Camerimage 2021
Retour sur la Conférence Zeiss "Filming Women"
Il ne s’agissait donc pas pour Zeiss de faire intervenir dans sa conférence des chefs opérateurs et cheffes opératrices de la vieille école, vantant le filtre satin et le style Harcourt. La parole est donnée à deux jeunes cheffes opératrices : Lena Katharina Krause, qui présente son film de fin d’études, I Am, en compétition cette année à Camerimage, et Lucie Baudinaud, qui revient sur le tournage de Olga, dont la sortie en salles était prévue pour cette semaine, et qui a été sélectionné par la Suisse pour la représenter aux Oscars 2022. Les deux films proposent un casting presque exclusivement féminin et partagent une envie commune de s’écarter des lieux communs de l’érotisation et de l’idéalisation dans la représentation du corps féminin. Lena Katharina Krause, tout juste sortie de l’école, partage son expérience : « J’étais la seule fille de ma promotion. La plupart de nos professeurs étaient des hommes, et ils nous enseignaient qu’il était normal de ne pas éclairer les femmes avec les mêmes projecteurs que les hommes ». Son film fait un pied de nez à cette vision passéiste du cinéma. Mettant en scène deux femmes, l’une humaine, l’autre androïde, elle choisit d’éclairer la femme comme on aurait voulu qu’elle éclaire un homme, et le robot à la manière dont elle aurait du éclairer une femme. Pour marquer l’étrangeté de l’une, elle a besoin de souligner toute l’humanité de l’autre. Elle accentue les brillances du visage de son personnage humain, ses cernes et ses rides avec un éclairage frontal, peu diffusé. A l’inverse, elle verse dans l’excès opposé pour représenter l’androïde, l’éclairant de manière diffuse et équipant par moment l’objectif d’un filtre de diffusion, alors qu’elle le laisse nu pour filmer le personnage humain. Sa peau en devient si lisse et parfaite qu’elle apparaît étrange, dérangeante.
Pour Lucie Baudinaud aussi, l’enjeu qui se pose en filmant des corps féminins est différent et novateur. Le film se déroule dans le monde de la gymnastique de haut niveau, et suit le parcours de Olga, venue d’Ukraine pour s’entraîner en Suisse, et qui suit à distance les événements politiques tragiques se déroulant dans son pays d’origine. Pour Elie Grappe, le réalisateur, l’enjeu est de montrer la force physique de ses personnages, la précision de leurs mouvements, et la concentration de chaque instant pour être toujours plus précise et parfaite. La cheffe opératrice filme le personnage avec une caméra quasiment toujours portée, très proche de la comédienne. Comme elle, elle reste dans une tension permanente, à la recherche du geste parfait, une main saisissant la barre à laquelle se retenir, un muscle qui se contracte, une pointe de pied tendue. L’enjeu est de ne pas idéaliser les corps et de montrer leur force. Elle tourne sans filtre de diffusion et ne cherche pas non plus à adoucir l’image en postproduction. Seuls les objectifs Zeiss Supreme Prime qu’elle utilise apportent de la douceur, sans perte de définition.
La comédienne est une véritable gymnaste ukrainienne, sans expérience dans le cinéma. La cheffe opératrice a le souci de la rassurer et de l’aider à garder confiance, surtout que la démarche presque documentaire que recherche le réalisateur, notamment sur les séquences de répétition, l’incite à cadrer à 360°. L’équipe est donc réduite à son minimum sur le plateau, et Lucie Baudinaud tisse avec la comédienne un sentiment de confiance très précieux. A la vue des images, la gymnaste s’inquiète de ne pas toujours être montrée à son avantage. La jeune fille est en réalité très raffinée et soucieuse de son apparence, et Lucie Baudinaud doit travailler avec elle pour l’aider à comprendre qu’elle incarne un rôle, qui est différent de la personne qu’elle est réellement.
Lena Katharina Krause n’a pas le même problème. Elle explique que le cinéma allemand propose peu de rôles principaux à des comédiennes noires, ainsi beaucoup d’actrices se sont présentées à leur casting. « On ne voit jamais une histoire sur deux femmes noires dans le cinéma allemand. C’est quelque chose qu’on n’avait jamais vu, et qu’on avait envie de voir, c’est pour ça qu’on a écrit cette histoire ». Elle poursuit : « Les actrices avaient à cœur d’incarner complètement leur personnage. La plus âgée (celle qui incarne l’humaine) était très expérimentée, et elle me faisait confiance, la façon dont je l’éclairais n’a jamais été un problème ».
