Le Molière imaginaire

Paris, 17 février 1673. Comme tous les soirs, Molière monte sur la scène du théâtre du Palais-Royal pour jouer Le Malade Imaginaire. Ce sera sa dernière représentation. La caméra l’accompagne, passant de la scène aux coulisses, montant dans les airs ou plongeant sous la scène.
Quand Olivier Py m’appelle pour me demander si je suis partant pour faire un film d’époque “éclairé à la bougie, en plan séquence, mais sans argent”, je sais que je suis parti pour vivre un tournage hors normes.

Nous avions déjà fait Les Yeux fermés ensemble. Un film pour ARTE, dans la collection "Petites caméras", où nous tournions déjà principalement en plans séquences. Mais cette fois-ci, il allait falloir donner l’illusion d’un seul plan séquence sur tout le film, à la manière de 1917 ou de Birdman.
Olivier m’appelle alors que la production émet des doutes sur la faisabilité du projet. Les financements ne sont pas au rendez-vous. Chaque département doit expliquer comment il compte s’y prendre pour relever le défi économique, sans compromettre la qualité du film.
C’est une vieille rengaine que j’aime bien, parce qu’elle oblige à remettre en question nos manières habituelles de procéder, à “prendre des risques” comme on dit. Dans le cas de ce film, il fallait proposer des solutions drastiques, car il n’y avait vraiment pas assez d’argent.

Les propositions
1 - Fonctionner avec une équipe image de 4 personnes multi-tâches
 : Chef Op/Cadreur1 - Pointeur/Cadreur2 – 2e Ass Op/Contrôleur VFX - DIT/Monteur Rushes
2 - Un seul électro, un seul machino… de théâtre. Le théâtre où nous tournions nous imposait leur présence sur le plateau pour des raisons de sécurité, alors autant leur donner les pleines responsabilités, pour ne pas doubler les postes.
3 - Gérer nous-même les transitions donnant l’impression du plan séquence unique, sans équipe VFX.
4 - Utiliser du matériel accessible à l’achat, plutôt qu’à la location. En misant sur du matériel économique, mais performant (caméra, projecteurs, grue…) on pouvait l’acheter en amont et travailler avec Olivier les mouvements de caméra pendant les trois semaines de répétitions comédiens avant tournage.

Pour la production, ces propositions n’étaient pas forcément très rassurantes, mais j’avais la bénédiction d’Olivier et je savais que contrairement à d’autres réalisateurs, il assumerait les mauvaises surprises à 100%.

Je n’étais pas le seul à proposer des solutions inhabituelles. Le décorateur Pierre-André Weitz, qui suit Olivier sur tous ses spectacles de théâtre et d’opéra, a eu une idée gonflée. Puisqu’il n’avait pas les moyens de reconstituer le théâtre en entier, il proposait de le faire par morceaux, en recyclant chaque décor une fois tourné. Ces « morceaux » étaient composés de blocs modulaires, déplaçables sur roulettes. Un même bloc pouvait être utilisé de différentes façons, comme loge, balcon, couloir…

Maquette des décors dans les bureaux de production
Maquette des décors dans les bureaux de production


Les transitions
Pour ne pas faire uniquement des transitions par filés de caméra, coupes dans passages au noir ou volets dans les montants, j’ai pensé utiliser des fonds bleus.
L’idée était de démarrer ou de finir le plan en cadran uniquement un fond bleu dans lequel allait s’incruster le plan à raccorder.
On répétait ces transitions en s’aidant d’un simple mélangeur vidéo (muni d’un keyer) pour que la position de la caméra et sa vitesse de déplacement soient raccords d’un plan à l’autre. Une fois la prise tournée, on vérifiait rapidement que la transition marchait sur un logiciel de montage.
L’avantage de fonctionner avec un fond bleu, c’est qu’on peut masquer la transition entre deux décors en plaçant un élément fouillis devant ce fond bleu à la frontière des deux décors à raccorder, créant comme un joint magique impossible à remettre en question.
C’était la théorie. Mais dans la pratique il arrivait souvent que les comédiens soient collés aux fonds bleus. Difficile alors d’éclairer le fond bleu à la lumière chaude des bougies. Mais difficile aussi d’éclairer correctement le fond bleu, sans dénaturer la lumière de bougie sur le comédien.
Pour résoudre le problème, j’ai choisi de remplacer le fond bleu par du tissu gris ultra réfléchissant et de l’éclairer avec un anneau de LED placé autour de l’objectif.
Ces matières ultra réfléchissantes sont en fait constituées de micro billes qui renvoient la lumière uniquement dans la direction d’où elle vient. En faisant coïncider l’anneau de lumière bleue avec l’objectif de la caméra, il suffisait d’une toute petite quantité de lumière pour le rendre totalement bleu. Tellement peu de lumière, qu’elle ne marquait que le tissu.

