81e édition de la Mostra de Venise
Antoine Héberlé, AFC, revient sur le tournage de "Aïcha", de Mehdi M. Barsaoui
"La femme qui voulait vivre sa vie", par François Reumont pour l’AFCAïcha est sélectionné à Venise dans la section Orizzonti. (FR)
Aya est coincée dans une vie morne et sans perspective à Tozeur, au Sud de la Tunisie. Seule survivante d’un accident, elle décide de disparaître pour se réinventer une nouvelle vie à Tunis. Mais sa nouvelle identité est compromise lorsqu’elle devient le principal témoin d’une bavure policière.
À la vision du film, on est frappé par cette sorte de conte d’initiation moderne, à la fois réaliste et pourtant très imagé. Comment avez-vous abordé le projet ?
Antoine Héberlé : Mehdi, notre réalisateur, est avant tout un esprit pragmatique. Comme son film précédent, le scénario s’inspire de faits divers et de l’actualité de son pays. Ensuite il brode, construit son histoire à partir de plusieurs récits authentiques rassemblés en une fiction. Son approche cinématographique sur le plateau est très intuitive, très ancrée dans l’instant - que ce soit celui du tournage ou celui du récit. Ce n’est pas un réalisateur qui va discuter très en amont de l’écriture à la caméra. Ce sont surtout les repérages et la découverte des décors qui vont déclencher ce processus. Certaines lignes sont quand même établies d’entrée de jeu, comme cette caméra portée, asservie au personnage principal, et qu’il affectionne. Pour Mehdi, c’est très compliqué d’envisager les scènes sur pied. Très vite il a peur de la composition trop apprêtée, d’un regard trop extérieur, voire morne. Cette fébrilité, il la recherche et je pense qu’elle va bien avec les sujets qu’il aborde. Ne pas lâcher le personnage principal, c’est vraiment son truc.

Il y a quand même une sorte de trajet, de la lumière à l’obscurité, du désert à la ville... Et une manière de filmer qui change lors de l’arrivée en ville.
AH : C’est vrai que la proximité avec Aya dans la première partie du film est constante. On ne la lâche pas, surtout dans les scènes de tension à l’hôtel, que ce soit avec les autres employés ou avec le directeur avec qui elle a une relation "sentimentale". Ensuite, quand le récit débarque à Tunis, on a quand même essayé d’être plus posé en prenant un peu de distance, et en lui laissant un petit peu plus d’air pour l’inscrire dans ce nouveau décor qu’est Tunis, et qu’on découvre avec elle. Que ce soit dans l’hôtel ou sur le lac. La caméra la regarde davantage évoluer, on se pose un peu comme une respiration avant de reprendre la course. À ce moment de l’intrigue, elle découvre une ville qu’elle ne connaît pas - ou très peu selon ses souvenirs - et qu’elle imagine pleine de promesses. C’est là qu’elle compte bâtir une nouvelle vie. Mais les choses vont rebasculer avec la séquence de la boîte de nuit, alors que l’intrigue policière s’engage. Et là, on est revenu au dispositif d’une caméra portée proche de Fatma. C’est vrai qu’à ce moment de l’histoire, j’aurais bien tenté de rester encore un peu à distance, comme un personnage parmi d’autres, pris dans cette bavure. Mais Mehdi veut très vite revenir à l’énergie d’Aya, qu’on colle aux situations, aux événements qui s’enchaînent.

