Festival de Cannes 2016
Le directeur de la photographie David Chambille parle de son travail sur "La Forêt de Quinconces", de Grégoire Leprince-Ringuet
Ondine et Paul se sont aimés. Quand elle le quitte, il jure qu’il n’aimera plus. Pour se le prouver, il poursuit la belle Camille qu’il compte séduire et délaisser. Mais Camille envoûte Paul qu’elle désire pour elle seule. Et tandis qu’il succombe au charme de Camille, Paul affronte le souvenir de son amour passé.
Avec Pauline Caupenne, Amandine Truffy, Thierry Hancisse, Marilyne Canto, Antoine Chappey
Quelle est la genèse du projet ?
David Chambille : Le film a mis presque trois ans à se monter, entre l’écriture et le tournage, et c’est finalement Paulo Branco qui a décidé de le produire. Comme j’avais déjà travaillé avec Grégoire Leprince-Ringuet sur ses courts métrages, j’ai pu suivre depuis le tout début ce premier film. Au cours de cette longue période de maturation, on a pu affiner nos idées de mise en scène et d’image, trouver les lieux, ou adapter le script en fonction des lieux trouvés et enfin envisager le tournage, qui ne s’est pas fait si facilement que ça...
Pourquoi ?
DC : On a tourné quatre sessions de huit jours en janvier, avril, juin et août 2015 avec une équipe d’à peine vingt personnes. Au début, on commençait le film, mais on n’avait aucune certitude de vraiment le terminer vu les problèmes de financement.
Ce tournage au long cours nous a finalement permis de tirer parti des quatre saisons, et de répartir les différents lieux et les différentes ambiances en fonction des conditions de lumière. Par exemple, on a commencé avec les ambiances "extérieur nuit" en hiver, passé à tout ce qui était nature et forêt au moment du printemps, et fini avec les intérieurs jour en été et début d’automne pour tirer partie d’un ensoleillement maximum sur la journée, ou certaines séquences un peu techniques comme la nuit américaine au bord du lac à la fin du film. Sur cette dernière, on s’est même "payé" le luxe d’intégrer un "weather day" pour pouvoir tourner vraiment par grand beau temps, avec un découpage très précis et puis quelques plans truqués en postprod’ (ciel étoilé, lune...)
Comment vous y êtes-vous pris par rapport au soleil ?
DC : J’ai la plupart du temps essayé d’être en contre-jour en plan large, et plutôt dans des incidences solaires latérales en gros plan. Je trouve que la nuit américaine totale en contre-jour est peut-être un peu trop extrême, et j’avoue que je préfère avoir des visages de comédiens très contrastés d’une joue à l’autre plutôt qu’un visage uniformément sombre, en se contentant comme souvent d’une petite brillance pour lire le regard.
Quelle est la particularité de ce film ?
DC : L’un des grands axes sur lequel on est parti, c’est la volonté d’alterner plusieurs manières de filmer selon les parties du film. Au départ j’avais même envisagé de mélanger argentique pour les parties les plus naturalistes, et numérique pour le reste. Finalement tout s’est fait en Red Scarlett 4K, mais le ratio de cadrage en cours de film change souvent. On passe donc de séquences en 2,39 à d’autres en 1,66 et même certaines en 1,33.
Cette idée allant de pair avec une certaine envie d’opposition, de dialectique entre beaucoup d’éléments qui traversent le film : la ville / la campagne, le jour / la nuit, une femme brune / une femme blonde, et au fond des d’images assez naturalistes en opposition à des images beaucoup plus stylisées. Le film passe donc de moments de vies très simples à de vraies surprises – comme une partie comédie musicale, ou bien tout ce qui se passe dans la forêt…
Et comment avez-vous géré en postprod’ ?
