Festival de Cannes 2019

Un tandem à Roubaix

Entretien avec la directrice de la photographie Irina Lubtchansky à propos de son travail sur “Roubaix, une lumière”, d’Arnaud Desplechin

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C’est une histoire de fidélité entre Arnaud Desplechin et Irina Lubtchansky qui s’écrit ici avec leur quatrième collaboration pour Roubaix, une lumière, en Compétition officielle sur la Croisette. La directrice de la photographie a signé récemment l’image de L’Homme fidèle, de Louis Garrel, et de La Dernière folie de Claire Darling, de Julie Bertuccelli.

Si Arnaud Desplechin lui est fidèle, Cannes l’est à son égard puisque tous ses films, depuis La Vie des morts, en 1992, ont été sélectionnés en compétition ou dans des sections parallèles.
Pour ce 72e Festival, au milieu d’une sélection officielle prestigieuse, Arnaud Desplechin, habitué des exercices de style maîtrisés, change de registre et passe au film noir inspiré d’un fait divers. (BB)

À Roubaix, un soir de Noël, Daoud, le chef de la police locale, et Louis, fraîchement diplômé, font face au meurtre d’une vieille femme. Les voisines de la victime, deux jeunes femmes, Claude et Marie, sont arrêtées. Elles sont toxicomanes, alcooliques, amantes…
Avec Roschdy Zem, Antoine Reinartz, Sarah Forestier, Léa Seydoux.

Arnaud Desplechin et Irina Lubtchansky sur le tournage de "Roubaix, une lumière" - Photo Shanna Besson
Arnaud Desplechin et Irina Lubtchansky sur le tournage de "Roubaix, une lumière"
Photo Shanna Besson

Quelle est l’origine de ce film, assez décalé avec le reste de la filmographie d’Arnaud Desplechin ?

Irina Lubtchansky : C’est adapté d’un documentaire et la narration en garde la structure. On va suivre un commissaire de police à travers plusieurs enquêtes jusqu’au rebondissement qui fait basculer la narration dans une seule enquête, celle des deux jeunes filles. On retrouve la signature d’Arnaud Desplechin dans sa mise en scène même s’il réalise ici un film très différent de ce qu’il a pu faire avant avec Trois souvenirs de ma jeunesse ou Les Fantômes d’Ismaël. Il a notamment fait appel à des acteurs non-professionnels pour jouer une partie des policiers dans le commissariat ainsi que des seconds rôles.

Des références pour préparer Roubaix, une lumière  ?

IL : Arnaud nous a montré un film d’Hitchock, Le Faux coupable (1957) et le documentaire Roubaix, commissariat central (2008) dont s’inspire le film. Je savais que nous n’allions pas refaire un documentaire, d’autant que je connais… la mise en scène d’Arnaud qui est très romancée et qui ne laisse aucun doute sur le fait que l’on est dans une pure fiction.
Concernant la lumière, elle est plus froide et plus naturelle sur les deux filles (Léa Seydoux et Sara Forestier) et peut rappeler l’image d’un documentaire, mais pour le reste je l’ai conçue pour qu’elle soit plutôt du côté du film noir.

On retrouve effectivement les codes du film noir : une lumière contrastée, avec une ambiance chaude installée immédiatement par l’éclairage au sodium de la ville, et cette teinte orangée qu’on retrouve à plusieurs moments dans le film. Comment as-tu éclairé dans le commissariat ?

IL : Lors des interrogatoires des deux filles, on a décidé de les mettre face aux fenêtres, la lumière les enveloppe alors que les policiers, à contre-jour, sont plus contrastés. On a utilisé des LEDs SL1 surtout à la face, assez douces et des Sky Panel pour les contre-jours, le tout sur jeux d’orgue en DNX. J’ai aussi aimé travailler avec des découpes bien que leur utilisation soit moins rapide.

(Photogramme)

En nuit, nous avions des Fresnel et les nouveaux Fresnel LED Arri sur batterie, dimmable et que l’on peut mettre partout, dans une voiture par exemple, en gardant de vraies ombres.

Un nouveau genre pour Desplechin, et de nouveaux outils pour toi ?