Arlequin ouvre un passage vers le décor suivant (Pierre Lebon)
Arlequin ouvre un passage vers le décor suivant (Pierre Lebon)


Le bleu n’était pas toujours parfait, à cause des bougies trop proches de l’axe caméra. Mais la transition fonctionnait suffisamment bien pour pouvoir monter les plans.
Bien que ce dispositif existe en kit (Reflecmedia), j’ai préféré fabriquer une version spécifique au tournage. Un petit boitier HF (Arduino) permettait de gérer à distance l’allumage de l’anneau, son intensité et sa couleur.

Du bricolage, mais qui marche bien :)
Du bricolage, mais qui marche bien :)


Au dernier jour de tournage le plan séquence fonctionnait. Ce n’était que l’assemblage des prises cerclées au tournage, mais c’était étrange : le film était là.
Il a fallu ensuite peaufiner toutes les transitions sur Avid (qui n’est pas le meilleur outil pour ça) afin de donner à l’équipe VFX de CGEV une copie au plus proche du résultat souhaité. C’est eux qui ont rendu ces transitions impeccablement transparentes.
Filmer à la lumière des bougies
Des centaines de bougies ont constitué l’essentiel de la lumière du film. La gestion de ces bougies était assurée par l’équipe déco/accessoires. C’était des bougies ordinaires, à une seule mèche, choisies pour leur aspect proche des bougies d’époque.
En terme d’exposition, ce n’est plus l’exploit que cela représentait à l’époque de Barry Lyndon.
En terme d’esthétique, c’est une autre histoire. Un chandelier à 5 bougies donne 5 ombres projetées, fines comme des lames de rasoir. Si dans les plans larges c’est peu perceptible, dans les plans serrés le résultat n’est pas forcément beau.
J’ai d’abord imaginé adoucir la lumière des bougies par une source hors champ plus diffuse, qui s’approcherait avec la caméra. Et pour que cette source soit aussi vivante que les bougies, j’ai fabriqué mon propre chandelier, sur pied de projecteur, avec des vraies bougies, plantées sur un petit socle en béton. En carrossant le tout et en y ajoutant une diffusion, j’obtenais une boîte à lumière assez sympathique… impraticable et dangereuse. Poubelle :)
J’ai alors testé des lumières pour tables de restaurants, à base de LED.
Elles simulaient bien la lumière des bougies... à l’œil. Poubelle :)
J’aurais pu tester d’autres systèmes, mais j’ai arrêté là les frais et je me suis rabattu sur des panneaux LED Neewer bi-color que je connais bien.
Ils sont économiques, légers, rapides à installer et fonctionnent aussi bien sur le secteur que sur batteries. Une fois raccordés à la température de couleur des bougies, je n’avais plus à y toucher pour la durée du tournage.
J’en avais huit. Je pouvais en grouper 4 pour simuler la lumière d’un lustre, ou les utiliser en solo comme un chandelier, en les disposant au gré de mes envies sur le parcours de la caméra, hors champ bien sûr.

Leur lumière ne vacille pas comme une flamme, mais utilisés en appoint, dans un plan majoritairement éclairé aux bougies, ça marchait très bien.
Très rarement, j’ai utilisé une boule chinoise, ainsi que les cycliodes du théâtre pour renforcer légèrement les toiles peintes en fond de scène.
Pour la texture de l’image, je cherchais quelque chose d’enveloppant et de nébuleux autour des bougies, qui adoucisse aussi la blancheur du maquillage de l’époque, sans perdre la précision des matières dans les valeurs moyennes et sombres. Un filtre sur la caméra était impossible à gérer, à cause de tous les reflets fantômes des flammes de bougies qu’il aurait entraîné. Il fallait faire cet effet en postproduction.
Le film a été étalonné par Fabien Napoli. C’est lui qui a créé l’effet glow que je recherchais et qui court sur tout le film.