La question de filmer les femmes est finalement assez vite traitée, presque considérée comme un non-sujet pour les cheffes opératrices, qui filment avant tout des personnages, et qui les éclairent en fonction de leurs sentiments et de leur singularité, plutôt qu’en fonction de leur sexe. La seconde partie de la conférence est donc dédiée à des aspects plus techniques et spécifiques de leurs films, les intentions visuelles et la façon qu’elles ont eu de les traiter. Lucie Baudinaud explique, par exemple, que le réalisateur avait une volonté de tourner en très basse lumière. Elle profite de la double sensibilité du capteur de la Venice pour utiliser une base 2 500 ISO et la grande ouverture des Supreme Prime pour atteindre des ouvertures de T1.5. Ils tournent dans des conditions d’obscurité poussées : « Il n’y avait que la caméra qui voyait mieux que nous ! ». Pour le réalisateur, il est important que l’éclairage réel du décor soit très proche de l’éclairage final de la scène, afin de permettre à ses comédiennes non-professionnelles de s’immerger au mieux dans l’ambiance de la scène. Le flou généré par ces basses lumières et ces grandes ouvertures porte également beaucoup de l’esthétique et du symbolisme du film. Il permet d’enfermer Olga dans une fenêtre étroite de netteté, afin de témoigner de son isolement en tant qu’étrangère, et son impuissance par rapport aux événements se déroulant dans son pays, loin d’elle. Encore une fois, les Supreme Prime se révèlent être un outil précieux pour la fabrication du film, avec ses transitions très douces du net au flou. Lucie Baudinaud s’inquiète un peu de cette profondeur de champ excessivement basse demandée par le réalisateur, trouvant étranges les images où un seul des deux yeux est net. Elle salue également la grande maîtrise de son premier assistant caméra, Alexis Cohen. Le tournage est interrompu par le confinement, et le réalisateur en profite pour regarder les premières images tournées, et commencer le montage. « Ça lui a permit de prendre du recul et de trouver une nouvelle objectivité. On a évolué techniquement pendant le tournage, pour trouver le juste équilibre ».
Lena Katharina Krause revient quant à elle sur le matériel qu’elle a utilisé et comment celui-ci s’est adapté aux conditions logistiques et artistiques du projet. Équipée de deux caméras et de deux séries de focales Zeiss, elle raconte avoir finalement, pour des raisons pratiques, tourné la quasi totalité du film avec un Panasonic S1H : « Le Panasonic était initialement prévu pour les séquences en très basse lumière et éventuellement en caméra B quand c’était nécessaire. Mais finalement le chalet dans lequel on a tourné était tellement petit que même l’Alexa Mini était trop grosse ! Donc les caméras A et B ont été inversées ». Elle est également équipée des séries Zeiss Supreme Prime et Zeiss Supreme Prime Radiance. Le film est parsemé de plusieurs séquences de rêves, pour lesquelles elle utilise l’esthétique un peu plus maniérée des Radiance qui apportent un effet irréel. Les deux séries se raccordent parfaitement, tout en permettant cependant de distinguer deux univers légèrement différents.
Finalement l’incursion du débat féministe jusque sur les plateaux de tournage a rendu la problématique de la façon de filmer les comédiennes à la fois plus simple et plus complexe. Ça ne doit plus être une recette de cuisine à appliquer à la lettre comme on l’enseigne encore parfois dans les écoles de cinéma (un éclairage principal diffus en trois-quart face et légèrement en hauteur pour gommer les cernes ; un remplissage latéral pour atténuer l’ombre du nez, un contre dur et puissant pour faire briller la chevelure), mais un réel questionnement inducteur de sens, en collaboration avec le metteur en scène, pour accompagner le plus étroitement possible toute la complexité du personnage. C’est un travail libre et créatif, à repenser pour chaque tournage, avec les spécificités qui lui sont propres, comme tout le reste.
(Compte rendu rédigé par Margot Cavret, pour l’AFC)
En vignette de cet article, une vue de la Conférence Zeiss - Photo Jean-Noël Ferragut