Pedro Luque, SCU, et le réalisateur Juan Antonio Bayona reviennent sur le tournage éprouvant du "Cercle des neiges"

"Seuls au monde", par François Reumont

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En compétition pour la première fois à Camerimage, le réalisateur espagnol Juan Antonio Bayona (The Impossible, Jurassic World : Fallen Kingdom ou la série Amazon "Le Seigneur des anneaux") était accompagné de son chef opérateur uruguayen Pedro Luque, SCU, pour répondre aux questions de la salle à l’issue de la projection de son nouveau film Le Cercle des neiges (La sociedad de la nieve). (FR)

Adaptation du livre éponyme de Pablo Vierci (2009), ce film se veut avant tout comme une récréation la plus réaliste possible du crash d’avion de l’automne 1972, au cours duquel une partie de l’équipe de rugby uruguayenne s’est retrouvée avec quelques autres survivants abandonnés au milieu de la cordillère des Andes en plein printemps austral.
Si ce fait divers avait déjà été adapté par Hollywood au milieu des années 1990 (Alive, de Frank Marshall, adapté d’un autre livre plus ancien), le réalisateur espagnol propose cette fois-ci une version beaucoup plus fidèle, basée sur les témoignages directs des principaux survivants.

Pedro Luque et Juan Antonio Bayona face au public de Camerimage
Pedro Luque et Juan Antonio Bayona face au public de Camerimage


Interrogé sur ce retour dans sa carrière désormais hollywoodienne à un film tourné en Espagne, Juan Antonio Bayona répond : « Ma découverte du livre remonte en 2010, au moment où je préparais le film The Impossible. En me documentant sur le thème de la survie, je suis tombé sur le livre de Pablo Vierci qui m’a bouleversé. Dès lors, je me suis mis en tête de l’adapter au cinéma... Mais le financement d’un tel film n’est pas facile à Hollywood, notamment à cause du fait que je tenais absolument à ce qu’il soit sans un casting hollywoodien, en espagnol, et avec des comédiens capables de reproduire l’accent uruguayen. Après plusieurs années de tentative, le projet s’est finalement monté grâce au feu vert de Netflix qui accepté de prendre ces risques. »

De son côté, le directeur de la photo Pedro Luque insiste à son tour sur l’importance de cette histoire en Uruguay : « C’est une histoire que j’avais dans mon cœur depuis très longtemps. Un événement majeur dans l’histoire de notre pays, et qui a depuis résonné dans toutes les familles. Je me souviens même être allé adolescent voir l’adaptation de Frank Marshall à Montevideo dans le plus grand cinéma de la ville... Bien sûr, c’était un événement, et j’avais plutôt aimé le film à l’époque. Mais je me souviens quand même qu’il y avait pas mal de détails qui sonnaient faux dedans. Ne serait-ce que la manière dont on servait le Maté au pilote de l’avion au début du film. Avec seulement un petit détail négligé comme celui-là, beaucoup de gens, je me souviens, étaient un peu sortis du film ! Quand Juan Antonio m’a contacté pour me parler du projet, j’ai immédiatement dit oui, car c’est un réalisateur que j’admire énormément, et je savais qu’il allait donner la plus grande attention et le plus grand respect à tous ces événements. »

Sur les enjeux de fabrication, et notamment de la réalité par rapport aux faits historiques, Pedro Luque détaille : « Tout d’abord, on a décidé de tourner le film quasiment dans l’ordre chronologique. C’était, je pense, très important pour les comédiens, et pour garder cette lente progression dans ce lieu unique. On a donc commencé en haute montagne, dans la Sierra Nevada, en Espagne. Il faisait très froid, les acteurs ont perdu du poids pour de vrai, tout comme nous d’ailleurs car les conditions de tournage étaient vraiment extrêmes. Mais ce sacrifice était nécessaire pour servir le film, même indispensable je dirais. »
Le réalisateur rajoute : « Ce décor était basé sur une série de repérages qu’on a pu faire au mois d’octobre, au Chili dans la zone correspondant au crash de l’époque. Rien que pour accéder là-haut, ça nous a pris trois jours, avec notamment des paliers pour s’habituer à l’altitude et ne pas souffrir du mal aigu des montagnes. Je me souviens avoir dormi trois jours sur place, rien que pour ressentir certaines sensations. C’est un lieu très hostile, avec un glacier immense. On bouge avec beaucoup de difficultés, et on saisit immédiatement que la vie humaine n’est juste pas durable là-haut. Bien sûr c’était impossible d’organiser un tournage à cette altitude, donc nous sommes allés chercher un décor moins haut qui pouvait coller... Et c’est là que cette station de ski espagnole nous a offert la possibilité de tourner dans un fond de vallée avec un cirque à 2 000 m d’altitude qui ressemblait, en dix fois moins grand, à ce que nous avions pu observer dans les Andes. Les effets numériques en postproduction nous permettant d’augmenter visuellement ce décor, en se basant sur les nombreuses photos prises lors de nos repérages au Chili. »


