimentés par des drones depuis Kigali pour les médicaments, avec trois ou quatre rotations par jour… Initialement on n’avait pas le droit de tourner dans la chapelle, qui est immense, mais on a pu la négocier au dernier moment parce qu’on ne trouvait pas d’autre endroit, et ça nous a enlevé un poids.
Comment les gens s’éclairaient-ils à ce moment -là ? Il y a des fluos dans l’école ?
TA : À cette époque, les tubes fluorescents étaient crédibles. C’était très peu électrifié à l’époque, mais on a considéré qu’une école prestigieuse pouvait l’être. Quand ils sortent de l’église la nuit, on a juste mis un réverbère. Pour l’atelier du peintre, la déco a reconstruit de manière minimaliste un bâtiment attenant qui était en ruine.
Comment a été conçue la fresque d’inspiration égyptienne dans l’atelier du peintre, qui est le cadre d’une scène onirique très frappante à la fin du film ?
TA : On devait la peindre en vrai, mais ça n’a jamais été résolu. Atiq m’avait appelé pour que je trouve des idées pour montrer les personnages qui sortent du mur, en se passant d’effets spéciaux. Les personnages étaient à l’échelle, donc j’avais dit : « Si on arrive à peindre la fresque en se basant sur les comédiens, on les filmera devant et on fera une espèce de fondu. » Mais Atiq n’était pas sûr de trouver la bonne personne pour la peindre, le style n’était pas encore clair… Au bout d’un moment j’ai tranché pour un fond vert à la dimension de la fresque. Quand tout le monde s’est mis d’accord sur l’allure des guerriers, on les a mis sur ce fond vert. J’ai fait des photographies avec mon D800 des personnages inscrits dans la fresque, à côté de la caméra, et on les a filmés venant vers nous. A partir de la photographie, un artiste a dessiné la fresque avec les personnages stylisés. On a rendu le trucage aussi simple et peu onéreux que possible.
Ça a aussi été le cas pour la scène où une des jeunes filles marche dans la forêt tropicale et découvre la Vierge Marie en rêve. La jeune fille, les bœufs, les guerriers qu’elle croise et la Vierge ont été filmés sur fond bleu dans une salle des fêtes aménagée en studio à côté de l’hôtel. La forêt tropicale, avec ce dédale magnifique, ces marches en roche noire volcanique qui donnaient un côté amazonien, se situait en fait à 250 km du décor principal.
Quel workflow avez-vous adopté pour tourner si loin de tout laboratoire ?
TA : J’ai emmené Karine Feuillard comme DIT. Elle avait fait une LUT, et elle faisait ses étalonnages le soir même. Elle avait beaucoup de boulot : c’est elle qui faisait les backups, l’étalonnage et le pré-étalonnage des rushes. Elle a dû former une assistante rwandaise pour se décharger des backups, et les rushes étaient stockés avec trois tours achetées par la production, c’était trop cher de confier ça à un labo.
L’étalonnage a été fait en Belgique par Peter Bernaers, excellent technicien rapide et qui a du goût. Il est parti des images brutes mais on avait les styles de références faits avec Karine sur un iPad, qui me servait de temps à autre. Il y a une douceur dans les visages et la lumière, mais l’image n’est pas "flat". C’est très piqué, défini, c’est ce que j’aime bien dans les Master Anamorphics, on voit bien le grain de la peau mais ça ne donne pas une image dure, de mon point de vue. J’ai travaillé à pleine ouverture (T1.9) pour la nuit profonde comme quand elles cassent le nez de la Vierge (leur lampe de poche est d’origine, vintage en alu, avec l’ampoule à filament d’origine et sans survoltage), avec une obturation très ouverte et à 2 500 ISO. On a été au bout du signal !
Oui, il y a beaucoup de jeu avec l’obturateur, ouvert ou fermé d’ailleurs.
TA : Pour le génocide à la fin, la Venice était à 12 images par seconde et son obturateur très fermé. J’ai aussi utilisé l’appareil photo à 6 images par seconde, avec, là, une obturation très ouverte. En postproduction, on a remultiplié les images à 24 i/s. On a tourné tout le génocide de cette façon-là, sauf un plan-séquence avec une obturation à 45°, pour donner un peu de strobe. J’ai filmé les mêmes scènes avec les deux outils côte à côte, moi avec le boîtier et le cadreur avec la Venice à l’épaule. C’était volontaire et surtout très irréversible, rien n’a été tourné à 24 i/s, pas de filet de sécurité ! A l’étalonnage, on a eu un parti pris sans blanchiment pour cette séquence. Il fallait trouver un traitement qui mette une distance avec la violence du génocide.
