Une famille

L’écrivaine Christine Angot est invitée pour des raisons professionnelles à Strasbourg, où son père a vécu jusqu’à sa mort en 1999. C’est la ville où elle l’a rencontré pour la première fois à treize ans, et où il a commencé à la violer. Sa femme et ses enfants y vivent toujours. Angot prend une caméra, et frappe aux portes de la famille.

Christine Angot : Quand je te téléphone pour que tu m’accompagnes à Strasbourg avec une caméra à l’occasion de la sortie de mon livre, est-ce que tu as pensé qu’il y aurait un film ?

Caroline Champetier : En fait, c’était avant Strasbourg. Tu m’as appelée début août 2021 en me demandant où je serai fin août. Ton nouveau livre - Le Voyage dans l’est - sortait fin août et faisait donc partie des livres de la rentrée, tu ne voulais pas être seule… Nous sommes allées ensemble le 31 août à Radio France pour la rentrée de Léa Salamé dont tu étais l’invitée. Je n’ai pas pu rentrer dans le studio, ça ne m’a pas plu, c’est après, je crois, que je t’ai dit "moi je suis toi", ce qui voudrait dire que je dois être où tu es, que ta personne est augmentée de la mienne avec une caméra. A ce moment-là, je ne pense pas film, je pense moment, preuve, regard, accompagnement, en fait, je pense livre en marche, comme si le livre, les mots, les phrases prenaient leur envol. Tu fais souvent des lectures de tes livres, tu en as d’ailleurs fait une à Strasbourg. Je pensais que nous resterions dans la littérature, disons entre la littérature et le théâtre, je n’aurais jamais imaginé notre effraction dans le réel comme cela s’est produit.
Et en même temps, après une semaine, je demande à Inès Tabarin de venir avec nous à Strasbourg pour qu’il y ait deux caméras, donc l’idée, le pressentiment du champ contre-champ, c’est-à-dire deux espaces qui se font face est déjà là, mais dans mon esprit, c’était sans doute toi et les autres, toi et le public.

Christine Angot et sa fille, Léonore - Photogramme |© Nour Films
Christine Angot et sa fille, Léonore
Photogramme |© Nour Films


CA : Pour toi, le travail que nous avons fait, a-t-il une particularité ? Et comment pourrais-tu la définir ?

CC : La dissolution dans le présent. Aucune des situations dans lesquelles nous nous sommes retrouvées n’étaient prévues sinon que nous savions que nous allions dans différentes villes retrouver, ta mère, Claude, Léonore et encore la certitude de ces rencontres est venue en cours de film, c’est comme si le film s’était élaboré à partir de Strasbourg et encore je crois que la séquence du "Masque et la Plume" où tu es très émue était avant le voyage.
Dans tes archives personnelles filmées au caméscope que Pauline Gaillard et toi avez utilisées dans le montage, tu dis de ces moments intimes filmés après la naissance d’Eléonore que ça te permet un double regard. Ça m’a beaucoup frappée parce que c’est sans doute à cette place que la caméra a été assignée, te regarder et regarder à partir de toi.
Je précise qu’il n’y a jamais l’ombre du narcissisme dans cette présence, parce que le moins qu’on puisse dire est que tu ne te ménages pas, tu ne te regardes pas, tu laisses la caméra te regarder et regarder le réel en face de toi .

Photogramme |© Nour Films


CA : Tu m’as dit un jour, sur le film, « Moi, je suis toi ». Peux-tu parler de ça ?

CC : Cette histoire d’espace commun je crois, si tu veux que je/nous soyons ton double regard , il faut nous autoriser ton espace. Mais il y a aussi le fait que sans me l’avoir jamais formulé, tu me fais entrer dans ton espace sensible qui n’est pas seulement une histoire physique. Par exemple dans la séquence chez ta mère la première fois que nous allons à Montpellier, tu pars pendant la discussion, tu n’en peux plus, je demande à Hugo de te suivre pour ne pas te laisser seule et reste avec Rachel, nous continuons à parler et elle dit une des choses les plus fortes : « Pendant longtemps j’ai été tout pour elle et elle a été tout pour moi, elle y a puisé une certaine force et moi aussi d’ailleurs… » Pendant qu’elle le dit, tu pleures dans la rue dans les bras d’Hugo, mais ma caméra ne s’est pas arrêtée de tourner et enregistre cette phrase de ta mère et son émotion… C’est ça aussi le double regard.