Pedro Luque se souvient : « Oui, c’était moins impressionnant que dans les Andes, mais on avait tout de même 45 minutes de transport pour arriver sur le plateau en véhicule à chenilles. C’est là où l’équipe déco a reconstruit le fuselage qui nous a servi de décor pour la plus grande partie des scènes du film. Une fois sur place, chaque jour est un peu une course avec le soleil. On avait à peu près huit heures utilisables, il ne fallait vraiment pas traîner, avec 25 acteurs presque dans chaque scène qu’il faut gérer. »
Juan Antonio Bayonna rajoute : « C’était pour moi de loin le plus gros défi de ce film. Gérer ce nombre de comédiens quotidiennement. C’est aussi pour ça qu’on a tout de suite opté pour le format 2,55. Imaginez-vous, pour faire rentrer tout le monde le cadre, ce n’est juste pas possible autrement ! Mais j’insiste encore sur ce choix de production de tout avoir tourné en altitude qui a considérablement aidé chaque comédien à se mettre en situation pour son interprétation. »


Questionné sur sa préparation, le réalisateur confie : « J’ai essayé de donner à mes interprètes le plus grand nombre d’outils et d’éléments pour bâtir leur personnage. Par exemple, je les ai mis en contact avec les vrais survivants, qu’ils pouvaient appeler durant tout le tournage s’ils avaient un doute ou une question. On a aussi passé sept semaines en répétition avant le tournage, durant lesquelles certaines scènes ont même été réécrites à la lueur de ce travail. C’était pour moi très important de leur donner un maximum de liberté et d’espace pour essayer des choses, proposer...
Le film est tellement introspectif selon moi qu’on ne pouvait pas travailler comme sur un simple film catastrophe. C’est d’ailleurs une des directions que j’ai donnée à Pedro au départ, en lui expliquant que j’avais besoin d’être là avant tout pour les acteurs, et qu’on pouvait être amené à changer pas mal de choses selon les choses qu’ils allaient amener, et parfois les improvisations sur le plateau. C’était un découpage très difficile de prévoir à l’avance. Même si des story-boards ont été faits en prépa, on ne les regardait quasiment pas sur le plateau. C’était juste une base très précieuse qui nous a servi à trouver toujours mieux au moment des prises de vues. Vous savez, au cinéma, le moment le plus important, c’est quand vous vous retrouvez avec les comédiens devant la caméra... Tout ce que vous avez pu faire en amont comme le découpage, ou les répétitions doivent vous pousser à trouver au jour le jour ce qui est encore plus juste pour le film. Et puis c’est une histoire où les personnages sont forcés de s’adapter au lieu, de remettre en question leurs croyances, et d’accepter leur vraie nature. C’est aussi une manière de dire que l’héroïsme n’est pas seulement dans l’action, personnifiée par celui qui s’en sort à la fin, qui est le plus courageux. Le personnage de Nuna, que j’ai choisi comme notre narrateur doit apprendre une nouvelle forme d’héroïsme. Il va devoir apprendre comment pleurer, comment mourir... Peut-être aussi une manière de redéfinir la masculinité. Vous savez, raconter cette histoire du point de vue d’une des victimes, pour moi ça change complètement les choses. »

Interrogé sur sa manière d’appréhender l’éclairage dans la carcasse de l’avion, Pedro Luque répond : « La plupart du temps, j’ai disposé mes sources à l’extérieur du décor, car autrement ça fait toujours un peu faux. Néanmoins, il y avait cette scène consécutive à l’avalanche où les personnages se retrouvent dans le scénario dans l’obscurité totale. Sur ce genre de situation, on réfléchit à toutes les possibilités techniques offertes, comme par exemple tourner avec de l’infrarouge. Mais comme ça n’existait pas en 1972, ce n’était pas un outil narratif qu’on pouvait décemment utiliser. Finalement on s’en est sorti en créant une lumière extrêmement douce, avec très peu de contraste. Et avec mon étalonneur on a dirigé l’image vers quelque chose qui ressemble à une photo qu’on retrouverait sur un vieux journal en noir et blanc. C’était un moment particulièrement compliqué pour moi sur le film. »

