Le directeur de la photographie Joachim Philippe, SBC, et le réalisateur Philippe Van Leeuw, AFC, parlent de leur travail en commun sur "The Wall"
Par Brigitte Barbier, pour l’AFCComment avez-vous discuté de l’image avant le tournage ?
Joachim Philippe : Pour moi, le moment le plus précieux pour échanger pendant ce temps de préparation, ce sont les rencontres informelles, les premiers restos, les premières balades où l’on parle de nos films précédents, de nos expériences. Ces échanges nourrissent le travail à venir.
De même lorsque nous parlions du scénario et de certaines séquences, cela nous amenait toujours vers d’autres discussions que celles autour de l’artistique ou de la technique. J’ai pris quelques notes pendant les deux semaines passées à sillonner l’Arizona et me suis surtout posé des questions. Comment montrer la grandeur de l’environnement en opposition à l’étroitesse d’une éducation ? Comment filmer et restituer cette sensation de chaleur ? Est-ce que la caméra doit avoir peur de Comley ou au contraire, doit-elle la suivre avec empathie ? Comment filmer l’impossibilité de ressentir ?
Philippe Van Leeuw : Je suis allé deux fois en repérage une quinzaine de jours en 2017-2018. Je fais toujours comme ça, je sillonne pour découvrir, j’aime beaucoup voyager dans l’inconnu et parfois, souvent même, je trouve des choses que les habitants ne connaissent pas. Comme l’endroit où le père de Comley a son installation, personne n’aurait pu me l’indiquer ! Donc quand Joachim est arrivé, j’avais repéré tout ce qui n’était pas urbain et j’ai pu lui montrer ce que j’avais déjà présélectionné.
JP : Ce paradoxe entre l’étroitesse d’esprit, de mentalité et la vastitude du lieu a donné la clé de départ d’une réflexion. Comment ramener une forme de claustrophobie dans un endroit où l’horizon est infini ? Comment traduire la violence de cette contradiction ?
La première chose que Philippe m’a montrée, c’est cette route qui défile, dont le paysage ne change pas, jusqu’à la frontière mexicaine. Et tout à coup ce mur. Ce territoire, ce paysage coupé en deux.
PVL : Ce sont des murs d’acier avec un espace entre eux d’à peu près 15 cm où une tête évidemment ne peut pas passer. C’est lisse et ça mesure 7 mètres de haut… Cela dit, ce n’est vraiment pas un empêchement car ce qui empêche le plus le transit, c’est la surveillance. Une série de systèmes qui détectent la trépidation de pas sur le sol, des capteurs infrarouges pour reconnaître des corps et beaucoup de radars aussi. Ils ont des budgets "à discrétion" pour s’équiper de technologie très avancée. Ils voient tout, ils savent tout.
Joachim, comment as-tu réfléchi à cette question de rendre compte de la claustrophobie dans ce désert sans limite ?
JP : Philippe ne voulait pas d’un film à l’américaine tourné dans le désert, avec un cadre 2,39:1 à l’arrivée. Il souhaitait que l’image témoigne d’un fait qui reste anecdotique, banal, ne surtout pas faire du spectaculaire pour cette histoire qui est le lot quotidien des gens qui vivent à la frontière. C’est vraiment le choix du cadre qui a apporté une réponse. Et ce choix de cadre est venu d’une des premières références que Philippe m’a montrée, le travail d’un photographe espagnol, Jordi Ruiz Cirera.
PVL : Le choix du cadre et de l’image dans son ensemble ! Les photos que j’ai montrées à Joachim sont issues d’un projet documentaire, Los Menonos*, dédié à une communauté mennonite. Ce photographe, installé dans le Nord du Mexique, s’intéresse aux communautés issues de migration et qui vivent "hors réseau". J’ai beaucoup aimé ces photos avec des blancs très éclatés, très hauts. Je disais à Joachim : « C’est ça que je veux, je ne veux pas qu’on reste dans une sorte de coloration du blanc pour faire sentir la chaleur comme on le voit souvent, je veux qu’elle soit blanche ! ».
