Festival de Cannes 2022
Guillaume Deffontaines, AFC, revient sur le tournage de "Nos frangins", de Rachid Bouchareb
La nuit du 5 au 6 décembre 1986, Malik Oussekine est mort à la suite d’une intervention de la police, alors que Paris était secoué par des manifestations estudiantines contre une nouvelle réforme de l’éducation. Le ministère de l’intérieur est d’autant plus enclin à étouffer cette affaire, qu’un autre français d’origine algérienne a été tué la même nuit par un officier de police.
Quelle était la démarche de Rachid Bouchareb sur ce film ?
Guillaume Deffontaines : D’abord une volonté de coller à la réalité au maximum. Bien sûr, le film reste une libre interprétation de faits réels. Les dossiers des deux affaires n’étant pas accessibles, on reste de toute façon sur ce qui est connu et paru, notamment à travers les nombreuses heures d’archives TV qui existent au sujet de Malik Oussekine. Le film s’ouvre d’ailleurs sur un montage de ces dernières, une manière d’ancrer le film dans cette réalité des années 1980. Mais en même temps, Rachid aime follement la fiction. Et le film est devenu une synthèse entre ce côté très "documentaire" s"appuyant sur les archives, et une image beaucoup plus stylisée, plus "cinéma".
Des références ?
GD : Moi, à la lecture du scénario, je pensais intuitivement que le film serait entièrement à l’épaule. Le côté déchirant des deux histoires, le fait de coller à l’événement... tout me guidait vers une caméra très organique, très proche des comédiens. Mais Rachid aime trop la fluidité à l’écran. Tout mouvement un peu brusque au cadre le choque, et son moyen d’expression favori reste la dolly ou le Steadicam. En préparation, il m’a très vite parlé de deux films paradoxalement très éloignés l’un de l’autre : A Most Violent Year, de JC Chandor (image Bradford Young, ASC) et No, de Pablo Larrain (image Sergio Armstrong). Le premier, une reconstitution très soignée du début des années 1980 à New York, dont je me suis largement inspiré notamment pour le choix d’optiques et la LUT sur la partie fiction. Un film effectivement très fluide, avec très peu d’épaule. Le deuxième, un authentique faux documentaire qui semble entièrement tourné en vidéo d’époque et qui recrée la fin des années 1980 au Chili. Deux approches visuelles complètement opposées qui semblaient habiter Rachid. Personnellement, en démarrant le tournage, je ne savais pas trop lequel des deux univers allait l’emporter sur l’autre... Force est de constater qu’à la vision du film les deux cohabitent totalement et donnent son originalité au projet.
Le film alterne en effet beaucoup les styles, était-ce facile à gérer ?
GD : Le film a une particularité, c’est qu’il décrit beaucoup de scènes qui se déroulent plus ou moins en même temps, dans une multitude d’endroits, avec plus de 60 décors différents. Et au lieu de tout organiser méthodiquement, Rachid a fait le choix délibéré de la déconstruction narrative. C’est pour cette raison, par exemple, qu’on ne commence pas par le drame de la rue Monsieur le Prince, mais que ce moment arrive plus tard, via le biais du regard du frère et de la sœur de Malik. J’ai senti dès la préparation que Rachid souhaitait garder une grande latitude dans ses options de mise en scène et surtout de montage. Par exemple, il a commencé à me demander si je me sentais de photographier certaines scènes dans une espèce d’ambiance qui pourrait aussi bien passer pour du jour ou de la nuit. Pouvoir selon les besoins du film et selon comment se déroulait le tournage intervertir telle ou telle scène dans l’ordre de narration était très important pour lui. Comme une sorte de puzzle avec une multitude d’éléments narratifs qui pouvaient s’imbriquer d’une manière ou d’une autre au fur et à mesure de la fabrication du film. C’était passionnant de voir construire son film peu à peu, en alternant les archives et la fiction, ce qui est très posé et au contraire ce qui est en mouvement... les jours les nuits... ce qui est découpé, et ce qui ne l’est pas. Tout un tas de paramètres qui aboutissaient à cette dynamique recherchée pour le film.
