festival de Cannes 2014

Le directeur de la photographie Rodrigo Prieto, ASC, AMC, parle de son travail sur "The Homesman", de Tommy Lee Jones

Un western dense et minimaliste

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Pour The Homesman, son deuxième film en tant que réalisateur, le comédien américain Tommy Lee Jones retrouve les grands espaces qu’il affectionne tant. On se souvient de son film Trois enterrements, lauréat du Prix du scénario en 2005. Un western qui offre au chef opérateur mexicain Rodrigo Prieto, ASC, AMC, une nouvelle occasion de filmer l’Ouest américain. (FR)
Rodrigo Prieto et Tommy Lee Jones sur le tournage de "The Homesman" - DR
Rodrigo Prieto et Tommy Lee Jones sur le tournage de "The Homesman"
DR

Les premières images du film donnent une impression de très grande stabilité..., un horizon omniprésent, des personnages solidement ancrés dans la terre...

Rodrigo Prieto : Il y a une simplicité dans l’histoire qui devait se ressentir dans la mise en images. Peu de personnages, un " road movie " dans un certain sens, et un minimalisme dont Tommy Lee m’a fait part dès le début des choses. Le ciel, un paysage horizontal, un chariot. C’est à peu près tout !
Présenter un canevas visuel extrêmement simple et dépouillé pour une histoire complexe et pleine d’émotions.

Avez-vous échangé des références visuelles avec Tommy Lee Jones ?

RP : Ce que je fais en général sur chaque film est une recherche visuelle. Pour ce film on a évoqué le travail de Donald Judd, qui a été un des théoriciens phares du minimalisme. Son travail avec les cubes alignés dans un paysage du Texas à Marfa était par exemple un bon point de départ pour la philosophie visuelle du film.
J’ai aussi présenté à Tommy Lee Jones des photos de Ichiro Kojima et de Josef Koudelka. Bien que ce soit des images en noir et blanc, il y avait dans leur manière de capter les matières, la lumière naturelle dans des environnements hostiles. La terre, la neige, la pluie... Tous ces éléments étaient au centre du script, avec les personnages qui se retrouvent à la merci de la nature.

Ce travail sur les éléments vous a-t-il rendu la chose compliquée ?

RP : C’est avant tout un grand film d’extérieurs. Deux mois de travail en amont ont été nécessaires pour la préparation et un tournage dans la région autour de Santa Fe, au Nouveau-Mexique, sur quarante-trois jours. C’est dans ces conditions naturelles réelles que le film s’est réellement tourné. On a eu la neige, la pluie, le froid ou le chaud...
Mais ce qui était le plus compliqué pour moi à gérer, c’était le vent et les changements incessants de lumière qui vont avec. Non seulement il m’était impossible de sortir des cadres ou des réflecteurs sans qu’ils ne risquent de s’envoler mais l’équipement en général était mis à rude épreuve. Ces difficultés se ressentent je crois dans le film... On voit le vent frapper les visages, la pluie... C’est là aussi la force des films tournés en pleine nature.

Et le feu... Ça semble un élément important du film, non ?

RP : Oui il y a pas mal de scènes de nuit en extérieur et on voulait que les feux de camp soient les sources d’éclairages principales..., avec un rendu très contrasté du vacillement. Dans les flash-back, j’ai aussi utilisé les bougies et les lampes à pétrole en intérieur. Pour ces séquences, soit environ 20 % du film, j’ai décidé de tourner en numérique, avec la caméra Sony F55. Sa sensibilité nominale de 1 250 ISO nous permettait de tourner parfois avec juste une bougie ou une lampe à pétrole.

Le film n’est donc pas tourné entièrement en numérique ?

RP : La question s’est bien sûr posée. Économiquement, les estimations n’étaient pas si éloignées que ça entre film et numérique sur ce projet. On a fait une série de tests préalables, entre les différentes caméras envisagées pour la production. La Sony F65, la RED et l’Alexa ainsi qu’avec le film 35 dans différentes conditions (extérieur, nuit, jour...).
Tommy Lee a trouvé que le 35 mm correspondait plus à sa vision du film. Je pense qu’il voulait conserver un côté plus familier à l’image pour ce western, pour emmener progressivement le spectateur dans un film qui s’éloigne résolument des duels au soleil couchant avec John Wayne...

2014 est la première année dans l’histoire du festival de Cannes où il n’y aura plus de projections film en salles... Quel est votre sentiment sur la question ?

