80e édition de la Mostra de Venise

Yves Cape, AFC, parle des enjeux cinématographiques de "Memory", de Michel Franco

"Brooklyn Love Story", par François Reumont pour l’AFC

Contre-Champ AFC n°346

[ English ] [ français ]

Prenant toujours un peu le spectateur à contre-pied, Michel Franco propose cette fois-ci une authentique histoire d’amour. Cette rencontre romantique improbable entre deux éclopés de la vie donne à Jessica Chastain (Sylvia) et à Peter Sarsgaard (Saul) l’opportunité d’explorer deux très beaux personnages face à leurs failles et leur courage. Yves Cape, AFC, fait de nouveau équipe pour la cinquième fois avec le réalisateur mexicain en tournant ce film indépendant à Brooklyn et Manhattan. Memory est en Compétition officielle pour le Lion d’or à la 80e Mostra de Venise. (FR)

Sylvia, ancienne alcoolique en rédemption, travaille dans une maison de retraite spécialisée pour handicapés mentaux et mène une vie simple avec sa fille adolescente. Un soir, Saul la suit jusque chez elle après l’avoir abordée lors d’une soirée entre anciens élèves du lycée. Leur rencontre va profondément bouleverser leurs vies alors que des portes vers leur passé vont brusquement s’ouvrir.

Comment définirais-tu Memory  ?

Yves Cape : C’est d’abord le portrait d’une femme avec, comme dans tous les films de Michel, des situations données qui vont se révéler fausses. L’inattendu faisant place peu à peu à ce qui a été établi…
Et cependant une nouveauté… sans trop en dire, un épilogue bien plus optimiste qu’à l’accoutumée ! L’un des enjeux majeurs pour nous, c’était bien sûr la présence au casting de Jessica Chastain, tout juste auréolée d’un Oscar pour Dans les yeux de Tammy Faye. Une donnée qu’on ne peut pas mettre de côté, à la fois très excitante et forcément un peu intimidante. On se demande alors comment va se passer le tournage, notamment comment elle va s’adapter à la méthode assez particulière de Michel qui n’hésite pas à retravailler les personnages en cours de film, en s’appuyant sur la collaboration avec ses interprètes, comme ce qu’il avait pu brillamment faire avec Tim Roth sur Sundown et Chronic. Et puis, aussi toujours avec cette envie de découpage très dépouillé, de longs plans uniques importés immédiatement du plateau vers la timeline par le DIT et mis immédiatement à disposition du monteur Oscar Figueroa, présent sur le plateau, dans un processus où tournage et montage s’effectuent en direct. Une méthode qui lui permet de valider ses choix de découpage, ou parfois pour certaines scènes de s’imposer une autre position de caméra, un plan en plus, ou même parfois un reshot. Ceci parfois immédiatement, mais aussi parfois quelques jours après lorsque la continuité est achevée et le rythme trouvé.

Peter Sarsgaard et Jessica Chastain dans "Memory", de Michel Franco
Peter Sarsgaard et Jessica Chastain dans "Memory", de Michel Franco

Un exemple de scène où ce genre de décision a été prise ?

YC : La scène de l’explication familiale est un bon exemple. On est sur une séquence-clé du film, où des révélations surgissent. Dans le plan de travail au moment de cette scène, une journée de répétition sur le décor avec les acteurs avait été demandée par Michel avant de la tourner le lendemain. Avec autant de comédiens dans le cadre, autant d’enjeux dans la scène, soit on tient le plan-séquence et tout reste simple, soit on se met à découper et les ennuis arrivent ! La scène se passant dans une grande pièce bordée de fenêtres sans moyens conséquents pour contrôler la lumière. Nous avons débuté par un plan large que nous espérions suffisant comme à notre habitude, mais après de nombreuses prises le doute s’est installé et nous avons décidé de découper la scène. Nous nous sommes laissés le temps de la pause déjeuner pour finalement prendre la décision de faire d’autres plans serrés sur certains personnages. C’était un exercice périlleux aussi pour les acteurs. J’avais remarqué lors du plan large le jeu de dos de Jessica Harper (la mère de Sylvia) et j’ai demandé à commencer par celui-là en espérant secrètement que cela pourrait suffire. Par miracle avec l’ajout unique de ce contre-champ serré au plan très large tout d’un coup tout s’est résolu.... C’est le seul raccord de la scène, et le mouvement très vif de Sylvia (Jessica Chastain) se levant brusquement dans le cadre a donné le rythme qui nous manquait.

Vous tournez toujours dans l’ordre chronologique ?

