Les entretiens AFC au festival "Séries Mania", de Lille, édition 2025
Entretien avec Mateusz Wichłacz, PSC, à propos de la série "Kaboul", de Kasia Adamik et Olga Chajdas
"Devils and Dust", par François Reumont pour l’AFCKaboul, 15 août 2021. À l’heure du retrait des troupes américaines, les Talibans entrent dans Kaboul. La famille Nazany doit se résoudre à quitter le pays, comme de nombreux civils, de peur des représailles. Dans cette situation désespérée et chaotique, sur laquelle plane la menace d’un attentat par l’État islamique, policiers français, diplomates italiens, militaires allemands ou services secrets américains doivent tant bien que mal réussir à se coordonner pour gérer l’afflux de civils. Comment chacun va-t-il réussir à sauver sa vie ? Le compte à rebours est lancé.
La première chose qui marque quand on regarde Kaboul c’est le côté international du projet... Était-ce une première pour vous ?
Mateusz Wichłacz : Même si j’avais eu l’occasion de tourner auparavant avec Olga sur une coproduction européenne en Allemagne, une petite part d’argent polonais m’avait permis de faire venir quelques membres de mon équipe. Sur "Kaboul" ce n’était pas le cas, et j’ai dû vraiment partir tout seul, sans personne de Pologne. Et finalement je dois reconnaître que c’était pas si mal que ça car ça m’a permis de sortir un peu de ma zone de confort, et de remettre en question une certaine manière de faire, certains schémas qu’on applique peut-être un peu trop facilement quand on se sent comme à la maison ! En fin de journée je réalisais souvent combien cette série était une expérience forte et enrichissante pour moi.
Aussi beaucoup grâce au casting international qu’on a pu réunir, vraiment de très grands comédiens venus de pays très différents, ce qui avec le recul était une chance inouïe.

Comment s’est réparti le plan de travail ?
MW : La série s’est tournée sur 68 jours en équipe principale, pour les six épisodes à Athènes entre début avril et début juillet 2024. Plus cinq ou six jours d’équipe additionnelle, gérée par Léo Arvanitis, mon deuxième cadreur et opérateur deuxième équipe, en parallèle de l’équipe A, sur le décor de l’aéroport reconstruit dans une grande usine à l’abandon. Ça permettait ainsi à une des réalisatrices de travailler avec les comédiens principaux, tandis que la deuxième dirigeait des plans ou des séquences secondaires nécessaires à ces épisodes. Bien sûr, le défi principal à l’image a été de parvenir à faire passer la banlieue d’Athènes pour Kaboul. Et là, je dois tirer mon chapeau à notre chef décorateur, Kostas Papas, qui a fait vraiment un boulot incroyable. D’abord parce qu’il a eu le courage un peu fou d’aller lui-même à Kaboul pour repérer les lieux authentiques, et en a ramené des tonnes d’idées. Son travail a créé une sorte de base de données vitale pour cette reconstitution, nous aidant beaucoup à l’image et à la mise en scène. Parmi les lieux qui nous ont donné le plus de fil à retordre, je dois évoquer forcément l’ambassade française, qui a dû être reconstituée sur deux lieux différents. Le premier servant pour les intérieurs avec un peu de découverte sur une sorte de corridor reconstruit à partir de blocs de béton. Puis, ce même corridor, menant au portail et l’environnement à l’extérieur de ce portail sur un autre décor. Avec bien sûr des scènes où des personnages se déplacent en permanence de l’un l’autre, sortant de l’ambassade pour aller jusqu’au portail où la foule s’est massée... Et pas mal de sueurs froides pour les raccords lumière, notamment sur la position du soleil entre les deux décors. J’espère que personne ne remarquera cette supercherie, car on a vraiment passé beaucoup de temps à trouver ce décor intérieur qui puisse passer pour l’ambassade et à la raccorder ensuite avec l’extérieur, géré par Costas, qui a recréé cette sorte de jungle de béton.

L’aéroport aussi a demandé pas mal de compositing numérique dans les plans larges, en utilisant de nouveau deux décors différents. Je m’aperçois en fait que tourner cette série, c’était vraiment comme assembler une sorte de puzzle assez complexe. Heureusement Athènes regorge de décors différents et nous a permis de nous rapprocher, je pense, suffisamment près de ce à quoi Kaboul pourrait ressembler à l’écran...
Beaucoup de films américains ont plongé dans l’histoire contemporaine des conflits... Je pense par exemple à Black Hawk Down / La Chute du faucon noir, de Ridley Scott (image Sławomir Idziak, PSC). Etait-ce l’une de vos sources d’inspiration ?
MW : On peut penser parfois à ce genre de films, mais le cœur de la série repose vraiment sur les relations entre les personnages, beaucoup plus que sur l’action. Pour moi, l’essentiel de mon travail de préparation s’est concentré sur tous les documentaires que je pouvais trouver sur ces événements.

