La Bête dans la jungle

Ce qui est beau avec les films que nous tournons, c’est à quel point ils font écho, résonnent en vous (nous). Un jour, Patric Chiha – le réalisateur de La Bête dans la jungle – m’a dit qu’il pensait que j’allais le lâcher (à cause de la difficulté d’un trop petit budget…). J’étais très surprise. Il ne pouvait pas savoir à quel point le scénario et la nouvelle de James m’obsédaient, pour des raisons très intimes ; j’y vois des choses, elles résonnent très fort avec ma vie privée.

Il y a une réplique du film que j’aime particulièrement, May (Anaïs Demoustier) la prononce après un long plan qui part des deux personnages au balcon, May et John (Tom Mercier), et après un 360 degrés revient à eux, ils n’ont pas bougé, juste changé de costumes et à peine de position, elle dit « Le temps n’existe plus, c’est magnifique » avec un ton malicieux, comme fascinée par la situation, comme revenue d’un long voyage, comme s’ils étaient enfin arrivés quelque part et que c’était fou (on ne sait pas trop ou… exactement).
Pour moi c’est le cœur de l’amour véritable, avez vous déjà ressenti ce trouble ? « Le temps n’existe plus. »

C’est un film sur l’obsession d’un homme qui embarque une femme dans son sillon. L’histoire est celle d’un homme convaincu qu’il va lui arriver une grande chose. Et il attend que cette chose arrive. Sur le chemin, il embarque une jeune femme, May, fascinée par cette attente. Elle sera là à son côté jusqu‘au bout, fervente, attentive, curieuse, croyante pour deux.
Cette obsession est très proche du désir de cinéma que l’on ressent plus ou moins à chaque film que l’on est invité à fabriquer. « Quelque chose de plus grand que soi » serait alors la définition de l’art. Peut-on attendre qu’il arrive, au côté de quelqu’un, qu’il surgisse telle une bête dans la jungle ? La vie nous le dira…
Art du mensonge, promesse d’un ailleurs : le cinéma, comme territoire.

Céline Bozon et Patric Chiha au Mirano
Céline Bozon et Patric Chiha au Mirano


L’idée conductrice de Patric, qui m’a guidée tout au long de la fabrication, était : eux-deux sont à distance de la vie, ils l’observent, ils la commentent, ils ne sont pas à l’intérieur ; et face à eux, on est au comble de l’érotisme : la danse, des corps qui se touchent, transpirent, vivent des états très seconds pour eux-mêmes ou pour les autres… La sensualité est en face d’eux comme au théâtre, il n’en sont pas acteurs mais spectateurs.
Cela a déterminé beaucoup de choix de hauteurs de caméra, de distance, de focales.
Il est un plan que j’affectionne particulièrement, qui est fait au 200 mm en 8K (ce qui change complètement nos "habitudes" sur les focales.) C’est le plan en plongée sur Anais dans son appartement à la fin où elle lui tend le cou et le regarde ensuite au bord du désespoir. Il est en même temps extrêmement doux et cruel.

Tout se passe dans une boîte de nuit. Le temps, les époques devaient passer par la lumière, les costumes et les décors. Patric avait fait un déroulé avec des images de référence par époque comme une partition lumineuse et avec mon chef électro, Emilien Faroudja, on avait complété avec une "boîte à outil" pour comprendre et se laisser guider sur le moment par des idées de rythme ou de changements ou de type de lumière, nous avons eu grâce à la production un vrai prélight avec installation des sources mais aussi recherche de couleurs par séquence.

Photo Elsa Okazaki


C’est un film que j’aurais aimé, dans un autre temps ou une autre économie, faire en Super 8, 16 mm et en 35 mm. J’avais parlé à Patric de ce film magnifique Les Eternels, de Jia Zhang-ke, filmé par Eric Gauthier ; film où les acteurs vieillissent, épopée à travers le temps et l’amour.
Le Super 8 est resté, Gertrude Baillot a filmé un été de manière complètement documentaire sans lumière additionnelle la scène de la Sardinade, avec une pellicule 500 ISO ; Patric tenait une deuxième caméra Super 8.
Cette idée de pellicule a été très fondatrice du choix de la caméra, des formats, de la texture et du contraste de l’image. Nous avons fait plusieurs séries d’essais dans la boîte de nuit et la Monstro a été la réponse par rapport à la Venice car elle avait un côté plus rude en texture, moins enveloppante, moins douce. Je l’ai prise tout du long à 5 000 ISO, ce qui creusait ce côté "rugueux". On ne voulait surtout pas d’une image lisse. Il fallait sentir la chair, la peau, la présence et même une forme de crudité. J’aurais souhaité changer d’optiques selon les séquences/époques mais là aussi, ça aurait couté trop cher, donc nous avons choisi les Blackwings et fait varier les formats 4K, 6K, 8K ainsi que les diffusions. Nous avions aussi un zoom Zeiss 70-200 mm.
Dany Bruyère, de chez TSF, connaissant mon obsession pour les diffusions, m’a proposé le filtre Nylon qui se met devant le capteur.