Et en couleur ?
AH : En termes de couleur, on s’était mis d’accord pour démarrer le film sur des tons chauds qui tendent légèrement vers le rouge. Il y a la présence du désert bien sûr, et cet hôtel de luxe, assez accueillant, aux tonalités très chaleureuses.
Par exemple, il y a cette scène de rupture, dans une des suites de l’hôtel. Les rideaux sont tirés, et Aya tente de les ouvrir en même temps que le ton monte avec le directeur dont elle est la maîtresse. Des sources étaient disposées à l’extérieur pour assurer un niveau assez fort sur les rideaux denses et maintenir un niveau de pénombre. En ouvrant les rideaux, elle le met très clairement au défi d’affirmer leur liaison, "au grand jour", et la lumière vient brûler les esprits. Elle le somme de tenir ses promesses d’une nouvelle vie à deux. C’est un dispositif assez simple, mais qui fonctionne bien dans cette scène clé. Et c’est cette suite avec son coffre fort qui, contre toute attente, va lui permettre plus tard de démarrer sa nouvelle vie. C’est une séquence qui est couverte sur deux axes, simplement, avec un peu de distance pour voir bouger les corps, et mesurer la différence de taille. Il est très grand face à elle, et ça résume très bien le rapport de domination. Peu de lumière dans la pièce elle-même, surtout du tissu noir pour augmenter le contraste, et quelques tubes Helios accrochés au-dessus des rideaux pour redonner un peu de modelé sur les visages.
C’est un film où j’ai essayé de placer le moins de lumière possible à la face, de laisser l’espace du décor libre pour les acteurs. Laisser faire la source principale, avec un dispositif assez simple qui viendrait réhausser la lumière naturelle sans forcément équilibrer les contrastes ou soutenir les visages.

L’arrivée en ville, c’est aussi la plongée dans la nuit...
AH : La ville de nuit fait basculer le film vers des cyans, des dorés et du sodium difficile à contrer sur un film à petit budget. Des couleurs plus froides qui vont vers le vert pour tendre vers une ambiance vraiment sale au fur et à mesure que la situation se referme sur elle. Notamment dans le commissariat. La grande scène de l’interrogatoire nocturne étant sans doute le point culminant de cette utilisation du vert ! Mais ces choix se faisaient pas à pas, en fonction des décors, en gardant à l’esprit l’aspect brute des lieux. Par rapport à cette partie, parmi les films que Mehdi a évoqués en préparation, il y a ce film de 2022 Les Nuits de Masshad, du réalisateur irano-danois Ali Abbasi (prix d’interprétation féminine à Cannes, en 2023, image Nadim Carlsen, DFF). Une enquête d’une journaliste iranienne sur un tueur de prostituées, avec une image qu’on peut vraiment qualifier de brute. En caméra portée également. Le personnage principal était aussi une vraie inspiration. Une femme dans une société d’hommes, et qui ne peut compter que sur elle. Jusqu’à ce qu’Aya trouve, elle, une aide inattendue.

Quel a été votre choix de matériel à l’image ?
AH : Nous devions tourner avec Panavision Marseille pour garantir nos dépenses en région Sud qui soutenait le film. Je suis venu en voisin rendre visite à Fabrice Gomont, et faire mon choix parmi leur très large parc d’optiques Panavision. Je pensais partir en anamorphique, mais j’ai finalement basculé sur du sphérique. Mehdi n’a pas été convaincu par mes essais et s’inquiétait quant au poids et à l’encombrement des optiques pour un film en caméra portée. J’appréciais ses inquiétudes. Le film s’est donc fait en Alexa Mini Open Gate, avec une série Panaspeed T 1,4, une série grande ouverture dont on avait beaucoup aimé le rendu lors des essais. À la fois très ronds et précis. Pour compléter ces objectifs destinés à l’origine au Full Frame, j’ai aussi pris avec moi le 35 et le 50 mm Ultra Speed (T1) que je connaissais très bien, beaucoup plus compacts et légers car ne couvrant que le Super35. Ça m’a soulagé à l’épaule avec une configuration très légère sur ces deux focales que j’utilisais beaucoup.
Quel a été l’enjeu technique principal ?
AH : Certainement la séquence de la cascade automobile. J’avais eu dans le passé quelques expériences dans le domaine en tournant des séries policières comme "Engrenages". Mais Mehdi n’avait jamais tourné de scène comme celle-là ! Le truc, c’est qu’on voulait vraiment quelque chose de simple, surprenant mais pas forcément spectaculaire. Même si l’équipe italienne des effets spéciaux, très expérimentée et professionnelle, nous poussait dans ce sens. Comme pour toute cascade, on a quand même multiplié les caméras, installant notamment des GoPro à l’intérieur du véhicule, et deux autres caméras extérieures (une Alexa et une Sony FX7S) en plus de notre Alexa Mini. En fait, la difficulté principale était d’arriver à mettre en scène cette chute du véhicule en deux temps. Le Minivan reste un temps accroché en équilibre à mi-pente avant de rebasculer au fond du ravin et d’exploser. Pour cela Mehdi a astucieusement trouvé deux pentes différentes, mais situées sur les flancs d’une même montagne. Cela nous a beaucoup facilité le travail pour raccorder les deux parties de la chute et pouvoir installer notre véhicule en équilibre indépendamment du reste de la cascade. Quelques effets numériques ont été nécessaires, notamment pour effacer des mannequins qui avaient été éjectés lors de la sortie de route initiale, et pour reconstruire un arrière-plan cohérent dans un plan large où le véhicule est suspendu en équilibre avant sa deuxième chute.