Pour finir, je dirai que c’est mon deuxième film avec Atiq, et comme Syngue Sabour, sa démarche artistique et poétique est très singulière. Le challenge est de rentrer dans son univers cinématographique, mais il sait vous guider dans la bonne direction.
Un workflow de campagne – témoignage de Karine Feuillard, DIT
Le choix de la Venice s’est fait pour des raisons assez évidentes : elle propose une double exposition et déjà, sur le firmware 2 à l’époque (en 2018), elle permettait de travailler en XOCN XT plutôt qu’en RAW, ce qui permettait de réduire le poids des rushes tout en gardant une excellente qualité. On pouvait se le permettre aussi parce qu’Atiq est quelqu’un de précis et qui ne tourne pas énormément de prises, même en laissant de la latitude aux comédiennes. Thierry tenait à tourner en anamorphique et le grand capteur de la Venice y est tout à fait adapté.
Sur le terrain, on a été confrontés à une grande instabilité quant à la disponibilité du courant. On avait un groupe électrogène pour les décors intérieurs, en revanche la majorité des extérieurs étaient tournés au milieu des collines, et là, il fallait tout porter sur notre dos : forcément on ne prenait pas le groupe. En outre, les batteries qui alimentent la roulante de DIT (délivrant du 220V) ne sont pas autorisées à voyager sur des vols commerciaux. J’utilisais donc deux configurations : quand j’avais du courant, je travaillais sur ma roulante DIT avec la suite FilmLight (Prelight pour étalonner sur le plateau) un moniteur OLED 24 pouces calibré. Sinon, ma station tout-terrain était un moniteur OLED 17 pouces calibré sur batterie et un ordinateur portable, surtout pour faire un premier backup, qu’il y ait au moins une copie déjà faite en fin de journée, sur un disque SSD qui ne voyageait pas dans la même voiture que les cartes. En configuration campagne, je ne faisais pas de retouche d’étalonnage live, j’utilisais uniquement notre Show LUT, mais je prenais des notes pour préparer l’étalonnage que je ferais le soir-même. Puis je lançais le transcodage dans la nuit… quand il n’y avait pas de problème de courant !
Avec l’étalonneur au laboratoire, on a créé une show LUT très proche de la LUT Rec 709 fournie par Sony (nous enregistrions en SLog3) mais on la trouvait un peu trop dure donc nous l’avons un peu décontrastée. C’était la base que j’utilisais pour proposer des étalonnages le soir à Thierry et Atiq.
On a eu quelques surprises lors des scènes où les jeunes filles sont dans le dortoir en chemise de nuit blanche. Il fallait que cette scène soit dense or les chemises des filles étaient dans un tissu synthétique qui ne prenait pas la teinture qu’on utilise habituellement pour casser le blanc et éviter qu’il soit trop réfléchissant. Les chemises prenaient toute la lumière même quand on n’en avait pas du tout ! Plutôt que de surexposer, Thierry a décidé d’éclairer davantage pour diminuer le contraste et tout redescendre ensuite à l’étalonnage, et préserver l’impression d’obscurité.
On a eu aussi des caméras additionnelles comme le drone DJI Mavic 2 Pro et l’α7sII qui ont demandé du travail pour les matcher avec les images de la Venice. La dynamique et la profondeur de couleurs de l’α7sII ne sont pas du tout les mêmes, pour des images avec peu de lumière ça fonctionne, la sensibilité du capteur étant plus importante que le rendu colorimétrique, mais pour des plans en jour, c’était très compliqué sans dégrader le signal de la Venice. Pour le drone, on a tiré le meilleur du RAW de la caméra embarquée pour matcher les images de la Venice, quitte à dégrader quelques plans progressivement pour aider la transition, sans dénaturer toute une scène.
Il y a eu des recherches, sur certaines séquences, où on a changé plusieurs fois d’avis. Pour le génocide notamment, les moments violents où on comprend ce qui se passe, on est passé du noir et blanc à un rendu plus délavé, pour terminer avec du sans blanchiment, en plus de jouer sur le motion blur et le ralenti. Cette scène a demandé beaucoup de tests, jusqu’à l’étalonnage final.
(Propos de Thierry Arbogast et Karine Feuillard recueillis par Hélène de Roux pour l’AFC)