Avec, comme demande de la part de la production, de surtout pas trop styliser l’image, pas rechercher la beauté des plans ou l’esthétique dans la narration. Donc l’idée, avec les réalisatrices, c’était de se placer le plus possible dans la temporalité de ce qui se passait, dans l’évolution dramatique, sans en rajouter. Donc se rapprocher peut-être d’un style documentaire, mais qui ne paraisse pas comme revendicatif pour le spectateur. Une sorte de mi-chemin entre le réalisme et la fiction qu’il faut doser à chaque scène. Certes, quelques films restaient dans ma tête, comme la série des "Jason Bourne", et cette manière de filmer assez particulière qu’avait proposée alors Paul Greengrass (images Barry Ackroyd, BSC). Aussi Babel, de Alejandro Iñárritu (images Rodrigo Prieto, ASC, AMC), qui était en partie tourné au Maroc. Mais je ne suis jamais allé chercher une inspiration précise autre que dans les documentaires et les photos que j’ai pu accumuler sur l’intervention américaine et son retrait d’Afghanistan.


La série est marquée par une ambiance solaire et sale. Le sable ou la terre semble en permanence marquer l’image...
MW : Oui je voulais qu’on ressente cette poussière immuable que j’avais pu observer dans mes recherches picturales et documentaires sur Kaboul avec l’aide de Costas Pappas. Je n’ai pas pu l’obtenir sur la totalité des scènes, tout simplement pour des raisons de temps ou d’argent, sans même parler du supplice que ça a pu être parfois quand on tourne avec 40° à l’ombre en Grèce en plein mois de juin. Là, dans ces moments, je me souviens que tout le monde sur le plateau me maudissait de vouloir rajouter encore de la poussière. Je crois que j’étais devenu "le chef op polonais fou avec sa poussière". Bon, en fait ce n’était pas de la vraie poussière, ni de la fumée... Mais des particules de fleurs de maïs séchées. J’avoue que ce n’est pas très agréable, ça va partout, dans les yeux, la caméra... Mais à l’écran la texture est parfaite. Une séquence que je trouve très réussie avec cette poussière, c’est celle du check-point taliban dans le deuxième épisode, avec la famille qui tente de passer. On ressent vraiment cette sensation de particules dans l’air, avec ce soleil si tranchant, dont on n’a absolument jamais essayé de se protéger ou d’adoucir d’une manière ou d’une autre. C’était vraiment une de mes envies sur cette série, d’adopter la lumière solaire la plus crue, et même pas forcément en situation de contre-jour, comme on essaie souvent de se placer photographiquement à l’écran. Revendiquer cette envie de soleil dur, même de face sur les visages, en repoussant tout ce que j’avais pu apprendre auparavant. Et cette démarche, je l’ai aussi mise en pratique dans les intérieurs, en utilisant principalement les entrées de lumière naturelle, soit déviée parfois à l’aide de miroirs, ou juste de réflecteurs diffusants. En résumé, c’est le soleil qui a beaucoup éclairé cette série, et j’ai vraiment appris à ne pas en avoir peur ! Et, de ce point de vue-là, Athènes est une ville qui n’est pas chiche en soleil !
Dans l’épisode 1, l’irruption des premiers Talibans dans la ville se solde par l’exécution d’un vieil homme dans la cage d’escalier de son appartement. C’est une séquence où la caméra passe progressivement d’un style à un autre...
MW : Je pense que cette scène est un bon exemple de ce travail entre le documentaire et la fiction que j’évoquais. On débute dans un style très brut, caméra épaule comme beaucoup d’autres scènes de la série, et puis peu à peu on glisse vers une narration beaucoup plus cinématographique, avec des plans plus posés quand le groupe de Talibans s’introduit dans l’appartement et capture le vieil homme. Au son aussi, avec cette sorte de prière musulmane récitée par le groupe comme un prélude à la mort, et qui gèle tout dans la scène. La séquence se clôt même avec des axes très graphiques, comme cette contre-plongée dans l’escalier au moment de l’exécution... C’est un procédé qu’on a décliné beaucoup à l’échelle d’autres scènes, et même de la série elle-même. L’épisode six, qui clôt la série et où toutes les histoires parallèles se rejoignent, est beaucoup plus narratif et cinématographique que tous les autres réunis.
C’est, je pense, l’une des qualités de cette série, de prendre le spectateur par la main dans cette ambiance d’authenticité, pour peu à peu le mener vers quelque chose de plus fictionnel, et de plus en plus émouvant aussi.

