Camerimage 2016
Où le directeur de la photographie Benoît Soler parle de son travail sur "Apprentice", de Boo Junfeng
Par François Reumont pour l’AFCApprentice est le deuxième long métrage du jeune réalisateur singapourien Boo Junfeng. Il traite d’un sujet tabou dans ce petit état-ville prospère du sud-est asiatique : la peine de mort. Aiman, jeune ex militaire, est engagé comme gardien de prison. Ses compétences et son professionnalisme se font vite remarquer par la hiérarchie qui l’affecte au quartier des condamnés à mort. C’est là qu’il rencontre l’exécuteur en chef, Rahim. Proche de la retraite après trente ans de carrière, cet homme en apparence froid et inflexible décide de lui transmettre les "ficelles" du métier... Mais Aiman cache aussi un lourd secret de famille. Pour porter cette histoire à l’écran, Boo Jungfeng a choisi le chef opérateur français Benoît Soler.
« Nous nous sommes rencontrés en 2014, alors que je venais de tourner un autre film à Singapour, Ilo Ilo, d’Anthony Chen », explique Benoît. « Quand on a commencé à travailler sur la préparation du film, on s’est vite rendu compte de la difficulté à trouver un décor naturel pour la prison. En effet, tourner un film sur la peine de mort n’est vraiment pas quelque chose qui plaît aux autorités singapouriennes. On avait essuyé un refus total de la part des services de justice pour accéder à des prisons, même désaffectées. Après avoir retourné un peu le problème dans tous les sens, on a abouti à la solution de recomposer ce lieu à partir de différents endroits. »
En tout et pour tout, le film se tournera sur 26 jours – ce qui est plutôt long pour la moyenne un long métrage à Singapour – avec près d’une semaine délocalisée à l’étranger pour pouvoir faire les quelques plans larges et séquences dans une vraie prison. « C’était bien sûr impossible de recréer un décor de prison à partir de rien, vu le budget du film (1 million d’euros). On a donc tourné en Australie les cours intérieures où les détenus font leur promenade, quelques intérieurs coursives de prison ou la cour avec le long grillage que les condamnés traversent avant d’aller à la pendaison. Tout le reste a été filmé à Singapour, dans un patchwork de lieux, avec, en décor principal recréé en studio, la fameuse salle d’exécution et le couloir très sombre qui y mène. »
Une prison qui dénote complètement avec l’archétype pénitentiaire tel qu’on peut le connaître en Europe ou même aux USA... « C’est vrai qu’on est là-bas dans des conditions de détention qui sont à l’opposé totale de ce qu’on connaît en France. Par exemple, quand on visite une prison à Singapour, on est frappé par la propreté des lieux, l’impression d’ordre qui règne. Les détenus sont trois ou quatre par cellule, ils dorment à même le sol et ne possèdent aucun objet personnel. Ils sont habillés avec un uniforme, des chaussons et c’est à peu près tout ce qu’on leur laisse.
En ce qui concerne le film, on a poussé vraiment le curseur à l’image pour traduire une sensation d’intimité et de secret ressenti dans le bloc de la peine capitale. Ça se traduit à l’image par des lieux très sombres, presque aucune ouverture vers l’extérieur et une couleur verte récurrente – en association avec les murs beiges jaunes - qu’on a décidé avec le chef décorateur de poser pour unifier d’une certaine manière les différents lieux dans lesquels on allait tourner. Cette couleur verte a été inspiré par la couleur bleue récurrente dans les prisons à Singapour, en gardant l’esprit mais en s’éloignant suffisamment à l’image qu’on ne puisse pas affirmer clairement que le film se passe là-bas. »
Le film s’ouvre par un long plan mystérieux dans un couloir très sombre, qui est repris comme une boucle dans l’épilogue. Benoît Soler explique : « Au début, Boo Junfeng désirait faire un long plan séquence au Steadicam de sept minutes pour clore le film, qui retrace les dernière minutes d’Aiman avant sa première exécution en temps que bourreau. Finalement, le plan a été coupé en deux, et utilisé pour l’ouverture. Une très bonne idée de montage qui permet d’ouvrir le film sur un ton plus mystérieux.