Bien entendu la séquence du crash de l’avion est aussi un autre enjeu au début du film... Juan Antonio Bayona détaille : « C’était de loin la séquence la plus compliquée en termes de fabrication. On l’a gardé donc pour la fin du plan de travail. On s’est installé dans un studio à Madrid, avec le décor de l’avion reconstitué sur un système de vérin pour qu’il puisse faire les mouvements très brusques dont on avait besoin. Là, on est confronté à un problème qui est que chaque survivant a un souvenir assez différent en fait de l’événement... Mon choix de mise en scène a été de rester avec eux en permanence dans l’avion, et que les spectateurs n’en sachent pas plus que les protagonistes dans l’avion. Par exemple, si vous regardez la séquence en détail, vous vous apercevrez qu’il n’y a plus que quatre plans de coupe vus de l’extérieur. La plupart ayant disparu au montage. »
Pedro Luque ajoute : « Dans ce genre de séquence, chaque plan, même le plus insignifiant, requiert beaucoup de coordination de la part de tout le monde. Les comédiens, les effets spéciaux plateau, les superviseurs de cascade, et bien sûr la caméra. Pour cette séquence, deux avions ont été fabriqués. Le premier qui était une réplique intégrale et qui ne bougeait que très peu. Le second répliqué simplement sur la moitié et qui pouvait faire des mouvements vraiment impressionnants comme sur les plans où les passagers sont projetés à l’intérieur de la cabine. »

Juan Antonio Bayona précise : « Mais ce genre de gros dispositif ne doit pas faire oublier qu’à l’écran parfois ce sont des petits détails qui font tout. Par exemple, le son d’un os qui craque mixé un peu en avant au bon endroit va faire ressentir la douleur de manière beaucoup plus efficace que n’importe quelle autre chose à l’image. C’est ce genre de truc qui permet au spectateur de s’accrocher au concret dans une situation presque abstraite pour lui. Un effet que j’avais déjà expérimenté sur L’Orphelinat dans un simple plan où l’un des personnages s’arrache un ongle, qui s’avérait peut-être l’un des moments les plus horribles du film ! Vous savez, le cinéma, c’est pour moi un art visuel avant tout. Donc je me pose toujours la question de savoir si les spectateurs vont comprendre le film même si le son est coupé. La position de caméra, le choix d’optique, la précision du cut... Chacune de ces décisions est capitale, tout du moins aussi importante que celle qui a mené à écrire le scénario. »

Questionné sur la musique du film, et les directions données au compositeur Michael Giacchino (The Batman, Rogue One, Up, Ratatouille), le réalisateur explique : « Je me souviens que j’ai débarqué chez Michael après lui avoir fait lire le script et il m’a reçu chez lui, devant son piano. Il a ouvert alors le couvercle et s’est mis à créer un son très profond en pinçant violemment les cordes avec la main. Voilà m’a-t-il dit, c’est ça le son de la montagne ! Et là j’ai tout de suite compris en me rappelant ces bandes originales des années 1970, comme le score de Jerry Goldsmith pour La Planète des singes. Et ça été sa manière de donner une présence menaçante aux cimes enneigées dès les premières scènes après le crash. Un autre aspect sur lequel il m’a sensibilisé, c’était le dosage de l’émotion et de l’énergie dans la musique au cours du film. En effet, on est confronté à une histoire très répétitive, qui se passe presque toujours au même endroit, avec des scènes qui se ressemblent – à savoir on mange, on dort et on meurt... ! C’est pour cette raison qu’on a dû être très brutaux avec le monteur dans nos choix sur l’Avid. Et c’était aussi un grand enjeu pour Michael pour doser son orchestration jusqu’à la libération finale. Par exemple, quand les deux volontaires quittent l’avion pour aller chercher de l’aide, il faut vraiment croire qu’ils vont peut-être y arriver... C’est là où il a décidé d’utiliser beaucoup plus les percussions pour revenir à un côté très primitif dans sa composition. Je trouve que ça marche très bien car ça rentre en résonance avec les témoignages des survivants évoquant cette sensation de redevenir des sortes d’hommes préhistoriques. »

Quand on lui demande comment son film a été accueilli par les vrais protagonistes du drame, Juan Antonio Bayona déclare : « Parmi les toutes premières projections, il y en a eu une vraiment particulière effectuée à Montevideo pour la quinzaine de survivants qui sont encore avec nous. C’était bien sûr extrêmement émouvant, et ils nous ont tous confirmé combien ce moment avait été fort pour eux. Avouant même pour certains que c’était la première fois depuis 50 ans qu’ils avaient l’impression de se retrouver sur place et de revivre l’expérience. Une deuxième séance a été organisée avec les familles des 45 passagers de l’avion, soit à peu près 300 personnes. C’était quelque chose que j’appréhendais un peu, mais qui s’est avéré assez incroyable. Beaucoup m’ayant confié que c’était la première fois qu’ils comprenaient vraiment ce qui s’était passé là-haut. Quelque chose à laquelle ils puissent se rattacher enfin, parler ensemble, et peut-être enfin faire leur deuil tant d’années après. »
Pedro Luque rajoute : « A la suite de cette projection, j’ai appris que la mère d’une des victimes (Marcelo, le capitaine de l’équipe) avait revu pour la première fois un des survivants, Eduardo. En effet durant toutes ces années, elle n’avait jamais eu le courage de se retrouver en face de lui ou de lui parler même si les deux garçons étaient les meilleurs amis du monde dans cette équipe de rugby. »

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)

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