80e édition de la Mostra de Venise

Antoine Héberlé, AFC, revient sur le dispositif adopté pour le tournage de "Hors Saison", de Stéphane Brizé

"Le ciel, les nuages et la mer", par François Reumont pour l’AFC

Contre-Champ AFC n°346

Hors saison est le quatrième film que Stéphane Brizé et Antoine Heberlé tournent ensemble. Une étroite collaboration qui leur permet d’élaborer un mode de travail bien à eux, où le jeu des comédiens est au centre des préoccupations. Dans ce nouveau film en Compétition officielle à Venise, Guillaume Canet interprète un rôle qui lui va très bien : celui d’une star de cinéma en plein burn out (c’était déjà un peu le cas dans son propre film Rock N’Roll, en 2017). Décidant de partir s’isoler dans un établissement de cure au bord de l’océan, il retrouve par hasard Alice, son premier amour (Alba Rochwacher). On rentre avec Antoine Heberlé, AFC, dans le trajet de fabrication de cette comédie nostalgique sur le succès, et les regrets, projetée à la Mostra de Venise le vendredi 8 septembre. (FR)

Mathieu habite Paris, Alice vit dans une petite cité balnéaire dans l’ouest de la France. Il caresse la cinquantaine, c’est un acteur connu. Elle a dépassé la quarantaine, elle est professeure de piano. Ils se sont aimés il y a une quinzaine d’années. Puis séparés. Depuis, le temps a passé, chacun a suivi sa route et les plaies se sont refermées peu à peu. Quand Mathieu vient diluer sa mélancolie dans les bains à remous d’une thalasso, il retrouve Alice par hasard.

Quelle a été votre première réaction à la lecture de ce film ?

Antoine Héberlé : Ça fait un moment que je connais Stéphane, et je crois qu’on a une sensibilité assez proche, cinématographiquement, mais aussi dans la vie. À la découverte du scénario, je me suis immédiatement fait des images, certaines du cinéma de Jacques Tati pour le début du film quand le personnage de Guillaume est seul à l’hôtel, avec ce côté à la fois dérisoire, et nostalgique propre à ces films. Stéphane est un metteur en scène qui travaille énormément en préparation. Dès les premières séances il m’a évoqué ce rapport entre la majesté immuable de la nature et l’éphémère de nos existences, de nos traversées amoureuses. Me montrant des photos de paysages – dont certaines de ses repérages - mais juste pour me faire ressentir son envie. Il m’a aussi beaucoup parlé travelling, me montrant pas mal de petits plans qu’il avait pu faire avec son téléphone lors de l’écriture du projet. Un film basé sur tout un tas de notes visuelles, un peu dans un esprit impressionniste et profondément lié à la musique. D’ailleurs la bande originale avait été enregistrée avant même qu’on démarre le film. En découvrant tous ces petits clips de préparation sur lesquels Stéphane avait couché les morceaux composés par Vincent Delerm, j’ai tout de suite vu l’ambiance vers laquelle le film se dirigeait.

Vous évoquez Jacques Tati, mais le film est presque "kubrickien" avec les zooms et le 1,66...

AH : Stéphane voulait une image assez douce et presque minimaliste. Quelque chose qui évoque la nostalgie, mais sans qu’on puisse l’associer à une période de cinéma en particulier. Le 1,66 me semblait assez juste pour conserver ce rapport aux arrière-plans et à la nature, au ciel. L’environnement, le choix de Quiberon et de son architecture d’hier et d’aujourd’hui renforcent aussi le côté désuet, surtout au début du film qui démarre sur un ton presque comique.

Hélène Degrandcourt, cachée derrière son moniteur pointe ; Émile Louis premier assistant mise en scène, se penche et fait le pitre pour la photo ; Antoine Héberlé au cadre ; Nicolas Éon, chef machino, me fait de l'ombre avec sa main ; dans l'axe de la main derrière et caché son un voile argenté, c'est Stéphane Brizé qui regarde l'image sur un petit moniteur
Hélène Degrandcourt, cachée derrière son moniteur pointe ; Émile Louis premier assistant mise en scène, se penche et fait le pitre pour la photo ; Antoine Héberlé au cadre ; Nicolas Éon, chef machino, me fait de l’ombre avec sa main ; dans l’axe de la main derrière et caché son un voile argenté, c’est Stéphane Brizé qui regarde l’image sur un petit moniteur


L’image évoque aussi un peu la pellicule... Avec pas mal de matière, et une profondeur de champ affirmée.