Ainsi nous avions :
Partie 1 : années 1980 : caméra 4K avec filtre Nylon à l’arrière, plus Satin à l’avant
Partie 2 : années 1985 : 6K plus Mitchell B ou C plus Satin 3.
Partie 3 : années 1990 : 6K plus HBM (Hollywood Black Magic)
Partie 4 : années 1995 : 8K plus Satin
Partie 5 : années 2000 : 8K plus Hollywood Black Magic

La pellicule 35 mm était un référence (un souvenir ?) pour la texture et le contraste, j’ai poussé très fort les écarts, les contrastes. Les noirs de l’image sont très profonds. Patric fait partie des metteurs en scène qui n’ont pas peur du noir. Je m’entends particulièrement bien avec eux… C’est un peu comme s’ils vous invitaient à participer à des zones d’intimité et d’ombre : viens avec moi, je ne sais pas tout mais on va peut être trouver quelque chose ensemble. Sur ce chemin tu vas voir/filmer des choses que tu n’as jamais vues, jamais filmées.
Tu vas faire des choses que tu n’oserais pas autrement. Patric a vraiment pris des risques en faisant ce film un peu envers et contre tous. Les retours de financement étaient très raides (bravo à la productrice Charlotte Vincent d’avoir tenu…). C’est difficile d’inventer des choses aujourd’hui avec tous ces douaniers. Il a tenu bon ; mais du coup il pousse tout le monde à faire comme lui, à y aller à fond, sans censure. J’ai fait des choses que je n’avais pas osées depuis longtemps comme ce 650 Fresnel spoté avec une très légère diffusion à 60 cm des acteurs. Je trouve cela merveilleux comment la lumière se pose à un endroit précis (point chaud) et rebondit de tous les côtés, "irradie" sur les cheveux et les costumes des actrices. C’est l’inverse d’une lumière étale qui est celle des plaques de LEDs, tellement large qu’on ne sait plus ce qu’elle touche.

Patric Chiha et Anaïs Demoustier - Photo Elsa Okazaki
Patric Chiha et Anaïs Demoustier
Photo Elsa Okazaki


Je crois qu’il y a un lien très fort entre l’abstraction et la sensualité. John a une idée et un corps, May a un corps et une idée et ils essayent de composer, ensemble. Nous sommes tous par moment May par moment John.
Je crois que ce qui m’émeut profondément dans le film c’est ce mystère : le lien entre abstraction, croyance et sensualité et comment cela a, de tout temps, réuni des êtres.
Le désir est une idée avant d’être un geste ; une projection sur quelqu’un, quelque chose, un monde.
Il faut y croire, jusqu’au bout, en avoir le courage, jusqu’au bout.

Équipe

Première assistante opératrice : Amandine Mahieu
Second assistant opérateur : Guenael Pinson
Chef électricien : Emilien Faroudja
Chef machiniste : Cyril Jean
Etalonneuse : Raphaëlle Dufosset (« Je salue encore une fois son merveilleux travail. » Céline Bozon)

Technique

Matériel caméra : TSF Belgique (RED Monstro et série Blackwings)
Matériels lumière et machinerie : TSF Belgique
Laboratoire : Studio L’Equipe (Bruxelles)

synopsis

La Bête dans la jungle, librement adapté de la nouvelle de Henry James, est l’histoire d’un huis clos vertigineux : pendant 25 ans, dans une immense boîte de nuit, un homme et une femme guettent ensemble un événement mystérieux. De 1979 à 2004, l’histoire du disco à la techno, l’histoire d’un amour, l’histoire d’une obsession. La "chose" finalement se manifestera, mais sous une forme autrement plus tragique que prévu.