"Quelques acteurs et actrices en état de grâce"
Un article de Denis Lenoir, AFC, ASC, ASK, dans "Positif" de juillet-août 2022Sur le dépoli, autrefois, sur un petit écran maintenant, mais toujours dans la visée, la personne à la caméra – cadreur, directeur de la photographie, parfois le réalisateur lui-même – est le premiet spectateur du film en train de se faire, et donc des acteurs qui en interprètent les rôles. Cette position privilégiée – position que le retour vidéo n’a pas diminuée, car la personne à la caméra reste sur le plateau la seule à s’immerger totalement dans le film, comme les spectateurs du premier rang le font au cinéma, elle ne voit littéralement que l’écran, son autre œil est fermé ! – apporte quelques fois des échanges inattendus, des émotions rares, et peut-être une compréhention particulière du métier d’un acteur ou d’une actrice. Qu’il s’agisse de l’art de suggérer tout un destin en quelques mots, de l’adaptation aux contraintes techniques pratiquée avec aisance, de l’évidence fulgurante de la passion de jouer, ou de savoir écouter ses partenaires en laissant paraître sur son visage une myriade d’émotions réprimées, voici quelques moments vécus au fil des décennies.
Désordre, d’Olivier Assayas, avril 1986
Petit cimetière de campagne de la vallée de Chevreuse, journée de printemps encore fraîche malgré le soleil. À l’intérieur de la chapelle attenante se déroule – nous entendons un cantique – la messe d’enterrement d’Yvan (Wadek Stanczak). Il était le "leader" d’un groupe de rock débutant avant que celui-ci ne se défasse. Après son départ pour une carrière solo jamais vraiment commencée, il s’est suicidé. Deux membres de ce groupe mort-né, Xavier (Rémi Martin) et Henri (Lucas Belvaux), ont préféré rester dehors parmi les tombes. Ils avaient espéré qu’Yvan les emmèneraient vers le succès dont il rêvaient. Xavier travaille maintenant dans le garage de son père, et, quand Henri lui demande s’il a poursuivi ses activités musicales, il répond en parlant comme à lui-même, sans pathos, en cherchant ses mots comme s’il découvrait ses pensées en les formulant : « Oh, c’est terminé, ça, j’ai plus jamais rejoué. [Pause] Tu sais, euh, je compt... je comptais beaucoup sur Yvan, je comptais beaucoup sur lui, quoi, je, je devais... [Pause] Je m’étais dit que même si moi je réussissais pas, tu vois, même si je laissais tomber, lui, il réussirait, il deviendrait célèbre, je sais pas... »
Longue réplique heurtée qui me met aussitôt les larmes aux yeux tandis que je filme Rémi Martin et Lucas Belvaux, ce qui a pour effet d’obscurcir ou plutôt de flouter leur image sur le dépoli de la caméra. En jouant avec une telle simplicité ce personnage soudain conscient qu’il découvre sa vérité, Rémi Martin vient de me faire passer brutalement de l’état de chef opérateur en train de pratiquer un métier encore nouveau pour moi, ce n’est que mon deuxième long métrage, à celui de premier spectateur du film, me précipitant dans la fiction.
Righteous Kill, de Jon Avnet, automne 2007
Al Pacino et Robert De Niro ne peuvent ignorer l’indigence du scénario pour lequel ils ont signé. Entendre et reconnaître la voix du second, étonnamment plus que de le voir dans ma caméra, m’a ému, mais il paraît n’être là que pour cachetonner. En revanche, Al Pacino, quand Avnet après trois prises dit être satisfait et vouloir passer au plan suivant, demande très souvent de pouvoir faire une autre prise, désirant, dit-il, essayer autre chose. Son métier d’acteur continue de l’animer, de l’exciter, même sur un film dont il connaît avant le premier jour toutes les limites. Il n’a pas perdu le plaisir qu’il a à jouer ni la passion qu’il y met, en dépit de tout. Total respect. Et comme dans 88 Minutes, du même Avnet, tourné un an auparavant dans des conditions comparables, je suis fasciné par la façon dont il marche, court, bouge son corps et dont, même immobile, il rend palpable une sorte de tension rémanente qui charge chacun de ses gestes et chacune de ses phrases d’une énergie jamais relâchée.
L’Avenir , de Mia Hansen-Løve, juin-juillet 2015
Isabelle Huppert (ici en professeur de philosophie) possède ce même appétit insatiable pour son travail de comédienne, ce même désir de tenter plan après plan, prise après prise, de nouvelles possibilités d’interprétation, et curieusement, je lui trouve aussi cette même énergie physique. Filmer Isabelle Huppert, c’est filmer un corps dont les mouvements sont toujours très vifs, ce qui ne veut pas dire brusques et encore moins brouillons, ils semblent toujours la conséquence d’une pensée, celle-ci étant déterminée par le personnage interprété. Qu’elle marche avec son chat et une valise sur un quai de gare, essaie d’attraper un taxi boulevard Saint-Michel, ou simplement serve à table, c’est un plaisir de la filmer, comme on filmerait – je l’imagine, ne l’ayant jamais fait – un grand sportif exerçant sa discipline. Mouvements réduits à leur essence, à ce qui d’eux est nécessaire, sans ornementation ni fioriture, et par-là exprimant toujours la volonté du personnage.
Un beau matin, de Mia Hansen-Løve, 2021
Léa Seydoux (Sandra) évolue dans cette même classe, si merveilleuse et si rare, celle des actrices dont filmer le visage est un privilège extraordinaire.
Léa est une star, je la vois sur les affiches des abribus avant de la rerouver sur le plateau, mais elle a pour moi une grâce bressonienne, comme si aucune construction mentale ne la protégeait qu’elle se présentait vierge et nue devant chaque rôle, pour l’incarner ensuite avec pudeur et dans un naturel absolu.
Sur le plateau, entre les plans, elle est réservée, presque absente, je me demande parfois à quoi elle peut bien penser, ce qui la meut. Mais chaque fois que la caméra tourne, elle s’anime soudain, j’ai l’impression que ce n’est qu’alors qu’elle vit pleinement, que c’est là la vraie Léa Seydoux, et je ne me lasse pas de la regarder, ou plutôt non pas elle, mais son image sur le dépoli de la vieille ArriCam, comme un sublime paysage qui défile par la fenêtre d’un train, quand chaque instant surprend et ravit avant de disparaître à jamais, remplacé par un autre tout aussi inattendu, tout aussi sublime, et de surcroît coloré maintenant par la triste certitude qu’il va bientôt disparaître à jamais, car je sais que je vais bientôt entendre : « Coupez ! »
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