festival de Cannes 2014
Le directeur de la photographie Mikhaïl Krichman, RGC, parle de son travail sur "Leviathan", d’Andreï Zviaguintsev
Un western russe moderneQu’est-ce que ce titre mystérieux, Leviathan ?
Mikhaïl Krichman : Le Leviathan, c’est un peu la métaphore de l’Etat... C’est un film politique certes, mais je ne veux pas le voir uniquement sous cet angle. Peut-être une sorte de western russe moderne...
En tout cas, c’est un film qui repose essentiellement sur des personnages, comme le fait à chaque fois Andreï.
D’où est venue l’idée du film ?
MK : Elle à germée en 2008 quand on filmait ensemble un court métrage à New York. Andreï a eu vent d’un fait divers américain, l’histoire d’un homme en conflit contre une multinationale qui voulait acheter son terrain contre sa volonté. Je me souviens que le type avais construit lui-même une sorte de tank à partir d’un tracteur ou d’un bulldozer..., quelque chose comme ça.
Littéralement recouvert de plaques de métal, comme un blindage, il avait conduit son engin jusqu’au bureau de la compagnie et avait tout démoli. A la fin, ça s’était mal fini, parce qu’il avait été descendu par la police… Ou bien il s’était suicidé. Un truc assez impressionnant ! De retour en Russie, Andreï a soumis l’anecdote à Oleg Negin, le scénariste, et ils se sont mis à écrire. Peu à peu, ils ont abouti à ce qu’allait devenir Leviathan.
Le film est écrit pour ce décor nordique ?
MK : En fait non. Le film était plutôt écrit pour une petite ville agricole russe de province. D’ailleurs on a commencé en juillet 2012 à faire des repérages s’éloignant peu à peu de plus en plus dans la campagne..., mais en vain parce que rien ne convenait à Andreï. Courant septembre, on n’avait toujours pas trouvé notre décor, et pourtant on avait ratissé large, jusqu’à 400 km autour de Moscou ! C’est le chef décorateur qui a débloqué la situation en nous proposant de venir visiter Teriberka, un village qu’il connaissait à l’extrémité nord-ouest de la Russie, du côté de Mourmansk.
Cette décision a abouti à quelques modifications dans le script, surtout par rapport aux décors qui étaient envisagés. Par exemple toute une séquence à l’origine se situait dans la forêt… Or dans ce coin, il n’y en a tout simplement pas. Finalement Andreï et Oleg ont repensé cette scène pour qu’elle se déroule dans cet univers rocailleux et abandonné...
On ne peut pas dire que l’histoire a changé, mais une fois qu’on a construit la maison du personnage dans cet environnement, l’ambiance, le rythme et les relations entre personnages se sont adaptés au lieu. Simplement !
Et pour la lumière ?
MK : En termes de lumière, le temps est très changeant dans cette région. Ça pouvait sembler être une difficulté pour les raccords mais moi j’adore quand les nuages passent dans le plan, et qu’on fait durer les prises. Le vent souffle, les couleurs changent et même la pluie arrive soudain pour quelques minutes. Andreï arrive toujours à tirer des bénéfices de cette situation, de ces " accidents ".
On a tourné a partir du 1er août 2013. Les nuits étaient très courtes, de l’ordre de trois ou quatre heures maximum. Ce qui nous a permis, dans un premier temps, d’exploiter au maximum les très belles lumières rasantes qu’on a en cours de journée..., cette fameuse lumière du nord. Peu à peu l’équilibre entre nuit et jour s’est rétabli, tandis qu’on achevait la première partie du tournage en octobre.
Ensuite, on a attendu le cœur de l’hiver pour revenir tourner les quelques scènes de neige qui manquaient à la narration.
Au niveau de l’image, Andreï voulait un rendu très réaliste, à tous points de vue. Tout a été mis en œuvre aux costumes et aux décors pour trouver cet équilibre en relation aux paysages. Personnellement je trouve que Leviathan s’inscrit dans une certaine continuité par rapport à ses films précédents, mais avec une dimension peut être plus " cinématographique " pour celui-là. Le film marque une sorte de pas, d’évolution dans son œuvre.
Quelle configuration avez-vous choisie ?
MK : Je n’ai à ce jour tourné qu’un seul film en numérique. Quant à Andreï, il a toujours fait ses films en 35 mm. Le choix de la pellicule était pour nous naturel, et comme nous avons encore un laboratoire avec la chaîne de développement à Moscou, ça ne nous a pas posé plus de problèmes que cela !