IL : Oui mais aussi un nouveau format ! Ses deux précédents films étaient en Scope et la question de tourner en 1,85 s’est posée. Nous avons fait des essais en 4K mais la taille du capteur ne convenait pas pour les plans larges, cela nous imposait l’utilisation d’un 25 mm alors qu’en Scope, pour la même valeur de plan, on utilisait un 50 mm avec une profondeur de champ moindre. On a essayé le 6K et le 8K avec la RED Monstro en ayant les contraintes inhérentes aux capteurs très larges pour trouver les focales qui vont s’adapter, sans vignettage. Le 6K s’est rapidement imposé car moins intrusif sur les gros plans par rapport à la distance de la caméra imposée par les grands capteurs. Le bémol de ces grands capteurs réside dans la difficulté à faire le point. Mais la RED Monstro a une sensibilité extraordinaire, à l’œil j’avais l’impression qu’on n’y voyait rien mais la caméra n’avait aucun problème, ce qui a été une vraie force pour les séquences de nuit et un diaph qui me convenait pour les plans moyens-larges avec un peu plus de profondeur de champ.
Concernant les optiques, j’ai choisi des Primo 70 mm de chez Panavision et un zoom 24-275 mm Primo ancienne génération. Ce sont de vrais bijoux, pensés pour ce grand capteur. Elles m’ont séduite par leur rendu et leur poids, une finesse de résolution, des beaux flous et une douceur dans le contraste. On pouvait ainsi avoir une image piquée mais pas trop dure.

On retrouve, comme souvent dans les films d’Arnaud Desplechin, des zooms avec une manière très douce de s’approcher du sujet et des plongées qui donnent un côté très touchant aux personnages.

IL : C’est un film sur la misère humaine, on souhaitait être au plus proche de ces personnages, comme une avancée très douce vers les profondeurs de leur âme. Le format 1,85 permet cela, des gros plans précis et concentrés sur les acteurs. Bien souvent les zooms sont couplés avec un travelling.

Le commissariat a t-il été tourné en studio ?

IL : Non, pas tout à fait… C’est un ancien bâtiment administratif désaffecté, tous les décors ont été créés, on avait l’impression de naviguer dans une ville car il y avait beaucoup de bureaux, de couloirs. Des barres ont été installées, pour la lumière mais aussi pour le son ; l’équipe a dû positionner de la moquette car le lieu résonnait énormément.
Pour les cellules et la prison, nous avons tourné dans un vrai commissariat et une vraie prison.

Il y a un magnifique plan de nuit sur une terrasse…

IL : Dans cette image, il y a deux points d’éclairage, la partie cheminée avec la fumée, éclairée par un Fresnel 500 W par-dessous gélatiné pour rappeler le sodium et un contre-jour sur les acteurs avec un Fresnel 1 000 W avec la lentille ouverte ! Je dois dire que le résultat avec ce capteur hypersensible est remarquable, la montée du bruit est très douce même quand on "tire" dessus avec un très bon rendu des couleurs.

Le film dure deux heures, il y a énormément de décors. Avez-vous particulièrement préparé ce tournage en amont ?

IL : Nous avons eu six semaines de tournage, avec parfois quatre décors par jour, autant dire une intensité de tous les instants ! Heureusement, nous avons tourné les interrogatoires à deux caméras et Catherine Georges, la cadreuse, a aussi tourné des plans de deuxième équipe. Alors oui, la préparation a été plus que nécessaire ! Arnaud anticipe toujours énormément ses films. Il fait des photos avec l’application Artémis et se fait aider par ses assistants qui se positionnent dans le décor pour les axes et les cadres. Quand on arrive sur le tournage, on peut enchaîner les plans car le découpage est très précis.
Sur ce film, l’équipe de mise en scène mettait en ordre chaque soir les photos pour la journée suivante et nous les envoyait. C’était un gros travail.
Et puis Arnaud est toujours présent sur le plateau, quand nous installons la lumière, la caméra, il est là !

(Propos recueillis par Brigitte Barbier et Margaux de Sainte Preuve pour l’AFC)