Parlons donc maintenant des parties documentaires recréées...
GD : En fait, au départ, Rachid imaginait surtout utiliser les images d’archives. Et puis, au fur et à mesure de la prépa, on s’est aperçu que la plupart étaient dans un état vraiment désastreux. La qualité et la définition très limitées de la vidéo d’époque ne nous permettant pas de les exploiter autrement qu’en split screen. La question de refaire tout simplement ces archives s’est posée avec des moyens modernes, afin de pouvoir les utiliser en plein écran, et là encore, d’offrir plus de latitude d’expression et de montage au film. Car, si au début du tournage on essayait d’intégrer à la scène la présence d’un journaliste TV, peu à peu Rachid s’est totalement libéré de cette règle, filmant par exemple certaines séquences dans ce format sans aucune justification.
Quelle a été votre choix au niveau technique pour ces scènes ?
GD : La première voie était de tourner avec la même caméra que le reste du film, une RED Monstro, en dégradant en post-production l’image pour aboutir à quelque chose de similaire aux archives. Mais quand on regarde en détail ces images TV des années 1980, on s’aperçoit combien l’influence de la technologie tri-tubes analogique de l’époque est grande sur le rendu et sur la structure d’image. Notamment sur les scènes de nuit, avec par exemple les célèbres rémanences lumineuses en forme de traînées des phares de moto. Un effet certes envisageable à reproduire en post-production, mais tout de même compliqué sans parler de tout le reste... On s’est alors mis à envisager de tourner avec ces fameuses caméras des années 1980. Ce matériel ayant complètement disparu depuis longtemps des étagères des loueurs, c’est sur leboncoin et Ebay qu’on est parti à leur recherche. Avec l’aide de Marc Dumontet (assistant caméra), possesseur lui-même d’une Sony tri-tubes en état de fonctionnement, on a acheté trois autres exemplaires pour pouvoir en utiliser deux sur le plateau avec une certaine marge de sécurité. Face à cette décision, je dois reconnaître l’audace et la détermination de Rachid Bouchareb. Un réalisateur qui grâce à sa double casquette de producteur, est capable de partir sur un film de 5,7 M€ avec du matériel de 1980 acheté d’occasion sur internet ! Une vraie confiance dont je lui suis très reconnaissant.
Comment avez-vous enregistré les images en provenance des caméras tri-tubes ?
GD : Ça nous a pris près de deux semaines en préparation pour configurer ce matériel. Il a fallu trouver les optiques adaptées (des zooms 2/3 pouces d’époque), les moyens de pointer, et surtout de se passer des magnétoscopes Umatic d’époque, devenus pour le coup totalement ingérables. Pour ce faire, on a équipé chaque caméra d’une petite configuration minimale intégrant un enregistreur Atomos Ninja, pour enregistrer en numérique l’image analogique générée par la caméra, et des retours vidéo modernes de qualité. Ces simples caméras d’époque sont donc devenues des caméscopes numériques modernes, utilisant des cartes mémoires et rentrant dans une chaîne de post-production qu’on connaît désormais sur les films . La suite des tests a consisté à recopier au calme ces images enregistrées nativement en numérique sur des magnétoscopes Umatic, générant une ou parfois deux générations de drops, ou d’artefacts magnétiques caractéristiques de l’époque. Enfin, à l’étalonnage, on a placé sur Resolve deux couches d’images l’une sur l’autre (le rush d’origine, sorti de l’Atomos, et celui issu de la copie Umatic) afin de doser le pourcentage de ses effets dans le résultat final. À la fin, le résultat était assez bluffant. Et Rachid est littéralement tombé amoureux de ce rendu, décidant au fur et à mesure du tournage de multiplier les scènes tournées avec ces caméras.
La première scène où on passe vraiment à l’écran de l’archive à la fiction, c’est justement celle de l’évacuation de la Sorbonne...