YC : Oui. Michel étant son propre producteur, il a l’opportunité de pouvoir prendre ce genre de décisions. Sur Memory, vu les trois lieux principaux du film (l’appartement de Sylvia, celui du frère de Saul et la maison d’Olivia), c’était pourtant très compliqué d’envisager un plan de travail de la sorte. On a donc commencé le film en acceptant de regrouper les jours par décor, mais au bout de la première semaine Michel n’était pas du tout à l’aise avec cette situation. Il a demandé à Liza Mann, la première assistante mise en scène, de tout reprendre et de repasser le plus possible en chronologique. Ça nous a demandé pas mal d’efforts pour aller et revenir de décor en décor, mais c’est comme ça avec Michel… Je pense qu’il ne sait juste pas faire autrement.
Seules quelques scènes, par exemple celles dans le métro, ont été extraites de la chronologie pour des raisons de contraintes évidentes. Tourner officiellement dans le métro à New York est réservé aux superproductions, la grande majorité des plans dans les films plus modestes sont simplement volés sans autorisation en équipe très réduite avec une sorte d’agrément tacite de la part des autorités. C’est ce qu’on a fait donc sur Memory, embarquant Jessica Chastain et les autres comédiens lors du dernier jour de tournage pour ces séquences qui ont donc été volées.

Jessica Chastain dans "Memory"
Jessica Chastain dans "Memory"

Ce genre de décision doit imposer une grande légèreté de moyens…

YC : Je fais de la lumière réaliste, je dirais du réalisme sophistiqué en ce sens qu’il s’éloigne du naturalisme et du documentaire, mais c’est vers cela que je tends. J’essaye de transcender la réalité, mais je ne la transforme pas. J’ai donc un système d’éclairage très simple depuis quelques années, en gros depuis l’arrivée des caméras numériques de qualité et de l’éclairage LED.
Sur les films de Michel, j’ai peu de lumière. Pas question pour moi, par exemple, de placer des 18 kW à l’extérieur des décors. Je n’emporte que des sources très douces, très légères qui ne nécessitent pas de générateur. J’emploie des Litemat, des tubes Astera, des Carpetlight, des SkyPanel, et des Boas (achetés chez RubyLight et transformés pour les USA). Soit des sources LED très simples à installer qui me permettent de m’adapter à chaque situation. J’ai souvent aussi deux Arri M18 si des entrées plus fortes sont nécessaires. En fait, j’arrive à un stade où seule cette sorte d’improvisation sur le tournage me motive. Faire une belle image avec les prérequis d’un bon directeur de la photographie, essayer de tout contrôler parfaitement sur un plateau, cela ne m’amuse plus. J’ai appris à le faire, je l’ai suffisamment mis en pratique depuis, mais maintenant je suis plus attiré par les accidents, les imprévus. Pour moi, quand tout n’est juste que technique, il n’y a plus de place aux accidents et donc à l’art. Sur ce film, mais sur les précédents depuis quelque temps que je travaille comme cela, ça m’est arrivé de me retrouver dans des décors où je ne savais pas quoi faire pour résoudre des problèmes purement techniques, soit avec des extérieurs tout à coup très hauts en niveau, soit avec des séquences de jour à tourner de nuit. C’est ce genre de moment qui m’excite, alors que j’en avais peur auparavant !

Comment fais-tu alors ?

YC : Il y a énormément de possibilités, c’est ça qui est excitant, mais encore faut-il trouver celle qui s’adapte le mieux à la scène et à la mise en scène ! Je peux tirer les rideaux… non pas possible dans cette scène. Je peux tenter des gélatines ND… Pas possible, les fenêtres sont trop grandes. Je peux tenter les nets à l’extérieur… pas possible car on n’a pas accès aux fenêtres de dehors. Je peux tenter le HDR en plus de la RED. Ou compenser, mais souvent cela se sent.
Mais finalement, le choix que je vais prendre va participer pleinement à l’élaboration de la scène. C’est au moment de cette transcription du script à l’écran, qui n’est jamais la même entre le moment où on lit, qu’on prépare et celui où on tourne dans un décor avec des comédiens, qui est fantastique. Cet affrontement avec la réalité est capital. C’est, je pense, uniquement à ce moment-là que je comprends la scène, c’est pourquoi mon système doit être rapide parce que je ne veux pas de cette préparation en amont, je veux cette surprise, la provoquer... Je l’attends même avec impatience !
Avec Michel, ça passe souvent par de longues réflexions avant de nous permettre de comprendre chaque scène, chaque enjeu cinématographique. Qu’on prolonge même parfois ensemble après les premières mises en place, laissant les comédiens finir de se préparer avant de tourner.

Et quand tu es en studio, tu pars de zéro pourtant. Comment improviser ?

YC : Ce n’est jamais le cas avec Michel, il déteste ça ! Moi, c’est un exercice que j’aime bien et c’est vrai que mon approche est légèrement différente. Mais j’aime bien aussi me retrouver en studio avec des contraintes pas trop éloignées de celles rencontrées dans des décors naturels. Je retravaille avec le même esprit, mais en acceptant les défauts. Car même si on contrôle tout par nature en partant du noir total, ce sont alors les imperfections liées à l’artifice du dispositif qui m’attirent.