Combien de jours avez-vous eu pour tourner le film ?
AH : 34 jours, ce qui était plutôt confortable. Le tournage a commencé dans le sud sur une dizaine de jours, pour toutes les séquences d’hôtel et la fameuse cascade. Ensuite nous sommes partis sur Tunis pour le reste. Pour cette première partie, nous tournions dans l’hôtel qui nous hébergeait, ce qui nous a fait gagner beaucoup de temps. En outre, le décor de l’accident était situé à une heure de route, ce qui nous a permis de faire des allers-retours en cours de journée pour tourner les chutes du minivan.
Parlons enfin de la séquence de la retrouvaille avec les parents. Un moment très poignant et intime pourtant filmé dans la rue...
AH : On a beaucoup débattu sur ce qui était plausible pour cette scène clé. Les parents sont des gens qui viennent de la campagne, la ville n’est pas du tout leur environnement, et il fallait trouver un contexte cohérent pour ces retrouvailles avec leur fille. Entrer dans la boulangerie semblait hors de propos, de par la présence de la patronne aux côtés d’Aya. On a donc décidé de les laisser dans cette cour de l’autre côté de la rue, en vis-à-vis avec le commerce... et de faire venir notre protagoniste à leur rencontre après les avoir remarqués fortuitement au loin, au gré de son service. En fait, les personnages des parents se positionnaient à la bonne distance pour être vus, sans pénétrer dans un monde qui n’est pas le leur.
A partir de là, et comme systématiquement dans le film, Mehdi ne s’encombre pas des déplacements ou de plan de liaison. On rentre directement dans la scène, ici avec le dialogue entre les trois membres de la famille. Pas de fioritures d’entrée ou de fin de séquence, juste l’action, avec le dialogue et cette explication très poignante. À la fin, Aya repart vers la boulangerie, on filme depuis l’intérieur du commerce et à travers la vitrine, la phase ultime de cette mise au point familiale. Aya ressort et son père plein de culpabilité la prend dans ses bras. C’est un point de vue pudique qui nous garde un peu à distance. Le pano final permet de comprendre que la boulangère a assisté à la scène. Cette mère de substitution prend symboliquement sa place au moment où la famille originelle explose définitivement.
Que retenez-vous de ce film ?
AH : Tourner le premier puis le deuxième film d’un réalisateur, c’est une étape importante dans la construction d’une collaboration. Sur Un fils, j’endossais souvent le rôle du "grand frère", tout comme Samy Bouajila, qui a fait partager à Mehdi sa longue expérience des plateaux.
Là, c’était différent. On échangeait d’égal à égal. La confiance n’est plus à construire, on a moins peur de se confronter au moment des choix importants. La relation est solide, on peut la secouer. Ça tient, et c’est super !
Sinon je crois que j’ai encore gagné en liberté vis-à-vis de la technique et de ses dogmes... comme s’autoriser à tourner avec à peu près n’importe quelle caméra quand il le faut et qu’on ne peut faire autrement. Quand la dramaturgie est forte et les comédiens bons, le reste suit.
(Entretien réalisé par François Reumont pour l’AFC)