Festival de Cannes 2022
Raphaël Vandenbussche parle de son travail sur "Rodéo", de Lola Quivoron
Raphaël Vandenbussche : La peau, c’est l’objet du film. C’était le sujet de mon mémoire de fin d’études et ici la peau s’écorche, la peau se brûle.
Il y a le parti pris de la caméra portée. L’idée, c’est d’être toujours surpris. Par la beauté aussi. Donc on a choisi cette caméra assez proche qui a beaucoup de désir. Lola adore ce personnage, et moi aussi, donc on l’a filmé de près. J’étais absorbé par Julie Ledru, l’actrice principale. On a couru, dansé, roulé ensemble pendant vingt-sept jours. On a eu les mêmes combats, les mêmes joies, les mêmes obstacles. Cette connivence a permis de saisir quelque chose que j’espère incarné.
Lola est photographe et connaît la Bikelife depuis très longtemps. Elle en avait fait le sujet principal de son court métrage Au loin Baltimore, en 2016. Elle en connaît tous les codes visuels. Le cross-bitume est une pratique héritée des quartiers populaires aux États-Unis, arrivée en France dans les années 2000. Qui est devenue très populaire dans nos quartiers. Lola m’a invité dans cet univers. Je ne lève pas encore de 450CRF, mais je n’ai plus peur de monter sur un scooter.
Lola a beaucoup travaillé avec ses acteurs en amont. Si bien qu’ils avaient une connaissance très aiguë de leur personnage. Il y avait quelques dialogues-boussoles écrits.
C’est comme faire un feu. On a l’oxygène, le bois. Puis l’étincelle. On faisait une première prise en improvisant, caméra épaule, qui faisait chauffer les braises. Une prise très longue. Souvent quinze, vingt minutes. Puis on en analyse la fumée. Et on enchaîne direct avec une autre prise longue. Puis on danse avec les flammèches. Jusqu’à ce que ça nous brûle.
Un personnage aussi vivant, aussi tenace, aussi surprenant, le quitter à la fin du film, c’était dur. J’ai envie de rester toute ma vie avec Julia. Ce personnage m’est très beau, une jeune femme qui se fait respecter et qui n’accepte pas les codes qu’on veut lui imposer dans un milieu aussi masculin que la Bikelife. Je suis très content d’avoir pu éclairer un personnage qui a cette puissance.
On a trouvé le style du film en partant d’un petit livre de l’artiste Federico Garcia Lorca, Jeu et théorie du Duende, où il évoque ce qui opère lors des moments de grâce du flamenco. Comme un envoûtement surnaturel. C’est un pouvoir qu’on a dans le corps qui permet d’avoir un feeling, qui permet de dépasser le réel et de saisir ce qui est « le baptême permanent des choses fraîchement créées ». C’est ce que cherchent les riders lorsqu’ils lèvent leur moto : le flow. Ne pas sentir le poids de la cylindrée. On a essayé d’avoir le même sentiment avec la caméra épaule. Que tout soit fluide. Que les Masters anamorphiques soient légers. Il y a un réel abandon à cadrer, qui est très agréable. On se désarme et on se met à nu. C’est un cadeau immense. Du corps ne reste que le lien solide au sol. Mais on vole. Léger.
La caméra ne va pas attraper des plans mais c’est plutôt les plans qui s’invitent, et tout se tisse. Lola sait prendre soin de son équipe, prendre soin de son film. Elle me disait souvent : « J’aime bien quand on sent ton corps ». C’est rare, souvent on me demande plutôt d’être effacé, une caméra qui n’est plus là. Mais là, si je rentre dedans, si le comédien fait un détour pour m’éviter, si je me prends les pieds dans le tapis, c’est un événement. Et elle a raison, ça se sent dans le film que la caméra est quelqu’un. Ce n’est pas un obstacle, mais quelque chose qui peut brûler, et tomber.
Quelles ont été vos inspirations ?
RV : Lola avait aimé un clip que j’avais filmé pour l’artiste Niska qui s’appelle "Siliconé". Elle aimait cet esprit-là pour le film, une caméra en rythme. On a vite eu un feeling commun. On parle de nos émotions, c’est très fluide et agréable. Je ne suis pas interprète. C’est plutôt de la confiance. Elle m’a beaucoup fait confiance et j’en suis ravi.
On avait envie de créer notre propre image sur la Bikelife parce que c’est un monde qui a été peu filmé – pas en France en tout cas. Pour l’énergie de la caméra, il y a évidemment Rosetta, de Jean-Pierre et Luc Dardenne. Où on se laisse surprendre par la physicalité et la beauté de l’actrice. Qui nous échappe.