RP : J’adore la texture du film. Il n’y a pas de doute sur la qualité esthétique de la projection numérique, mais je reste attaché à la capture sur film. Comme beaucoup d’autres chefs op’, je recherche de nouvelles matières de fabriquer des images à travers le numérique, mais la plupart du temps, je n’arrive pas à retrouver l’image que j’ai en tête avec. Ce qui ne m’empêche pas de mélanger les deux, comme sur ce film ou sur Le Loup de Wall Street par exemple.
Jusqu’à The Homesman, je n’ai pas encore vraiment rencontré de problème pour faire développer la pellicule et la traiter convenablement dans la chaîne numérique. Mais c’est vrai que le modèle économique évolue, à cause de la disparition de la projection argentique. Par exemple pour le Super 16, ça devient maintenant une vraie question même à Hollywood. Je vous parle de ça parce que je suis en train de préparer un pilote pour une nouvelle série HBO dans l’univers du rock n’ roll, et il se peut qu’on ne puisse pas travailler en 16 mm comme on le voudrait avec le réalisateur...

Vous évoquiez des essais en F65 et pourtant vous avez choisi sa petite sœur la F55..., pourquoi ?

RP : Au moment des premiers tests, la F55 n’était encore qu’un prototype... Mais peu de temps avant le tournage, elle est sortie et j’ai pu refaire quelques tests qui m’ont convaincu. Je pense que son échantillonnage 16 bits des couleurs n’y est pas pour rien, comparé aux autres caméras numériques.
Comme on avait pas mal de scènes à l’épaule ou au Steadicam, la question du poids et de l’encombrement étaient prépondérantes. Quoi qu’il en soit, c’est vrai que la F65 donne de très bons résultats, mais pour ces séquences on n’avait pas besoin de son ultra haute définition.

Quelles optiques avez-vous utilisées ?

RP : Le film s’est fait en sphérique, en Super 35 avec des Master Primes. L’importance des plans larges, et par exemple du détail sur chaque brin d’herbe, me semblaient prépondérants. Et ces optiques sont vraiment très piquées.
Comme souvent, pour les plans entre longues focales, on a utilisé un zoom Angénieux Optimo 24-290 mm, et aussi un zoom Fujinon 18-85 mm pour aller vite sur certains " set up " et en caméra B.

Vous parliez des scènes de nuit en très basse lumière. Mais avez-vous quand même reéclairé ces plans ?

RP : Pour la plupart des scènes faites à la lueur des feux de camp, les personnages sont éclairés réellement par le feu ou par des rampes à gaz hors champ. C’est plutôt pour les arrière-plans que j’utilise des projecteurs pour que tout soit pas complètement dans le noir total. Avec cette technique, on conserve l’affaiblissement brutal en lumière dans les plans intermédiaires car les personnages sont réellement près du feu. Tandis que les arrière-plans peuvent être contrôlés juste au niveau nécessaire.
Pour cela j’ai fat fabriquer des sortes d’ambiances à base d’une soixantaine d’ampoules tungstène montées sur système dimmer électronique aléatoire. Elles mesurent environ 1,20 mètre par 2,40 et sont très utiles pour tricher le feu en gardant les ampoules assez bas pour que la température de couleur soit raccord avec le feu.
Parfois je les utilise pour les visages si des besoins esthétiques se posent...
J’ai aussi fait en intérieur des plans à la seule lueur d’une lampe à pétrole. Vous verrez, c’est lors d’un flash-back lorsque Hillary Swank découvre un cadavre. La combinaison F 55 et Master Primes à 1,4 fonctionne très bien dans ce cas de figure, et je pense que c’est la première fois que je ne me retrouve pas à tricher la lampe avec l’accessoiriste.

Quel genre de réalisateur est Tommy Lee Jones ?

RP : Tommy Lee est quelqu’un de très très cultivé. Il a fait des études de littérature à Harvard et il est extrêmement exigeant sur le sens des mots, par exemple il est hors de question sur le plateau d’improviser pour les comédiens ou de changer une ligne de dialogue ! Cette volonté d’être fidèle au texte, au projet écrit, s’accompagne également d’une décision très forte dans la direction visuelle, que ce soit la lumière, les costumes ou les décors. Si sur le plateau il est plutôt occupé par sa double casquette de comédien et réalisateur, il a en revanche été très présent chez Efilm à l’étalonnage pour finaliser le " look " de son film.

Vous venez vous-même de réaliser un film court qu’on peut voir sur Internet... Est-ce le début d’une nouvelle vocation ?

RP : Lightness est un court métrage que j’ai eu l’occasion de réaliser suite a un appel à projets sur Internet. La production s’est faite à partir de fonds associatifs, et le thème que j’ai choisi est celui de l’anorexie, avec ma propre fille qui a écrit le scénario. Une sorte de travail en famille qui s’est conclu par ce tournage avec Elle Faning.
J’ai adoré cette expérience, qui est, dans sa narration, plus proche d’une publicité que d’un long métrage comme ceux que je fais en tant qu’opérateur. On verra bien si j’ai l’opportunité de réaliser d’autres choses plus tard mais je reste avant tout passionné par mon métier…

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)