AH : Moi, je suis un fervent défenseur du respect du cadre fabriqué au tournage. C’est pour cette raison que je n’aime pas trop les caméras à grand capteur dans lesquels le monteur et le réalisateur choisissent le cadre en fin. Sur ce film, on tourne en Alexa Mini, avec des zooms qui ouvrent au maximum à 2,8, ce qui participe à ce look. Les zooms sont faits à la prise de vues, en connivence avec Stéphane. Quelques plans ont été tout de même recadrés dans l’Avid, mais c’est vraiment une minorité.
Sur la structure d’image, même si on est passé ensemble au numérique depuis Quelques heures de printemps, en 2012, Stéphane reste un grand admirateur de la matière argentique. Et c’est dans cet esprit qu’on a mis au point des LUTs avec Yov Moor, travaillant principalement sur le rendu des blancs, très présents dans les décors, de manière à ce qu’il ne soient jamais purs. Des blancs très nuancés, avec des bascules qui les font partir un petit peu dans le froid, ou dans le vert... Ou avec un peu de chaleur quand le soleil apparaît. Le tout avec une texture inspirée du film qui adoucit encore plus le rendu final. J’en profite pour saluer le talent de Thomas Bouffioulx, l’étalonneur qui m’a accompagné ensuite sur la finalisation du film (Yov Moor étant pris sur un autre projet) et qui a réussi à transmettre toute cette subtilité qu’on cherchait avec Stéphane. Personnellement, je pense que depuis l’avènement de la postproduction numérique, les directeurs de la photo devraient davantage partager le crédit de l’image d’un film avec leur coloriste. Un peu comme l’équipe son le fait de la prise de son au mixage...

Quelle est votre méthode de travail avec Stéphane Brizé ?

AH : C’est à partir de Une vie, en 2016, qu’elle s’est peu à peu mise en place. Comme c’est un réalisateur qui adore partager ses rôles entre comédiens et non professionnels, un dispositif particulier s’est installé. En tournant à une ou deux caméras, on se lance sur des prises plutôt longues qui ont pu aller jusqu’à 20 minutes sur Une vie mais pas autant sur ce film. Les dialogues ne sont pas gravés dans le marbre. Au contraire, Stéphane donne une situation de départ, pose les enjeux de la séquence avec telle ou telle information à faire passer, et les comédiens se lancent dans la prise. Cette méthode vise à laisser le moins de place possible à la technique d’interprétation et à privilégier leur ressenti personnel, à faire émerger la part d’eux-mêmes à travers leurs propres mots par exemple. C’est cette sorte de quête de vérité absolue qui l’obsède sur le plateau. "Faire vrai" avant tout.

Ça veut dire peu de prises ?

AH : Certaines séquences peuvent être tournées en une seule prise. C’est le cas, par exemple, de l’explication dans la voiture à la fin du film. Mais plutôt que de nombreuses prises, ce sont surtout de longues prises, et Stéphane va ensuite piocher tel ou tel moment selon comment la scène a évolué. Ici, nous avions de très bons comédiens et les choses se mettaient assez vite en place dans leur face-à-face. Ensuite on y retournait pour aller chercher des nuances.
L’autre outil dans la fabrication du film, c’est le zoom avec lequel la quasi totalité des plans sont tournés, et qui me permet au cours de ces longues prises de resserrer ou d’élargir très lentement pour accompagner le jeu et donner de la respiration aux plans fixes. Sur Une vie, c’était déjà cette configuration qui avait été choisie, mais à une seule caméra presque toujours à l’épaule. D’où l’importance de la légèreté du numérique, et la grande sensibilité pour compenser la moins grande ouverture des zooms. Sur Hors saison, nous avions en permanence deux corps caméra (Alexa Mini) à 1 600 ISO en base, qui nous servaient pour les champs-contre-champs sur toutes les grandes séquences de dialogue. Comme celle des restaurants ou du bar. Des systèmes de communication nous relient quand on est à deux caméras, mais je me suis surpris plusieurs fois à démarrer un zoom alors même que Stéphane me chuchotait dans l’oreillette "d’y aller". Marie Demaison, ma cadreuse caméra B, pouvait ensuite partir de manière autonome. Elle nous a rapporté beaucoup de matériel précieux de nature et de mer selon les conditions météo les plus favorables au jour le jour.