La prise de vues
Il s’agissait de trouver un dispositif de prise de vues qui permette à la caméra de se déplacer librement dans les trois dimensions, sans contrainte pour les comédiens, tout en étant opérable par une équipe réduite.

La caméra
La DJI Ronin 4D, que nous avons achetée chez TSF Caméra, est la seule caméra qui cochait toutes les cases. Elle est stabilisée d’origine, ce qui la rend plus légère qu’une autre caméra montée sur stabilisateur. Une légèreté suffisante pour être prise à pleine main et en faire ce qu’on veut, du sol au plafond.
Elle vient avec un moniteur HF dédié au pointeur, qui permet aussi de cadrer à distance, comme si on tenait la caméra elle-même. Il est donc possible de commencer un plan en caméra portée, de suspendre la caméra à une grue, tandis qu’un deuxième cadreur prend la main avec le moniteur HF, exécute le plan de grue, puis rend le cadre au premier cadreur qui finit le plan en caméra portée.
Grâce à une grue légère, sur base spécifique à roulettes, on pouvait monter à plus de cinq mètres du sol et atteindre n’importe quelle partie du décor.

360° de la caméra sur grue avec le photogramme correspondant
360° de la caméra sur grue avec le photogramme correspondant


L’optique
En revoyant Birdman, filmé majoritairement au 18 mm, par Emmanuel Lubezki, j’ai été conforté dans mon idée de n’utiliser qu’une seule focale pour tout le film. Une focale très large.

Ce qui m’intéressait, et que je voyais confirmé dans Birdman, c’est la présence physique qu’une focale large donne à la caméra, qui se surajoute au réalisme apporté par le plan séquence et qui place le spectateur dans l’intimité des personnages. J’ai proposé le ratio 2,40 parce qu’il permet d’associer dans un même cadre la vision panoramique caractéristique d’un point de vue théâtral, avec la vision rapprochée propre à l’écriture cinématographique. Ça marchait bien pour Olivier, qui aime regarder ses comédiens de face comme au théâtre, mais aussi très près de leur chair.


360° d'une prise et son photogramme correspondant
360° d’une prise et son photogramme correspondant


Je suis toujours étonné de voir à quel point les conditions économiques d’un projet façonnent son identité artistique en forçant les partis pris radicaux. Pour Le Molière imaginaire elle est indissociable de nos stratagèmes à faire le film malgré tout. L’objet aurait été bien différent si on avait eu plus d’argent. Pas forcément mieux, ni moins bien, mais moins excitant à fabriquer en ce qui me concerne.

Le Molière imaginaire
Réalisateur : Olivier Py
Directeur de la photographie et cadreur : Luc Pagès, AFC
Chef décorateur : Pierre-André Weitz
Cheffe maquilleuse : Laetitia Hogday
Créatrice de costumes : Yvett Rotscheid
Cheffe costumière : Sandra Besnard
Créatrice de perruques : Micki Chomicki
Chef coiffeur : Vincenzo Ferrante
Cheffe monteuse : Lise Beaulieu
Assistante monteuse / Peaufinage des transitions : Ilona Escourrou

Équipe

Deuxième cadreur : Matthieu Agius
Deuxième assistant opérateur / Contrôleur VFX plateau / Grue : Philémon Mouz
DIT / Monteur Rushes : Matéo Jacob
Electricien : Christophe Eustache
Machiniste : Cédric Vautier
Etalonnage : Fabien Napoli

Technique

Caméra : DJI Ronin 4D (+Filtre passe-bas Zenmuse)
Format : ProRes 444XQ - 8K - 2,40 (crop)
Optique : 24 mm Sigma F2 DG DN
Grue : Proaim Alphabet 21ft
VFX : Compagnie Générale des Effets Visuels
Laboratoire : Le Labo Paris

synopsis

Théâtre du Palais Royal à Paris. Un certain 17 février 1673. La troupe du Roi est en pleine représentation du Malade Imaginaire quand Molière commence à̀ cracher du sang. Il décide malgré́ tout de continuer à̀ jouer. Au cours de son agonie, il laisse pénétrer dans l’espace du théâtre les événements et fantômes qui ont fait sa vie. Engageant une lutte pour préserver sa dignité́, il entreprend de transfigurer sa mort en l’instrument d’un ultime éclat de rire.