Quand Romain Winding dialoguait avec Georges de Genevraye

Contre-Champ AFC n°346

Dans le numéro 4, de décembre 1995, des Cahiers de l’AFC, était paru sous le titre "Le Stress de l’Opérateur", un entretien entre Romain Winding et un jeune opérateur, Georges de Genevraye. Au cours de ce premier tiers de sa carrière, Romain avait déjà tourné quatre films avec Jean-Claude Brisseau, il avait aussi collaboré avec les réalisateurs Pascal Kané, Christian Vincent, Benoît Jacquot, Romain Goupil, Bernard Stora... Georges de Genevraye revient sur la genèse de ces rencontres dont nous avons extrait quelques propos de Romain.

Dans ma vie professionnelle Romain Winding tient une place toute particulière. Quand j’étais jeune opérateur, fraîchement sorti de mes études à l’ESRA, la plupart de mes confrères avait un chef opérateur dont ils admiraient particulièrement le travail. Pour moi, ce n’était pas le cas, aucun chef opérateur de cinéma en exercice ne tenait cette place.

Et puis, à l’occasion d’une projection de Lettre pour L..., de Romain Goupil, je découvris avec stupéfaction le travail de Romain Winding. Dans ce film qui mélangeait des supports pellicule et vidéo, la manière documentaire de fabriquer des images résonnait chez moi pour la première fois. Il était possible de raconter des histoires de fiction avec une liberté de style documentaire ! Ce fut un vrai choc.
Et puis, une autre surprise arriva pendant cette projection. A l’époque, nous traînions sur les plateaux de cinéma avec mon ami réalisateur Marcelo Teles comme figurants (pas payés, pas forcément au courant du titre ou du nom du réalisateur du film auquel nous participions..), c’était pour nous l’occasion de voir comment s’organisait un tournage. Je découvris avec stupeur qu’une séquence que nous avions tournée avec Marcelo figurait au film de Romain Goupil !
Je décidai de prendre contact avec Romain pour lui dire toute mon admiration.
Notre première rencontre se passa chez lui dans sa maison de Meudon. S’en suivra une grande amitié et de nombreuses rencontres souvent longues autour du métier. Nous abordions des aspects très pratiques de la prise de vues avec beaucoup d’enthousiasme.
Plus tard, il me proposera même de participer au tournage d’un téléfilm de Josée Dayan. Notre amitié sur le tournage était telle qu’il me donna de temps en temps la responsabilité de la caméra principale alors que plus couramment je n’étais que la deuxième caméra.
Et puis un jour, Romain m’appela et me proposa de synthétiser nos entretiens informels en un texte pour l’AFC. Nous nous vîmes souvent, sa carrière était belle ; il faisait de la fiction, il faisait du documentaire, il ne lâchait jamais son métier d’opérateur.
Un jour, il m’emmena voir le documentaire dont il avait fait les images sur la grotte Chauvet (avant qu’elle soit fermée au public). J’avais à cette époque une passion pour cette découverte. Notre intérêt pour les choses se rejoignaient et dépassaient largement notre amour du métier.
Nous avons partagé beaucoup d’instants magiques et une belle amitié. Voilà comment Romain Winding est devenu une référence et une de mes sources d’inspiration.
Une rencontre de vie que je n’oublierai jamais. (Georges de Genevraye)

Quelques morceaux choisis de ces échanges où Romain évoque avec talent et sensibilité, son travail, son rapport à la lumière et aux comédiens :