Marie Demaison en autonomie avec la caméra B
Marie Demaison en autonomie avec la caméra B


Le film s’appelle Hors saison. Le choix de cette ambiance est central...

AH : Le filme se passe dans cette ambiance douceâtre et nostalgique de la côte bretonne désertée par les touristes. Nous avons tourné entre mars et avril, hors saison, donc. Niveau météo on a plutôt été chanceux, tout en s’adaptant assez facilement grâce à notre équipe à géométrie variable. Les deux comédiens principaux étant présents ensemble sur quatre ou cinq semaines d’affilée, c’était possible pour nous d’insérer dans le plan de travail telle ou telle journée d’extérieur selon les conditions de temps. Reste naturellement l’ensoleillement très changeant, caractéristique de la Bretagne qu’il me fallait anticiper notamment sur les décors intérieurs avec beaucoup de découvertes. C’est, par exemple, le cas du salon de thé pour lequel j’ai dû faire installer un cadre sur nacelle à l’extérieur pour venir couper le soleil tout au long de la journée. Sinon des rampes de Vortex étaient généralement installées sur des ponts montés sur pieds afin de maintenir une lumière à peu près constante. Stéphane voulait vraiment une sensation de lumière intense, même par temps couvert. Nous avions quand même en permanence le doigt sur la bague du diaph, car sur la plupart des décors nous étions vraiment collés aux fenêtres et jamais je ne coupe une prise - encore moins de 10 minutes - à cause d’une fausse teinte... L’enjeu pour moi était de garder des arrière-plans abstraits, évanescents, mais toujours avec une profondeur, une matière, un horizon ou un volume qui "existe" comme dirait Stéphane.

Le retour des 5 caméras pour la séquence du mariage
Le retour des 5 caméras pour la séquence du mariage


La séquence du mariage est un point de bascule important pour les deux personnages... comment l’avez-vous tournée ?

AH : Cette séquence devait préserver la fraicheur du "jeu" des invités qui sont non professionnels et capter leur émerveillement pendant le spectacle des siffleurs dès la première prise. C’est pour cette raison qu’on l’a couverte à cinq caméras. Nos deux Alexa en corps principaux, les trois autres étant des petites caméras Sony FX6 pointées et cadrées par une seule personne. C’est une séquence très spontanée, très forte aussi pour les personnages qui se retrouvent totalement sans rien se dire. Ce sont les regards et finalement les corps qui parlent, très subtilement, dans la danse entre Mathieu et Alice (Alba Rochwacher).

Plus on avance dans le film, plus le personnage d’Alice prend de l’importance, au point même d’occuper seule certaines scènes... Par exemple, il y a la scène du repas chez elle.

AH : C’est vrai. Je me souviens que dans une version antérieure du scénario, les deux personnages étaient présentés de manière parallèle dès le début du film. La narration était très différente, et Stéphane a délibérément décidé de retarder l’arrivée d’Alice dans le film, de manière presque magique. Finalement, il faut attendre cette partie plus tardive du film pour voir ces scènes de la vie d’Alice avec son mari et sa fille, les doutes ou les regrets qui naissent, ce qui me semble d’autant plus fort car on sait déjà ce qui lie nos deux protagonistes. La scène du repas, c’est un moment où Alice ne se sent plus à sa place. Stéphane voulait qu’on le ressente, comme à son habitude, par la durée du plan. Ce qui est assez amusant, c’est que ce soir-là on était à trois caméras, pour pouvoir couvrir tous les comédiens, dont la plupart non professionnels. L’axe sur Alice restant logiquement le plus important. Et finalement Stéphane n’a retenu au montage que ce plan. Tout le reste étant joué au son. J’aime beaucoup ce genre de décision forte qu’il est capable de prendre, tout comme la séquence où les personnages s’arrêtent pendant cinq minutes et regardent la confession de la future mariée. Ce sont de vrais choix de mise en scène qui donnent toute sa force au film, avec beaucoup de liberté.

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)