La configuration était la même que pour notre film précédent Elena, soit un mix de Kodak Vision3 250D et 500T. Autrement, sur le format, on voulait tourner le film en Scope. J’avais moi-même fait quelques essais avec des optiques Hawk par le biais d’un loueur à Prague. Mais malheureusement nous n’avons pas pu les avoir pour le tournage car un gros film américain est passé devant nous... On s’est rabattu sur du Super 35, avec des optiques sphériques Zeiss Master Prime plus faciles à obtenir.
Et les optiques anamorphiques russes Lomo ? Benoît Debie a tourné Spring Breakers avec aux États-Unis...
MK : Vous allez rire, mais je ne sais pas où me procurer ces séries Lomo... Personne autour de moi n’en possède en Russie... Je crois que la plupart des optiques " vintage " ont été revendues à des loueurs américains qui les ont entièrement remontées pour qu’elle soient au standard, mécaniquement et optiquement parlant.
Avez-vous joué sur la profondeur de champ en compensation ?
MK : Non, c’est même tout l’inverse ! J’ai tourné presque tout le film entre 5.6 et 8 pour pouvoir ramener suffisamment profondeur de champ surtout dans les avant-plans. La mode actuelle de la très faible profondeur de champ, initiée par l’apparition des appareils photo-caméra à grand capteur me lasse. Je trouve même que ça devient parfois souvent un non-sens, enfin que ça ne sert pas à l’histoire.
Pour ce film, je voulais vraiment que les personnages vivent dans cet univers et qu’on puisse à chaque plan l’appréhender et surtout pas le laisser dans le flou... De même je n’ai quasiment pas utilisé de filtre gris neutre, ni de 85 quand il s’agissait d’utiliser la 500 T en extérieur, pour les fins de jour par exemple.
Et les projecteurs ?
MK : J’ai passé plus de temps à bloquer ou à contrôler les entrées de lumière pour gérer le contraste qu’à reéclairer. J’ai utilisé assez peu de projecteurs, préférant travailler beaucoup des sources de figuration.
Pour ça, j’utilise beaucoup de sources différentes, comme les LEDs qu’on peut facilement dissimuler et qui ne chauffent pas. A chaque film, j’essaie de suivre chaque fois le précepte de Harris Savides, à savoir « toujours éclairer l’espace avant d’éclairer les comédiens ».
Placer à tel ou tel endroit une lampe dans le décor est à mon sens toujours beaucoup plus payant que de s’évertuer à installer un ou plusieurs projecteurs hors champ.
Vous n’avez pas rééclairé les visages ?
MK : Si quand même ! Pour ça, j’utilise souvent des boules chinoises. Je dois avouer que j’ai beaucoup appris en lisant le livre de Benjamin Bergery qui compile ses différents entretiens pratiques avec les opérateurs. C’est là que j’ai appris comment Darius Khondji ou Philippe Rousselot travaillaient... Je crois que l’essentiel de mon inspiration technique vient de là !
De quelle séquence êtes-vous le plus fier ?
MK : Il y a une séquence qui n’était pas évidente à tourner, c’est celle du bus. Et notamment un plan que vous remarquerez, qui part du point de vue du chauffeur sur la route pour panoter à 180° sur l’intérieur du bus, puis se rapprocher en gros plan d’un personnage. Vous imaginez bien que la dolly tressautait quasiment à chaque pierre sur la route, et qu’obtenir le plan n’était pas gagné d’avance !
De la machinerie sinon ?
MK : Andreï fait assez peu de mouvements de caméra et préfère la plupart du temps des choses très posées, très simples. On a fait quelque plans à la Technocrane, mais je ne pense pas que vous les remarquerez. Personnellement, j’ai toujours un peu mal avec les plans à la grue parce qu’il y a tout simplement trop de gens impliqués dans la réussite du plan. C’est difficile de transmettre exactement ce qu’on veut, et on est toujours dépendant de la bonne coordination de tout le monde, à la différence d’un simple pano ou d’un simple traveling.
Un mot sur la postproduction ?
MK : Le film a d’abord été scanné à Moscou en 2K, puis on a décidé de passer en en 3K. C’était le bon compromis vu le budget du film (7 millions de dollars). L’étalonnage s’est effectué à Dublin chez Windmill Lane avec Dave Hughes que je connaissais d’un autre film (Miss Julie, de Liv Ulman). Le DCP sera en 4K pour la projection cannoise.
(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)