Ces photos ont servi de référence aussi pour le cadre. On s’est dit : « Pourquoi ne pas être en 24x36, comme avec un appareil photo ? ». Le 24x36 c’est du 1,55:1. C’est quand même le premier truc qu’on fait gamin avec un appareil photo, cadrer du 1,55 tout le temps et ça reste ! On est toujours juste dans le cadre, le gros plan ne coupe jamais un visage, il est bien mis en valeur par rapport à ce que l’on regarde. Je voulais aussi éviter l’exotisme, rentrer dans le regard des gens du lieu sans le sublimer et le rendre aussi naturel et anodin que ce qu’ils voient quotidiennement. Pour mes prochains projets, j’ai envie d’essayer le 4/3 mais le 1,55 est merveilleux !
Peux-tu nous expliquer, Joachim, comment tu as travaillé pour obtenir cette blancheur dans les hautes lumières tout en gardant du détail ?
JP : J’ai exposé pour les hautes lumières en restant tout le temps dans le haut de la courbe. Finalement cette chaleur que décrit Philippe, c’est le premier danger pour ces gens qui traversent et on voulait une terre lumineuse. Même dans les fenêtres des quelques intérieurs du film, on voulait toujours être à la limite de la surexposition.
PVL : C’est vraiment magnifique car on a du détail tout le temps, partout dans les hautes lumières. Il n’y a pas de partie brûlée ou gâchée, c’est d’une maîtrise remarquable.
Le travail d’étalonnage vous a aussi aidé à atteindre cet objectif, non ?
PVL : Les prérequis de coproduction nous obligeait à travailler avec une société de postprod à Copenhague, Beo Post. On était un peu stressés de travailler avec un étalonneur qu’on ne connaissait absolument pas. Il se trouve qu’Edoardo Rebecchi a fait un travail magnifique.
JP : Il était très à l’écoute, hyper calme, passionné par son travail. On a cherché, testé pendant les 4-5 premiers jours et ensuite tout était très fluide.
Quel a été votre choix de caméra et d’optiques ?
JP : Je connais bien l’Alexa Mini et j’ai tendance à ne pas trop changer de caméra. Je préfère garder mon temps pour d’autres choses plutôt que de tester de nouvelles caméras. De plus, le capteur de l’Alexa Mini, en OpenGate, a un ratio de 1,55. On était ravi d’utiliser l’entièreté du capteur pour sortir nos images sans avoir recours à des masques numériques, sans la tentation de recadrer par la suite.
En revanche, nous avons testé pas mal d’optiques pour trouver celles qui garderaient des hautes lumières un tout petit peu irradiées afin d’obtenir un rendu pas trop clinique. Les essais ont été tournés dans une carrière de sable à Bruxelles pour avoir des tonalités similaires à celles que nous allions filmer en Arizona.
On a finalement choisi des Leica des années 1970 recarrossées par la société True Lens Service en Angleterre. Ces optiques apportaient vraiment une douceur là où les hautes lumières s’estompent. Dès qu’il y avait de hauts contrastes, le rendu bavait un peu, comme au temps de la pellicule avec cette légère halation liée aux différentes couches de couleur du négatif. Ces optiques nous ont permis aussi de tourner avec des diaphs assez fermés car Philippe souhaitait que l’arrière-plan soit lisible.
PVL : Un autre élément important qui a guidé ce choix vers la relative douceur, de ne pas être clinique, c’était de ne pas utiliser de maquillage. D’ailleurs Vicky [Krieps] non plus ne voulait pas en utiliser. Je souhaitais que les personnages soient bruts sans devenir laids !
JP : 90 % du film ont été tournés avec une focale unique, le 35 mm, qui est un peu la focale du regard et qui, avec l’OpenGate de l’Alexa, est un peu plus large que le Super 35. Il correspondait donc à un 32 mm. L’utilisation de cette focale a participé à ce désir de fermer un peu le cadre pour poser vraiment le regard sur Vicky. Dans quelques décors, comme celui de la salle de bain ou celui de l’intérieur voiture, on a utilisé un 28 mm mais pour la ligne narrative sur Comley, on a gardé cette focale la majeure partie du temps. On avait donc le 35 et le 50 en Summilux vintage de chez Leica et j’avais un 24, un 28 et un 85 en Canon FD.