En ce qui concerne ce décor, le plus gros du travail pour moi a été effectué lors de la préparation avec le concours du chef décorateur pour intégrer toutes ces petites lumières de service dans les murs qui permettent de lire la perspective dans la pénombre. Pour avoir une amplitude de travail, des ampoules survoltées de 300 W ont été utilisées de manière à les descendre extrêmement bas sur dimmer et n’exploiter que le bas de la courbe avec une température de couleur très chaude.
On a travaillé sur cette séquence très bas dans la sous-exposition, soit autour de - 3 à - 4 diaphs, de manière à ne distinguer presque que les silhouettes des costumes sombres et tout un tas d’infos qui se perdent ensuite dans l’obscurité et la profondeur de l’image. Je trouve qu’assumer un tel choix directement à la prise de vues est plus pertinent que de poser initialement plus haut, pour ensuite tout assombrir à l’étalonnage. »
Une ambiance de ténèbres qui fait la part belle au rituel, notamment celui de la cagoule qu’on enfile au condamné juste avant qu’il ne pénètre dans la salle de pendaison. Benoît Soler : « Il y a un côté quasi religieux au travail du bourreau. Rahim insiste lui-même sur le cérémonial quand il l’enseigne à Aiman en lui apprenant chaque geste, presque comme sur une scène de théâtre. De même, le condamné est habillé avec des vêtements spéciaux, on lui demande ce qu’il veut manger pour son dernier repas..., et puis l’exécution a lieu exactement à 7 heures du matin, juste avant le lever du soleil. Personne n’est autorisé à y assister, tout est fait pour garder une confidentialité, un secret total sur la chose. Ce rituel de la cagoule nous a donné l’idée de faire ce plan subjectif, à l’intérieur de celle-ci. Pour cela, j’ai utilisé le 32 mm Arri T2.1 macro associé à une cagoule faite spécialement dans un tissu qui nous donnait suffisamment matière à l’image et laissait passer suffisamment de lumière... »
Utilisant une caméra Arri Alexa XT 4:3 pour l’intégralité du film, le chef opérateur à opté un enregistrement RAW pour pouvoir ensuite tirer le meilleur parti de l’étalonnage fait en France – avec Isabelle Julien. « Malgré toutes ces séquences assez sombres, où j’ai poussé la sous-exposition assez loin, on a vraiment une très bonne plage avec l’Alexa, surtout en RAW », explique-t-il. « Pour les optiques, j’ai choisi de tourner avec une combinaison de Arri Ultra Primes et Master Primes, en fonction des scènes et des niveaux de lumière disponibles, surtout en extérieur nuit. »
La complexité du patchwork entre les différents lieux de tournage pour recréer la prison et des nombreuses autres séquences en dehors ont nécessité une longue préparation pour l’équipe.
« En tout un mois et demi ont été nécessaire sur place avant le tournage pour tous les repérages et surtout la mise au point du découpage. Heureusement c’était mon deuxième long métrage à Singapour et je commence à connaître les loueurs et les équipes. J’ai d’ailleurs pu retrouver quelques personnes de mon équipe avec qui j’avais travaillé sur Ilo Ilo... Les méthodes de tournage n’y sont pas foncièrement différentes mais juste le rythme des 26 jours de tournages était parfois intense avec des journées bien remplies (12, 14 parfois même 16 heures). Il faut pouvoir tenir ! »
Le cinéma indépendant de Singapour, qui était représenté par Eric Khoo dans la fin des années 1990 et début 2000, est encore jeune mais commence à se renouveler avec une nouvelle vague de réalisateurs qui se porte sur l’international comme Boo Junfeng, Anthony Chen ou K Rajagopal (A Yellow Bird), dont le film était à la Semaine de la critique cette année. On peut aussi citer Kristen Tan, qui vient de finir un premier long prometteur. Benoît Soler insiste : « Ces jeunes réalisateurs poussent donc l’industrie locale à se développer et à proposer au public singapourien une alternative aux blockbusters omniprésents dans leurs salles de cinéma. »
(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)