« Je ne supporte pas d’élaborer une lumière sans doublure. Au début du tournage je repère dans l’équipe un stagiaire ou un assistant dont le physique se rapproche le plus de celui du comédien. Il arrive que cette personne ne soit pas libre, appelée pour une autre tâche. Je suis à ce moment désespéré. Evidemment, l’idéal, c’est lorsque les comédiens aiment rester sur le plateau pour se faire éclairer. Je colle donc ma doublure dans le champ, je lui fais faire les trajets dix fois s’il le faut. J’épuise mes doublures, ça vaut mieux que d’épuiser les comédiens. »
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« J’ai eu récemment, sur le tournage de Bernard Rapp*, des comédiens qui passaient leur temps à quitter le plateau. Terrence Stamp quitte sa loge, prend sa marque, tourne et repart se concentrer dans sa loge jusqu’au prochain plan. Au début, c’est déconcertant. Par contre, Sylvie Vartan a conscience de son visage, elle aime se faire éclairer et elle aime qu’on s’occupe d’elle, donc pas de problème de doublure. Elle place même un miroir dans l’axe de la caméra et contrôle sa lumière. Et le miroir, ce n’est pas n’importe quel miroir, c’est un miroir grossissant, qui ne l’avantage pas quand même. Donc, elle se dit : "Si je suis bien dans ce miroir comme ça, c’est que dans la caméra ça doit aller." C’était passionnant ça. »
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« Il m’est arrivé aussi de perdre la confiance des comédiens et là, c’est très grave. Le film peut très mal se passer et il faut, dès les premiers jours, arriver à regagner cette confiance. C’est plus important que n’importe quels beaux rushes de début de tournage. Il faut les remettre en confiance. Sur une journée de huit heures, je passe facilement six heures à regarder les comédiens. Parfois cette attention les séduit, et d’autres fois ça les agace un peu. »
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« Faire la lumière, c’est aussi créer une ambiance de lumière, un peu comme au théâtre ou sur une scène de concert. Une ambiance qui se voit sur le plateau, pas uniquement dans la caméra. On n’y arrive pas tout le temps. Parfois, c’est technique la lumière. Elle ne se révèle qu’aux rushes parce que tu l’as sous-exposée, tu l’as surexposée, tu as mis un filtre, tu as fait un développement spécial. Je me souviens d’une directrice de production qui passait rarement sur le plateau, disant : "Ça m’ennuie de vous quitter pour retourner au bureau, on se sent bien dans cette lumière." Pourtant elle n’a pas regardé dans la caméra et elle ne s’était pas mise dans l’axe. Il y a aussi des comédiens qui disent : "Je me sens bien dans ta lumière !" Sublime compliment. On peut s’imaginer qu’on a réussi à les mettre dans un berceau voluptueux. En plus de l’ambiance lumière, l’ambiance psychologique que crée un opérateur autour de lui est primordiale. Comment cacher l’atroce grimace qui s’inscrit sur mon visage lorsque la lumière ne me plait pas ? Quand le décor est moche ou que les comédiens ne sont pas bien. Même chose, comment exprimer au réalisateur, discrètement, que quelque chose ne va pas avec un acteur sans avoir l’air de faire des messes basses ? »
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« Ce que j’apprécie dans le travail de Dominique Dehoua [chef électricien, NDLR], c’est qu’il me met en confiance, même si je m’inquiète du temps que cela va prendre. Il sait très bien manipuler les objets de la lumière. Nous travaillons avec beaucoup de petits réflecteurs de différentes tailles et formes que nous appelons des "calders". La lumière que j’aime faire est d’éclairer un personnage en contre-jour par une fenêtre et de récupérer cette lumière à laide de ces réflecteurs pour éclairer de face. Ce qui est beau dans ce type d’éclairage au réflecteur, c’est que la lumière ne fait pas "lumière". La source lumineuse est fréquemment placée assez haut, c’est pourquoi je cueille souvent la lumière par le bas pour éclairer les comédiens. Cette technique donne un joli reflet dans le bas des yeux des comédiens. Je récupère aussi cette lumière tombante pour éclairer les fonds de décors. »