Ce choix de focale quasi unique a-t-il eu un impact au montage ?
PVL : C’est un atout extraordinaire ! Quand on utilise à 100 % la même focale pour une scène, on monte comme on veut, il n’y a pas d’aplat ou d’entonnoir provoqué par la courte ou la longue focale. Le fait de laisser le plan durer aussi loin que possible donne aux comédiens un espace beaucoup plus vaste, ne les stoppe pas dans leur jeu. Et puis je ne cache pas que j’ai toujours l’espoir de pouvoir garder le plan dans sa durée. Cela produit une temporalité qui amène du réalisme, de l’urgence.
On a d’ailleurs le sentiment que la détermination de la caméra est à l’image de la détermination de la comédienne.
JP : Probablement que le fait d’être à l’aise avec la caméra me permet d’écouter mon élan. Si je suis avec la comédienne, je suis avec elle. Si elle regarde quelque chose, je suis curieux de ce qu’elle regarde et je vais aller voir ce qu’elle regarde. C’est comme une force magnétique entre la caméra et la comédienne.
PVL : Ce qu’a permis ce cadre assez carré – plutôt que du Scope –, c’est aussi une mobilité, une manière d’obliger la caméra à bouger en fonction du jeu. Il faut dire que Joachim a une intuition et une intelligence du cadre qui suivent parfaitement le personnage. C’est la grande force de l’expérience du documentaire qui permet de participer à l’écriture. Et avec une excellente pointeuse !
Aviez-vous prévu un découpage ?
JP : Pour certaines séquences un peu complexes, on a réfléchi à un découpage par rapport à une mise en scène théorique. On sait bien que ce n’est pas forcément ce découpage-là qu’on va garder, mais ça permet de revenir à certaines idées qu’on a pu avoir et qui peuvent nous dépanner quand il n’y a pas d’évidence au moment du tournage.
PVL : La plupart du temps, je fais une projection au sol pour les déplacements des comédiens et de la caméra. Il y a une séquence qui avait été découpée et qui est la seule séquence qu’on avait réussi à répéter avant tournage. C’est celle du Checkpoint avec les jeunes Américains qui filment leur arrestation et la fouille de leur voiture. On a eu la chance de faire cette mise en place avant le tournage et au bout de deux heures on était prêt. Et là, on vient m’annoncer qu’il faut arrêter à cause d’un cas Covid ! J’ai donc proposé à Joachim de faire un seul plan un peu en mode docu plutôt que d’essayer de suivre ce que l’on avait prédéfini. On a tourné l’ensemble de la scène sans s’arrêter sept ou huit fois, sous différents angles pour pouvoir couper d’une prise à l’autre. À midi, on avait fini et on a arrêté le tournage pour la journée.
JP : Et les comédiens adorent tourner de cette manière. À tout moment la caméra est susceptible de glisser vers eux, à droite ou à gauche. Ils donnent donc le maximum. Il n’y a pas cette idée d’économie d’énergie dans leur jeu. Tout le monde est là.
Certaines nuits dans le désert ont l’air d’être éclairées seulement par les phares des voitures, est-ce le cas ?
JP : Tous les chefs op’ ont ce fantasme de tourner en clair de lune dans le désert. Il est vrai que les yeux s’habituent très vite à l’obscurité de la nuit et cette clarté est très difficile à rendre pour le cinéma. On a donc pris l’option de faire une lune toute douce, uniforme, presque imperceptible. On a accroché des toiles "unbleach", un coton un peu chaud qui n’est pas trop réfléchissant, grâce à des grues pour que ces réflecteurs soient placés assez hauts. Puis des M18 placés assez bas pour toucher les toiles par le bas et obtenir un niveau vraiment minimal à la limite de la perception. La direction était amenée par les phares de voiture avec les migrants qui s’apprêtent à traverser ou pour les passages de Checkpoint. J’ai été vraiment content du rendu de la caméra, avec une vraie sobriété qui évitait les codes des nuits au cinéma.