Le film est comme les autres films de Michel Franco, très naturaliste... Comment cela se transcrit-il au niveau du cadre ?

YC : En général, je n’utilise pas l’esthétique des objectifs. Enfin si, je travaille avec les Leitz Summilux parce qu’ils n’ont presque aucun défaut ! Ils ont de la définition, peu d’aberrations, peu de distorsion. Ils ouvrent à 1,4, ne flairent pas et me permettent donc de m’adapter à toutes les situations. Mais c’est vrai qu’ils n’ont pas de look particulier en comparaison aux optiques vintage du moment. Je me cantonne souvent à une focale, autour du 40 mm suivant la taille du capteur. C’est vraiment mon optique de prédilection. Parfois j’emploie le 25 mm pour un plan large ou le 65 mm pour un plan serré sur un visage. J’accorde beaucoup d’importance à la distance à laquelle je filme les acteurs, je pense que c’est important pour eux comme pour moi de sentir notre présence, mais pas trop. Comme quand vous discutez avec quelqu’un et que vous ne souhaitez pas être ni trop loin, ni trop près... Au 40 mm, on est souvent à cette distance physique la plus juste. Les comédiens se sentent libres, ils peuvent bouger, et je les cadre comme à travers mon propre œil.
Il faut dire également que les règles d’image avec Michel sont très strictes. Les comédiens sont souvent au centre du cadre, jamais de plongée ou contre-plongée pour éviter les déformations des décors. Beaucoup de travellings, mais sans bras de dolly. Juste un simple chariot (ici un plateau et Bazooka KGS et que Handheld Films a expressément achetés pour nous). Je prends donc toujours 10 % à 15 % de réserve au tournage, ce qui nous aide pour affiner parfaitement les choses au montage et à l’étalonnage. Notamment pour monter et descendre le cadre.

Revenons à votre interprète principale… Comment donner vie à Sylvia à l’écran ?

YC : Ce n’est pas toujours facile de détruire l’image d’une star comme Jessica Chastain, mais je crois que c’était nécessaire pour ce film. Le fait qu’elle interprète une alcoolique en rédemption, célibataire avec une jeune fille, qui vit dans un quartier populaire, travaille dans le social et se débat pour sa survie nous a forcément guidés dans nos choix. Pour ce qui est de la lumière, je me suis permis d’éclairer sans trop de précautions son visage. Jessica a parfaitement intégré ces paramètres, tout comme sa maquilleuse Linda qui la suit depuis plusieurs films. Elle est donc très peu maquillée et elle a elle-même choisi ses costumes, en allant les trouver dans des magasins discount très populaires comme Target. Elle porte un peu toujours les mêmes choses, ce qui correspond très bien à son personnage. Pour son appartement, on a tout reconstitué dans une galerie d’art. L’idée de ce long couloir distribuant les pièces en enfilade nous est venue avec le chef décorateur à partir des fréquentes scènes autour de l’entrée. L’entrée avec le système d’alarme qu’elle désactive à chaque retour était très importante et a totalement été pensé. Cette disposition amène une grande profondeur dans le lieu, même si l’étroitesse finale ne nous laissait pas beaucoup de marge pour les plans. Et puis on avait d’un côté une découverte sur un toit-terrasse, tandis que l’autre donnait sur une rue très passante. Là encore, l’imprévu qui nourrit le lieu.

Une autre scène-clé du film est celle dans la rue, de jour, où Sylvia et Saul s’embrassent pour la première fois. Un plan très beau qui parait très spontané…

YC : Cette scène est une des rares à avoir été tournée dans Manhattan, à la sortie du lieu choisi pour héberger le travail de Sylvia (une vraie maison de retraite pour personnes handicapées mentales). Un cerisier du Japon en pleine floraison se trouvait dans la rue, et on a décidé avec Michel de le jouer à fond pour cette scène. Le vent faisant même tomber parfois des fleurs sur nos deux interprètes !
En termes de lumière, le plan était prévu pour une fin d’après-midi, avec la présence très probable d’un soleil en direct. Même si cette situation n’était pas forcément la plus aisée pour moi par rapport aux visages, on s’y est lancé sans trop tergiverser. Un simple cadre de diffusion me servant à adoucir le rendu. C’est le genre de plan où beaucoup de paramètres de jeu se télescopent… le rythme, la gêne, la fougue… le tout dans une rue avec les voitures qui vous passent dans le dos. Une scène très importante pour Michel, qui a même profité d’un retour sur ce décor quelques jours plus tard pour refaire cette scène. Mais au montage, c’est finalement bien la prise originale qui a été choisie. La spontanéité sans doute...

(Propos recueillis par François Reumont, pour l’AFC)

Memory
Réalisation : Michel Franco
Directeur de la photographie : Yves Cape, AFC
Décors : Claudio Castelli
Costumes : Gabriela Fernandez
Maquillage : Linda Dowds et Adam Zoller
Montage : Oscar Figueroa et Michel Franco