Techniquement, même si le numérique le permet désormais, ce n’est quand même pas si simple. On se retrouve notamment avec deux "versions" du film, celle en DCP destinée à la salle, où le format de référence est le 2,39 (les autres formats se rétrécissant avec des barres verticales) et une copie vidéo HD, où le format de départ est le 1,77, avec des variations en hauteur ou en largeur quand on passe au scope ou au format 1,33. Ça a demandé un peu d’organisation pour la finalisation du film, et des animations de volets pour les quelques scènes où le passage ne s’effectue pas dans un cut.
Avez-vous changé d’avis entre temps ?
DC : En fait, on a un peu plus tourné en 1,33, mais au montage Grégoire a décidé de repasser certaines scènes en 1,66 pour des raisons de fluidité. Ce qui est facile quand on tourne avec la Scarlet puisque son capteur est de rapport natif 1,9. A la fin, on a presque une équivalence entre les trois formats, avec une impression de prévalence pour le 1,33 regroupé dans une grande partie centrale du film.
Autre choix dans l’image pour distinguer les scènes, l’utilisation d’accessoires optiques comme les demi-bonnettes ou des objectifs swing& tilt qui m’ont permis de faire des effets un peu différents. Comme des lampadaires qui passent dans une sorte de halo, ou délimiter une zone de flou très graphique dans certains plans. Ces outils, qui sont plutôt hérités du cinéma de genre, nous ont permis d’ancrer certaines scènes dans une stylisation très forte.
Avez-vous filtré ?
DC : Les filtres m’ont permis de casser légèrement le coté numérique pour les parties que je souhaitais dans un ton argentique. Pour ces scènes, j’ai utilisé des Mitchell A, B et même C qui ne génèrent presque pas de halos mais qui cassent la surdéfinition du 4K.
Pour les séquences plus oniriques comme celle de la forêt, j’ai utilisé des Black Diffusion en allant jusqu’au grade 2, ce qui crée des halos sur les points lumineux sans trop dégrader les noirs. Tout ça sur une série Zeiss grandes ouvertures et un zoom Angénieux 25/250 HR, loués avec le concours de l’équipe de Panavision qui nous a beaucoup aidés sur ce projet fragile.
De quoi êtes-vous fier en particulier ?
DC : Ce que j’aime beaucoup dans ce film, c’est qu’on passe subrepticement d’un style à un autre, d’un lieu à un autre, voire même parfois d’un film à un autre... Il y a notamment cette séquence, longue d’une dizaine de minutes, où le personnage principal (Paul) déambule dans la rue en extérieur nuit. Comme aucune rue ne nous convenait, on a décidé d’adapter cette scène en la tournant en intérieur dans le théâtre des Bouffes du Nord, avec un raccord direct depuis quelques plans en vrai extérieur nuit parisien.
Bien sûr j’avais éclairé l’intérieur du théâtre avec des ambiances sodium, de manière à ce que le raccord ne se remarque pas entre l’extérieur réel et le mur rouge caractéristique de ce lieu. Petit à petit les cadres s’élargissent au fur et à mesure de la scène et on s’aperçoit que les personnages sont bel et bien sur une scène de théâtre. Une sorte de dérèglement progressif qui passe à la fois par l’image et par le son et qui aboutit à une métamorphose de la scène.
Comment avez-vous utilisé la Scarlet ?
DC : Je l’ai prise à 320 ISO, car je trouve qu’au-delà on monte beaucoup en bruit numérique. Seules quelques séquences, comme celle sur les toits, ont été poussées, avec ensuite un peu de débruitage en postproduction. A vrai dire, j’avais pris cette caméra car c’est ce que nous permettait le budget, mais je n’ai pas été déçu. Sa compacité notamment a été primordiale pour toutes les séquences de métro, ou celle à la gare de Lyon (qui a été tournée sans autorisation). Utilisée en mode "DSLR", dépouillée de tous ses accessoires, à part un monopode, et raccordée à une alimentation dans un sac à dos, ça devient un outil extrêmement efficace qui ressemble à un simple appareil photo.
(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)
Dans le portfolio ci-dessous, des photos de tournage, de plateau et des photogrammes.