CA : Quelle était ta première préoccupation quand on arrivait quelque part pour filmer quelqu’un ?

CC : Nous placer de sorte à ce qu’il y ait une évidence, à ce que ça ne soit pas artificiel et que la lumière soit plutôt en faveur des visages même si c’est un contre-jour comme avec Léonore à la fin. Que la caméra soit, non pas invisible - tu as très bien parlé de l’amoralité d’une caméra invisible - mais qu’elle soit organique, qu’elle face partie de cet espace physique et sensible que tu as déterminé. Pour cela, le choix d’Alpha VII S qui n’ont jamais été sur pied mais toujours tenus au plus près de nos corps à Inès, Hugo et moi était vraiment le bon choix.

CA : Comment as-tu vécu la scène de l’entrée chez Elisabeth ? Puis la scène elle-même ?

CC : Alors là, je ne sais pas si je l’ai vécu, je ne me souviens pas comment je tenais la caméra, comment je me suis assise quand elle nous a invitées à entrer dans le salon, je n’ai plus aucun souvenir de mon corps, ça m’est arrivé parfois dans certains films, une dissociation totale. D’ailleurs quand nous sortons au bout d’une heure, je suis dans le champ de la caméra d’Inès et n’arrive plus à marcher.
Je crois qu’Inès et moi étions suspendues à votre échange qui a été un véritable match, Inès filmait Elizabeth, je te filmais en étant assise contre Elizabeth et percevais clairement tout ce qu’elle disait, cette conversation aurait pu être écrite, les arguments sont là, de part et d’autre bien exprimés et c’est un surgissement total. Pendant le temps où nous filmions je n’ai pensé à rien d’autre qu’au moment, à sa clarté, et pire, à chaque fois que l’une s’exprimait j’étais avec elle, je n’avais jamais d’avance puisque je ne connaissais évidement pas les dialogues. Inès, je crois, avait une distance plus politique. C’est le soir ou le lendemain que j’ai pensé que le film ou qu’un film commençait.

CA : Nous sommes mises en examen à la suite d’une plainte pour atteinte à l’intimité de la vie privée. Qu’est-ce que ça représente pour toi ?

CC : Je n’avais jamais été auditionné par un juge, j’ai trouvé ça difficile.
L’instruction à charge et à décharge est un exercice mental, il faut être très précis, sur ce qu’on a à dire, je me suis surprise à m’emporter en disant que c’était le monde à l’envers que la victime, c’était toi, que notre condamnation était une mascarade. En fait, peut-être est-ce là que j’ai pris conscience que filmer est un engagement pas simplement esthétique ou moral, un engagement de notre personne sociale, citoyenne, politique.

Photogramme |© Nour Films


CA : Peux-tu me parler du premier matin à Strasbourg, quand je t’appelle pour que tu viennes me filmer en pleurs ?

CC : Je me dis qu’il est tôt, quand j’ouvre la porte la caméra est déjà en marche, tu es contre la fenêtre, je ne sais pas que tu pleures, je le découvre en m’avançant.
Il n’y a aucune consolation possible, toi tu pleures, moi je filme mais je sais que c’est ce que tu veux et à un endroit de ma conscience je me dis, la souffrance est intacte.

Portfolio

Équipe

Image : Caroline Champetier, AFC, Inès Tabarin, AFC, et Hugo Martin
Montage : Pauline Gaillard
Color Science : Films de la Chapelle
Etalonnage : Laurent Ripoll

Un grand merci à PhotoCineRent, Inès Adjami, Lola Girardot