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« Je ne mets plus rien devant une ampoule ou une source forte mais ponctuelle dans l’image. Dans un plan de Noce blanche, j’ai voulu atténuer le point du soleil qui était dans l’image, d’abord avec une pastille de gélatine, puis avec un point de crayon feutre. J’ai pris beaucoup de temps pour régler ça. Le soleil descendait, j’étais obligé de panoter vers le bas pour le suivre. Bref, c’était nul et nul le résultat. Heureusement j’avais tourné une prise sans rien et c’est ce plan (le plan final de Bruno Cremer sur la plage) qui fut gardé au montage. En fait, une idée trottait dans ma tête, j’avais lu qu’un opérateur avait éclairé un décor avec une seule lampe survoltée au-dessus d’une table et que donc il avait collé une pastille de gélatine sur son objectif juste à l’endroit de l’ampoule. L’idée m’enchantais et je voulais donc faire pareil avec le soleil. Mais en fait, ce n’était pas nécessaire. »
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« Une discussion revient systématiquement avec le déco. Qu’est-­ce que je te mets sur les fenêtres ? Voilage, dentelle, vitrophanie, store vénitien, volet à lattes, à lattes orientables ou verre cathédrale ?
Les voilages ne te permettent pas d’éclairer au travers lorsque la fenêtre est dans le champ parce qu’ils deviennent trop blancs. Même lorsqu’ils sont hors champ, la lumière qu’ils donnent n’est pas très heureuse (par contre j’adore les effets de vent sur les voilages surexposés).
Les dentelles, c’est mieux parce qu’il y a des petits trous qui laissent passer une lumière plutôt agréable, voire même qui peuvent inscrire de jolis dessins sur un mur. Le tissu de la dentelle va claquer mais c’est souvent agréable.
Le store vénitien, c’est le must de l’opérateur. Parce que tu ne vois pas du tout la lumière qui s’inscrit dessus tout en la laissant passer. C’est l’instrument le plus malin, c’est pour ça qu’il y en a partout dans les films. Mais, ras le bol des stores vénitiens.
Les volets, pour faire passer de la lumière au travers, il faut la mettre en bas car les lattes sont orientés vers le haut. Ça n’éclaire pas vraiment la pièce. Tu peux aussi faire retourner le volet. Certains te diront que ce n’est pas logique, je crois que ça ne se voit pas et c’est déjà plus pratique. Le mieux, c’est de faire fabriquer des volets à lattes orientables comme il y en a parfois dans le Midi. Mais on se retrouve alors avec l’inévitable effet de store vénitien. A toi de doser la qualité des ombres qui vont être projetées.
S’il n’est pas nécessaire de voir au travers de la fenêtre, ce que je préfère vraiment, c’est le verre cathédrale. La lumière est distordue, elle est belle, légèrement réchauffée, il y a une direction nette mais adoucie parce que tous les petits prismes du verre cathédrale font faire des zigzags aux rayons lumineux. Sur le mur, le passage de la lumière à l’ombre est dégradé très joliment. Je n’obtiens jamais ce dégradé avec un drapeau. Je ferais bien faire des cadres en verre cathédrale, j’espère que ça existe en plastique, parce que ça ferait quand même un peu lourd. »
(...)
« Je t’ai parlé, dans le film de Mehdi Charef**, du plan de surimpression de lune ?
Figures-toi que le premier film que j’ai fait comme chef opérateur était un documentaire tourné en Turquie sur les habitations troglodytes en Cappadoce***. On aurait dit des villages de schtroumpfs. Nous avons pensé faire un plan en nuit américaine avec un effet de lune. Résultat catastrophique. Le dégradé barrait l’image, le bas était trop clair, la lune trop grosse et mal placée.
Et depuis, je m’étais promis de le refaire. Et un jour, Mehdi Charef me dit : "Je veux un plan où ils marchent sous la lune. Je ne sais pas comment on va le faire, si tu as une idée, dis-moi." Je me suis demandé, je me lance ? Allez, je me lance et je lui dis : "Je vais te faire une surimpression de lune. D’abord, je filmerai le paysage en nuit américaine et après je rembobinerai, et je te mettrai la lune". J’étais heureux de pouvoir lui proposer ça, mais avec une immense angoisse parce que la première expérience avait été nulle. Donc, je fais lever tout le monde à 5 heures du matin pour avoir un lever du soleil dans un axe bien précis pour faire la nuit américaine. J’espérais avoir un ciel bleu mais j’ai eu un ciel blanc un peu contre-jour. J’installe les dégradés au-dessus des comédiens pour avoir un ciel bien dense, et je laisse une place pour la lune. On attend deux semaines la pleine lune, coup de pot, la nuit est claire.
Je l’ai donc filmée avec une focale un peu plus serrée pour avoir une lune un peu plus grosse, parce qu’il fallait plus de magie que dans la réalité. Et je la filme en fermant vachement le diaph. Ce qui est extraordinaire, c’est cet effet de dégradé placé un peu plus haut que les comédiens, ce qui permet de les voir avancer sur un fond plus clair et on a cru que c’était de la brume. »

(En vignette de cet article, une photo, recadrée, de Romain Winding en 2010 sur le tournage du Cochon de Gaza, de Sylvain Estibal)