PVL : On a quand même programmé ces scènes dans la fenêtre des pleines lunes ! [Rires avec Joachim]. On a eu la chance aussi d’être proche d’un observatoire astronomique et que la ville de Tucson soit très soucieuse de la pollution de la lumière parasite.
Pourrais-tu, Joachim, nous parler de ta scène préférée, non pas en tant que spectateur, mais comme expérience de tournage ?
JP : C’était vraiment une volonté de Philippe de rester très simple, sans déploiement de matériel, je ne vais donc pas parler d’une séquence spécialement intéressante techniquement. Je vais plutôt parler de la séquence la plus stimulante de tout le tournage grâce à la synchronisation entre nous tous ! Ce fut une sorte de ballet de techniciens où chacun devait être au bon endroit au bon moment.
C’est la séquence avec l’hélicoptère lorsque Comley poursuit les migrants alors qu’elle n’est pas dans ses horaires de travail. La volonté était de ne pas la quitter du moment où elle monte dans sa voiture, où elle traverse le désert, jusqu’à l’arrestation des migrants. On voulait faire un plan-séquence pour tenir la tension mais il y avait la contrainte de la technique de commencer dans la voiture et de continuer à la suivre lorsqu’elle en sort. Pour éviter une coupe, Philippe a proposé de "freezer" l’action pour qu’on puisse se mettre en place et relancer l’action immédiatement jusqu’au moment où elle attrape un des migrants. C’était une longue mise en place, mais c’était exaltant.
PVL : Au début de la séquence, Joachim était dans la voiture avec l’ingé son et Agathe, l’assistante image. La caméra filme Comley à travers le pare-brise qui monte ensuite dans la voiture pour rouler dans le désert. 300 mètres plus loin, l’autre moitié de l’équipe, c’est-à-dire le perchman, le machiniste et moi étions à l’arrivée cachés dans les buissons. La voiture arrive, Vicky sort de la voiture, je crie « Freeze ! » et tout le monde s’arrête sur place y compris les figurants jouant les migrants. Joachim sort de la voiture, Agathe reste dans la voiture avec l’ingé son, il n’y a que le perchman et Jo qui se remettent en place. La caméra tourne toujours, et on reprend l’action là où elle s’est arrêtée. Avec l’hélicoptère au-dessus qui devait nous fournir le vent pour faire bouger tout ça…
JP : … Et au moment où Comley lève la tête, je filme l’hélicoptère, quand même !
PVL : [Rires] ... Il a fallu être très rationnel vu le prix que coûte un hélicoptère ! On a tourné en une heure pour faire deux ou trois prises. Ce qui était formidable aussi, c’est que c’était notre deuxième jour de tournage. Le premier jour, tout ce que l’on a tourné est dans le montage. Le deuxième jour, on a tourné cette séquence qui demande quand même une bonne cohésion dans l’équipe. C’est pas tous les jours qu’on a une équipe comme ça !
Une conclusion sur cette collaboration particulière entre réalisateur et hommes de l’image…
JP : Très souvent, les réalisateurs ou les réalisatrices n’ont pas toujours la possibilité de prévisualiser les limites d’un cadre, de pouvoir lire un lieu ou une action en valeur focale. Il y a un travail de traduction qui doit se faire. Avec Philippe, il y avait une aisance de communication grâce à ce langage commun.
PVL : C’est vrai qu’on est souvent livrés à nous-même quand on est chef op’. À cause de cette communication pas toujours évidente, de cette abstraction dans notre travail qu’un metteur en scène ne matérialise pas forcément bien. Maîtriser ce langage me permet de donner des indications sur le travail de lumière et du cadre mais je ne suis pas directif, j’essaye d’accompagner. Parce que lorsqu’il faut du temps, je comprends pourquoi et quand j’ai l’impression qu’on est prêt parce-que ça me plaît, je l’exprime.
JP : Philippe était toujours très curieux, j’avais toute la place pour développer le regard. Je pense que le travail est beaucoup plus simple quand il est précisé tout de suite. C’était une première collaboration passionnante !
(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)
* Voir le travail de Jordi Ruiz Cirera, "Los Menonos", sur le site Internet du photographe [NDLR].