"Une histoire du flou – Aux frontières du visible"
Notes de lecture sur l’essai de Michel Makarius, par Jean-Noël Ferragut, AFCA la différence du Flou est-il quantifiable ? : étude du flou-net de profondeur en photographie et en cinéma, et par la suite des Frontières du flou au cinéma, ce sujet de réflexion est abordé d’un point de vue plus esthétique dans l’essai paru début 2016, Une histoire du flou – Aux frontières du visible, dans lequel Michel Makarius, son auteur, relate de façon plus large son évolution dans les arts visuels, en particulier dans la peinture et la photographie, étayant son propos d’exemples qui prennent en compte l’influence de la lumière sur le rendu. Faisant remarquer que de l’Antiquité égyptienne et gréco-latine au Moyen Âge, les peintres, mosaïstes et miniaturistes ont fait de « la précision voire la minutie du rendu » leur principal credo, il fait remonter à la Renaissance la source de la représentation du flou tel qu’il nous l’entendons aujourd’hui.
Plus précisément à l’invention et/ou découverte de la perspective au Quattrocento, d’une part, et à la nature et les effets de la lumière tels que les a observés Léonard de Vinci, d’autre part. En particulier à sa prise en compte du volume d’air qui s’interpose entre l’œil et les lointains, se résumant par des paysages en arrière-plan vaporeux et une pratique du "sfumato", faisant disparaître les contours d’un sujet dans une ambiance dominée par l’obscurité.
Michel Makarius considère que Léonard est à l’origine du travail de la lumière : « Comme le ver dans le fruit, on sait que la lumière, par le rendu de ses différentes qualités, viendra ronger sournoisement le visible structuré par le dessin en perspective. » Et qu’il « inaugure, dit autrement, l’histoire peinte de la lumière naturelle. »
Viennent ensuite la « révolution du Caravage » et son expression dramatique qui s’enfonce dans le nocturne, « plongeant son art dans une dramaturgie enténébrée où les corps, éclairés par une mystérieuse lumière, émergent d’un "désastre obscur" ». Suivent Le Titien et son « "je ne sais quoi" d’évanescent », son affection particulière pour les textures chatoyantes et la chaleur des carnations, puisant dans la culture hédoniste de Venise, ville ouverte aux influences orientales.
Suivent Rembrandt et sa manière d’utiliser une matière particulièrement épaisse – donnant une idée de relief –, la lumière inondant ses personnages en laissant des parties dissimulées dans l’ombre. Et de citer Paul Valéry à propos de Philosophe en méditation : « L’inégalité de la distribution de la lumière, la forme de la région éclairée, le domaine borné de ce soleil captif d’une cellule où il définit et situe quelques objets et en laisse d’autres confusément mystérieux font pressentir que l’attention et l’attente de l’idée sont le sujet véritable de la composition. » L’auteur résume ainsi l’esthétique et la puissance méditative des tableaux de Rembrandt : « Regarder un tableau de Rembrandt, c’est laisser l’œil captif se perdre dans une insondable profondeur avant de remonter vers la lumière, chargée de pensées. »
Et aussi Johannes Vermeer, d’aucuns prétendant qu’il « peint flou », Diego Vélasquez, « maître dans la facture négligée », Jean Siméon Chardin, dont « l’évanescence est déterminée par la place du spectateur », Jean Antoine Watteau, pour qui « le visible devient un prétexte pour susciter un état d’âme indéfinissable ». Citons l’auteur : « Comment représenter les lointains, comment saisir le frémissement de la chair, comment capter le grain de la lumière, comment exprimer l’intériorité subjective sont autant de questions singulières qui réfractent sans doute des préoccupations plus larges […] ».
Ou encore William Turner, Caspar David Friedrich, John Constable, Claude Monet, Edouard Manet, Eugène Carrière, James McNeill Whistler, clôturant ainsi, de la Renaissance à l’impressionnisme, cinq siècles d’Histoire du flou.
Michel Makarius consacre le deuxième chapitre de son ouvrage à la représentation du visage humain en abordant la question de la ressemblance. Cette notion a été ébranlée par le passage d’une vision figurative, proche de la réalité, à l’abstraction, annonçant quant à elle la peinture post-abstraite.
Dans son dernier chapitre, l’auteur s’attarde plus brièvement sur le flou dans le domaine de la photographie, ce moyen de représentation d’une fidélité encore inconnue à l’époque où elle fut inventée dont les pictorialistes ont voulu adoucir les effets, influencés par les peintures impressionniste et symbolique. Les procédés employés pour y parvenir, souvent décriés, suscitent un regain d’intérêt pour le pictorialisme. « Qu’il s’agisse des collages, du "flouisme", des détournements, des trames ou aujourd’hui des pixels informatiques, nombreux sont les photographes contemporains qui interrogent sans cesse le médium sans se douter qu’il mettent leurs pas dans ceux de ces amateurs passionnés du tournant du siècle à qui ils doivent leur statut d’artiste à part entière. » (Dans La Photographie pictorialiste en Europe. 1888-1918, sous la direction de Francis Ribemont).
Après avoir évoqué Etienne-Jules Marey, Alfred Stieglitz, Edward Steichen, Anton Giulio Bragaglia, André Kertesz, Josef Sudek, Miroslav Tichý, Bernard Plossu ou encore Gerhard Richter, entre autres photographes plus proches de nous tels que Frédéric Delangle, Serge Leblond, Alexeï Vassiliev, Bill Jacobson, Patrick Tosani ou Claudio Parmiggiani, Michel Makarius prend congé de ses lecteurs avec le « flou dans tous ses états » du vidéaste Bill Viola, dont les œuvres « bouclent la boucle initiée par Léonard pour qui, on l’a vu, l’air est le médium du visible ; mais à la différence de la peinture, l’image en mouvement induit une réflexion sur son apparition. A travers les figures mouvantes du désert, du chott, des véhicules roulant sur le route, Viola nous parle du phénomène de la perception. Quelle est la réalité qui se réfracte dans la densité de l’air ? Toute image n’est-elle pas un mirage ? »
Avant d’en arriver là, on pourra lire dans les dernières lignes d’une "Mise au point" introduisant son ouvrage ces quelques lignes qui résument son approche de l’art par le biais du flou : « Disons-le d’emblée, grâce à l’ambivalence du flou, cet ouvrage voudrait tenir ensemble les deux bouts de la chaîne. En tant que discriminant formel, le flou constitue une entrée concrète dans la réalité plastique de l’œuvre. En tant que figure située aux frontières du visible, il interroge le statut même de la représentation. Pari a donc été fait ici de retrouver le sens des œuvres à travers leur approche sensible et de lier le moment unique et singulier de la création à l’ensemble plus vaste de l’histoire de l’art. »
Une histoire du flou – Aux frontières du visible, de Michel Makarius – Le Félin, 2016
Les frontières du flou au cinéma, sous la direction de Pascal Martin et François Soulages - L’Harmatttan, 2014
Le flou est-il quantifiable ? : étude du flou-net de profondeur en photographie et en cinéma, thèse de Pascal Martin soutenue en 2001 (voir sa description).