Pour l’intérieur de l’image, Lola m’a offert un livre du photographe français Gaël Bonnefon, Elegy for the Mundane. Il y avait une photo, la couverture du livre, qu’on aimait beaucoup. Assez contrastée avec beaucoup de grain et du froid dans les ombres. En traitement croisé certainement. Au flash. Je la regardais tous les jours dans l’appart’ city. Ça a été l’image guide. Elle a donné le contraste, le grain et les couleurs du film que nous avons cherchées avec Arthur Paux, étalonneur, lors de la fabrication de la LUT unique pour le tournage.
Arthur a cette façon de pencher la tête sur le côté lorsqu’il ajuste les couleurs, qui m’évoque un contrebassiste qui improvise et donne les couleurs à la mélodie. C’est un interprète exceptionnel. Et très mélomane. Chaque soir, je rentrais avec une nouvelle playlist. Aussi, nous avons ajouté du grain sur l’image numérique, ce qui me fait toujours penser à une sorte de pierre tombale, le granit qui brille ou du bitume qui luit au soleil. Ce grain scanné se mélange au grain de peau capté par l’Alexa à 1 600 ISO. La peau devient alors épaisse. Ça donne du désir, de la sensualité. On a trouvé assez vite l’étalonnage du film, en dix jours chez MicroClimat, sur un écran Scope sublime.
Les merveilleux costumes ont été façonnés par Rachèle Raoult. Il y avait là déjà le corps des scènes, les premiers traits des personnages, et la matière aussi : le charbon, le sang, l’éclat. Tout tendait vers l’organicité de l’image. L’anamorphique allait dans cette direction aussi. Et le Scope était incontournable pour filmer Rodéo. Les motos viennent briser ce format lorsqu’elles se lèvent en i. Frédéric Valay, de TSF, m’a proposé les Master que j’ai adorés, notamment le 28 mm qui est très impressionnant.
J’ai su que notre dispositif de tournage serait possible quand Camille Autrive m’a dit oui pour la mise au point. Camille n’a peur de rien. Impro, pas de répétition, anamorphique, pleine ouverture, caméra épaule, acteurs. Et il n’a jamais cassé. On cadre à deux. Avec Camille, Juliette et Florence, j’avais l’impression de pouvoir tout faire. Duende. Je n’ai jamais eu conscience de la caméra. Juste d’un objet ami qui vient parfois poser sa tête sur mon épaule. Quatre heures de rushes par jour. Camille a vraiment quelque chose de singulier. Elle peut être cachée dans un frigo, derrière une plante, sur une moto : no problemo.
Comment as-tu éclairé ce film ?
RV : La lumière naturelle est le point de départ. Et on filmait toujours à 360°, donc pas ou peu de trépieds dans le camion. Avec Thomas Le Fourn, le chef électricien, en qui j’ai une pleine confiance, nous ajoutions des petites touches de contraste ou de couleurs. Souvent avec des outils 2.0 (Astera, Aladdin, SkyPannels), qu’il maîtrise parfaitement. À toute vitesse. Les décors étaient très beaux, travaillés par Gabrielle Desjean, de concert avec nous. Donc j’étais sûr d’avoir une belle petite lucarne ou un néon bien placé. Aussi, la lumière était souvent perchée, ce qui me faisait beaucoup rire quand Thomas était à ma gauche, car je le voyais se dandiner avec un FabricLite qu’on appelait la Lune.
Tu peux nous parler un peu de la Bandicam ?
RV : On avait déjà utilisé la Bandicam de Laura Marret, la cheffe machiniste, qu’elle a fabriquée avec Mathieu Lardot, cascadeur, sur Garçon chiffon. Ils en ont fabriqué une nouvelle, la Bandicam 2. C’est une moto surpuissante où on peut poser le Ronin à l’avant ou à l’arrière, et moi je suis dans un véhicule à côté, avec des manivelles en Wi-Fi, les Master Wheels. C’est un dispositif qui permet d’être très près de la comédienne. Au 28 mm, c’est dément. Et quand il y a trente motos, avec la Bandicam au milieu de l’essaim, c’est très exaltant. Techniquement, c’est assez simple et c’est rapide à installer. J’avais story-boardé les cascades et les roulings. Souvent Laura montait sur la Bandicam avec Mathieu pour communiquer avec les acteurs, et avec moi. C’est de la machinerie très éloquente qui permet des changements de valeurs, d’un plan large à un plan rapproché. Duende. Les plans à moto sont les plus stables du film. Dès que Julia est sur la moto, ça fly. Dès qu’elle est sur terre, c’est un terrain de combat.
Laura est géniale, je veux faire tous mes films avec elle et son équipe, Camille Conroy et Emma Dewolf. Rodéo est un long métrage fait avec peu d’argent (1M), et tous les besoins en machinerie auraient pu être problématiques, mais là il n’y avait que des solutions.
(Propos recueillis par Margot Cravet pour l’AFC)