Parlez-moi un peu de votre travail à la caméra, au cadre...
MW : D’habitude sur les séries, même si la pression du plan de travail me force à faire autrement, j’essaye la plupart du temps de tourner à une seule caméra si le réalisateur est d’accord avec moi. Mais sur "Kaboul", c’était tout simplement hors de question. Trop de comédiens, trop de scènes avec figuration, de recréation complexe à gérer... On est donc partis à deux caméras en permanence, Léo Arvanitis travaillant avec la deuxième caméra souvent au Ronin. La présence de la deuxième caméra nous a aussi permis de faire souvent de la dolly, ou même de la grue. Enfin, ce n’était pas une grue avec une tête télécommandée... Juste un bras de 5 mètres très simple qui nous permettaient basiquement de faire des simples mouvements d’ascension ou de descente avec compensation automatique du panoramique vertical. Parmi les choses un peu exotiques que j’ai tentées, il y a cette séquence que j’aime beaucoup après la grande explosion sur laquelle on a simplement fixé un simple objectif photo sur l’Arri Mini LF, avec du gaffer car la monture de l’optique n’était pas en PL.
Ça donne un espèce d’effets swing and tilt très bizarre qui, je trouve, fonctionne bien après cette explosion. Je ne me souviens plus exactement de quel objectif il s’agit, Léo l’ayant juste démonté de son propre boîtier avec lequel il faisait des photos de plateau de temps en temps...

L’épisode 4 est aussi un peu à part pour vous... C’est le seul qui se déroule entièrement de nuit.
MW : Oui, pour cet épisode, j’ai décidé d’utiliser une Sony Venice à la place de l’Alexa Mini LF qui nous a servi pour tout le reste de la série. Avec le mode double ISO natif, j’ai pu tirer plus facilement parti des ciels de nuit, et des niveaux très bas de nuit qu’on avait sur toutes ces scènes. Sur ces séquences, comme sur tout le reste du film, on a tourné avec des Leitz Summilux C. Moi j’aime vraiment travailler avec des niveaux de lumière très bas sur le plateau, et ces optiques me conviennent parfaitement.
Vous êtes le seul directeur de la photo, avec deux réalisatrices, pour boucler l’intégralité du projet... C’est plutôt rare !
MW : Vous savez, les séries, c’est quand même devenu une grosse industrie, et on ne peut pas toujours aller contre la logique de fabrication et les règles imposées par le planning ou les talents. Mais en tant que directeur de la photo, pour moi, c’est très important de pouvoir tourner l’intégralité des épisodes d’un projet. Et j’ai eu cette chance sur "Kaboul", qui était en plus l’un des premiers projets les plus ambitieux et plus importants pour moi. Sans doute est-ce un peu lié à la chance, au fait que je connaissais bien les deux réalisatrices, et je dois en tout cas vraiment les remercier de leur confiance ainsi que la production. Je pense que c’est un tel investissement de se lancer dans une série, en temps et en engagement personnel, que quitter le navire au milieu du projet, c’est un peu pour moi comme abandonner un enfant au bord de la route. Donc ça, c’est un conseil que je donne à n’importe quel opérateur, si vous avez le choix entre l’une ou l’autre option, essayez vraiment de faire l’intégralité des épisodes, si le projet vous est cher ce sera à la fin une immense satisfaction, comme l’a été "Kaboul".

Et justement, cette opportunité vous a-t-elle permis d’aller plus loin dans la recherche visuelle ?
MW : De mémoire, ça nous a pris à peu près un mois pour nous caler et trouver nos marques sur la série. Beaucoup de gens n’avaient jamais travaillé ensemble, on venait de pays différents, avec des approches parfois différentes sur le plateau... Et puis il y a ce rythme qui se met en place avec votre équipe caméra, vous récupérez des stills chaque soir de chaque scène, et où vous vous mettez à les étalonner rapidement sur votre ordinateur pour les transmettre le lendemain aux réalisatrices. Et peu à peu, au bout d’une semaine, d’un mois, vous commencez vraiment à réaliser vers quoi vous allez. L’image prend vraiment forme dans votre tête. Un point important au niveau organisation a été la présence en parallèle des deux réalisatrices lors du premier mois, ce qui nous a permis d’échanger en permanence à trois, et de se mettre parfaitement d’accord sur les tenants et les aboutissants. Je crois qu’on avait fondamentalement besoin de ce temps en ouverture vu la complexité du projet, pour que tout se passe ensuite de manière très fluide, et que l’ensemble de la série acquiert cette consistance.
(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)
- Lire aussi d’autres entretiens avec des directeurs de la photographie réalisés par François Reumont dans le cadre du festival Séries Mania, de Lille :
- Matias Boucard, AFC, revient sur les partis pris pour mettre en image la série Apple TV+ "Carême", réalisée par Martin Bourboulon
- Adrien Bertolle, revient sur la mise en images de la série "The Deal", réalisée par Jean-Stéphane Bron
- Benjamin Louet nous parle de son travail sur la mini-série "37 secondes", réalisée par Laure de Butler
- Seamus Mc Garvey, BSC, et Joe Wright reviennent sur le tournage de la série « M »
- Sergi Gallardo nous parle de la mise en images de la série "Querer", réalisée par Alauda Ruíz de Azúa