Festival de Cannes 2022
La cheffe opératrice Julia Mingo parle de sa collaboration artistique sur "Raie Manta", d’Anton Bialas
Une longue collaboration avec le réalisateur
Julia Mingo : Avec Anton Bialas, le réalisateur, on travaille ensemble depuis cinq ans et on a déjà fait plusieurs courts-métrages. Il y a une continuité dans son travail, avec notamment ces portraits d’êtres marginaux, et la manière dont, autour d’eux, le réel et l’imaginaire se mélangent et se renversent. Raie Manta est la suite d’une discussion qu’on avait amorcée sur d’autres films.
Anton pose son regard sur le monde de manière singulière, avec une acuité permanente. Pour ses films, il aime beaucoup partir des lieux qu’il arpente et des images ou des photos qu’il peut faire. Là, il voulait vraiment filmer Paris, un certain Paris. Quand j’arrive sur le projet, il y a un scénario mais aussi des photos. Il y a une première étape de repérage qu’on fait ensemble, durant laquelle on passe beaucoup de temps sur les lieux. Ensuite, il repart en écriture, puis l’on fait un second repérage. C’est un aller-retour entre les photos, les premiers lieux et les situations. Ce que j’aime avec les films d’Anton, et surtout avec Raie Manta, c’est qu’il fait apparaître une autre réalité. C’est un bonheur pour moi d’avoir quelqu’un qui a ce regard et ce sens du cadre. C’est toujours très enthousiasmant de faire un film avec Anton. Sur le tournage on vit des choses aussi fortes que celles qu’on filme. Il y a quelque chose comme ça qui est très cinématographique, vraiment enthousiasmant.
Divers supports d’enregistrement pour un même film
JM : Les photos qui ouvrent le film sont les siennes. Les images de manifestations aussi, ce sont en partie des choses qu’il a filmées lui-même. C’est une vraie collaboration sur l’image, il arrive même qu’on se partage le cadre au tournage.
Entre des images de fiction qu’on construit, des photographies qu’il a prises, des archives animalières, tout ça est mis au même niveau pour que la poésie, la fiction et la réalité s’élèvent ensemble. On ne va pas déconsidérer des images qu’on a pu faire avec un DSLR, ou ses photographies à l’iPhone, c’est ce qui participe à mon sens à l’hyper réalisme du film.
Par exemple, dans la séquence tournée sur le pont des Arts, il y a beaucoup de profondeur de champ. C’est presque ingrat mais il y a la volonté de ne pas tricher avec ce qu’est le pont à ce moment-là, rempli de touristes et de Parisiens. On ne veut pas magnifier la rencontre entre les deux personnages, elle est concrète, elle est réelle, elle a été là, et on ne va pas chercher à jouer du flou derrière l’actrice, il faut que la ville soit présente tout le temps. La prise de vue doit "acter", "ceci c’est passé", "c’était là et c’est arrivé". Je pense que c’est aussi de là que vient le découpage très simple, presque "bressonnien".
L’essentiel du film a été tourné en RED Gemini avec un zoom Angenieux 25-250, des Zeiss GO en série fixe. On avait aussi un DSLR, un GH5. Et un iPhone. Et une GoPro. L’intérêt de ce choix de matériel est de pouvoir filmer de manière assez immédiate, sans lourdeur, avec une équipe à géométrie variable. La RED avait une sensibilité qui nous permettait d’alléger le plateau en lumière. On travaille toujours avec très peu de personnes. Il y avait un assistant caméra, Louis Roux, qui était là pendant les quatre jours de tournage, et après j’ai deux électros, une journée chacun, Sophie Delorme et Hadrien Martin. C’est une méthode de tournage, d’être léger, qui va avec ses films, c’est évident.
L’étalonnage a été assez compliqué mais, finalement, je trouve que c’est quand on donne beaucoup de profondeur de champ à une caméra grand capteur qu’on se rapproche le plus de ce que fait un DSLR ou un iPhone, donc en ce qui concerne la texture, ça marchait assez bien. J’ai ma propre salle d’étalonnage et j’étalonne toujours les courts métrages que je tourne. Ici, c’était d’autant plus essentiel que l’étalonnage poursuivait les discussions que nous avions sur le mélange des différents formats. Je ne dis pas que je suis la seule à pouvoir le faire mais c’est plus simple de le faire moi-même parce que je sais tout ce qu’on s’est raconté au tournage.
Portraits de personnages, portrait d’une ville
JM : Dans nos films précédents, nous avons utilisé le format 1,33:1 car ce sont toujours des films de portraits. Cette fois, nous voulions un peu plus ouvrir le cadre et nous avons choisi le 1,66:1, afin d’inscrire les personnes dans la ville. Ce sont trois figures solitaires qui essayent de transformer leur environnement par une forme de liberté, de poésie, de grâce, ou en tout cas de poser un regard différent sur ce qu’ils vivent.
Nous avons beaucoup utilisé le zoom. C’est une manière à la fois poétique d’inscrire les personnages dans la ville et, en même temps, de se rapprocher de manière assez simple, évidente. C’est à la fois le monde tel qu’il est et l’attention que le film lui porte. On avait un ancien Angenieux 25-250 mm, qui est vraiment un zoom que j’adore. Dans le premier chapitre, on entre dans le film par la ville et puis on se rapproche de Kamilya. L’écriture du film en gros plans, sensoriels, empathiques, curieux, commence : les détails du quotidien, les rituels. Voilà ce qu’est la vie à filmer ! Puis la nuit arrive et nous la traversons avec le personnage de GhostRider. Puis on reprend l’écriture des gros plans avec le réveil de Gilles, le troisième personnage, puis c’est la nature qui ré-ouvre la fin du film. La raie manta, c’est vraiment le symbole de la liberté, une respiration dans un Paris qui suffoque. Sur les plans de la GoPro plongée dans la Seine, on a eu la chance, au moment de l’étalonnage, de voir des poissons apparaître. On a joué sur un fondu et, en étalonnant les images d’archive de la BBC, on a réussi à faire arriver la raie manta qui est la surprise totale du film !
A la projection du film, parfois il me rend triste et parfois il me rend très heureuse. Chaque visionnage est différent. Il faut juste laisser les images défiler et regarder. Il y a quelque chose de directement lié à l’émotion sur les films d’Anton que j’aime beaucoup. J’espère qu’il en fera beaucoup d’autres.
Finalement, Raie Manta et Libre Garance ! sont deux films assez mélancoliques. Bien que très différents, ils s’intéressent tous deux à des êtres marginaux qui essayent de transformer le monde. J’aime bien l’idée d’avoir une continuité dans mon travail par les sujets des films plutôt que par l’image. J’espère avoir une image versatile, c’est quelque chose que je travaille. J’essaie de ne pas imposer un style, de chercher pour chaque film l’image qui lui convient. C’est d’avantage dans le choix des scénarios que dans un style d’image que je situe une continuité dans mon travail.
(Propos recueillis par Margot Cavret pour l’AFC)