GD : Oui, une scène qu’on a tournée la 2e semaine, et qui était importante pour nous afin de valider nos choix. Ça me donne aussi l’occasion d’expliquer le défi en lumière qui s’est posé. À savoir être capable sur plusieurs décors (comme cet amphithéâtre de fac) de basculer très vite d’une configuration moderne (2 500 ISO sur caméra RED avec des Zeiss Supreme ouvrant à 1,4) à un niveau lumière beaucoup plus considérable pour pouvoir tourner avec les caméras tri-tubes (environ 160 ISO à 4 ou 5,6 ). Je dois à ce sujet remercier chaleureusement mon chef électro Frédéric Vanard, avec qui je travaille sur ce film pour la première fois et qui m’a beaucoup aidé pour gérer ces doubles mises en place. Sur cette séquence de l’évacuation de la Sorbonne, par exemple, on a entièrement équipé le plafond d’une série de SkyPanels 360, contrôlés par console, qui nous permettaient de passer instantanément d’un niveau lumineux à l’autre sans modifier la colorimétrie. À l’extérieur, j’avais placé des lignes de Aircrafts, filtrés en sodium qui envoyaient du lourd pour évoquer l’ambiance nocturne de la ville...
Sur d’autres décors, Frédéric m’a fait découvrir l’Airframe d’Olivier Neveu (un cadre gonflable équipé de LEDs, descendant du Pillow light), là encore très facilement réglable en WiFi et très léger.
À l’exception de quelques scènes d’extérieur nuit (ou de ce set up dans la fac), aucun groupe n’a été utilisé sur le film, mon équipe électro faisant appel uniquement à des branchements secteur ou des packs de batteries pour limiter les longueurs de câble.
Où a été tourné le film ?
GD : Le film a été tourné sur 37 jours, presque entièrement à Bordeaux. Seule la séquence de la chambre de bonne de Malik Oussekine a été reconstituée à Paris dans le 17e en décor naturel, pour avoir une découverte sur les toits impossibles à trouver en Gironde. Cette contrainte de recréer Paris en province était réelle pour moi. D’abord parce qu’il est presque impossible de faire un plan large. En effet, les immeubles bordelais dans les quartiers pouvant passer pour un décor années 1980 dépassent très rarement les deux étages. Ensuite, la couleur de la pierre bordelaise est résolument plus chaude que celle de Paris. Le film étant historiquement inscrit dans l’hiver, il fallait éviter à tout prix une ambiance trop solaire, qui là encore aurait révélé la supercherie. En revanche, pour les scènes de nuit, on a soudain bénéficié là-bas d’un éclairage sodium vintage, tel qu’il a pratiquement disparu dans les rues parisiennes où se sont déroulés les faits. Un jaune un peu doré particulièrement photogénique qui m’a grandement simplifié la vie quand on tournait en RED.
Pour les parties nocturnes tournées en tri-tubes, là, on a dû mettre un peu plus le paquet en termes de sources, rééquiper les phares jaunes des motos de jeu, et parfois, comme je disais, utiliser une nacelle pour obtenir un niveau décent. Avec le recul, je regrette parfois d’avoir été un peu trop bon élève avec ces vieilles caméras. Je pense que j’aurais pu même un peu plus les malmener en exposition, et les pousser un peu plus dans leurs retranchements. D’autant qu’on à vraiment appris à les connaître sur ce film. Et qu’elles nous ont parfois donné du fil à retordre !
Comme quoi ?
GD : Le préchauffage... ça vous dit quelque chose ?! Maintenant on sait plus trop ce que c’est. A l’époque de la vidéo analogique, c’était monnaie courante. Les tubes équipant ces caméras se devaient d’être maintenus à une certaine température pour fonctionner, il fallait donc allumer les caméras bien avant de se mettre à tourner, surtout si la température extérieure était hivernale.
C’est donc devenu une sorte de rituel sur le film. Avant même de faire quoi que ce soit, l’équipe image installait quatre mandarines dirigées plein feu sur les Sony, histoire de les maintenir dans une ambiance douillette le plus vite possible. On les allumait, on se mettait à tourner, et hors de questions de les éteindre avant la fin de la scène !
(Propos recueillis par François Reumont, pour l’AFC)