Les entretiens AFC au festival "Séries Mania", de Lille, édition 2025

Adrien Bertolle, revient sur la mise en images de la série "The Deal", réalisée par Jean-Stéphane Bron

L’inconnue du lac, par François Reumont pour l’AFC

Contre-Champ AFC n°365

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"The Deal" est une série qui reconstitue un événement historique récent en montrant les rouages et les coulisses d’une négociation internationale au bord du lac Léman. Baignant dans l’ambiance des séries et films d’espionnage réalistes (dont "Le Bureau des légendes") où l’intrigue se transmet beaucoup par les liens entre personnages et moins par l’action à proprement parler, c’est aussi une sorte de huis clos dans un hôtel de luxe suisse. Une situation scénographique qui n’est pas sans rappeler le récent Conclave, d’Edward Berger où d’autres tractations internationales étaient à l’œuvre au sein du Vatican. C’est Adrien Bertolle qui signe les images de cette série en 6 épisodes, réalisée par Jean-Stéphane Bron, coproduite par Arte & Gaumont et qui est en compétition internationale à Séries Mania. (FR)

Genève, avril 2015. Des négociations internationales sous haute tension s’ouvrent entre les USA et l’Iran, soupçonné de développer en secret l’arme atomique. Alexandra Weiss, cheffe de la mission diplomatique suisse, tente de maintenir un équilibre fragile entre les parties qui manœuvrent en coulisse. L’arrivée inattendue de son ancien amour, Payam Sanjabi, un ingénieur iranien dont la vie est menacée, va lui compliquer dangereusement la tâche…

Quel était le challenge pour vous sur cette série ?

Adrien Bertolle : La première des difficultés a été de reconstituer cet hôtel Grand Rivage - qui n’existe pas dans la réalité - à partir de cinq établissements différents. À la fois faire raccorder les lieux, les lumières, en tournant successivement à Genève, à Lausanne et à Montreux. La façade de l’hôtel et les plans extérieurs étant par exemple tournés à Lausanne, mais en effaçant par la suite la ville en arrière-plan. Le truc c’est que même si ces trois villes semblent finalement assez similaires dans leur situation, toutes au bord du lac, ça les rend en revanche très sensibles au changement brusque de météo. Montreux, par exemple, située à l’extrémité Est, la plus collée au relief alpin, est sujette à une lumière extrêmement changeante, un peu comme celle qu’on peut rencontrer en haute montagne. J’ai donc vite appris à ne pas compter sur des journées stables, et faire avec ce que le temps nous donnait. Enfin, d’autres décors situés au Luxembourg nous ont servi à recréer la salle de presse et les sous-sols. C’est donc presque entièrement autour de cette série de lieux que le tournage s’est organisé, en enchaînant décor par décor les différentes scènes de chaque épisode.

Comment s’est déroulé le travail avec le réalisateur ?

AB : Jean-Stéphane Bron vient du documentaire. Il voulait donc reconstituer quelque chose de très proche de la vérité dans les relations entre les personnages, et dans ce contexte de négociation en pays neutre, qui est vraiment caractéristique de la Suisse. Donc, sur le papier, un scénario extrêmement bien écrit, passionnant, bourré de détails, mais pour lequel on allait être amené à filmer surtout des gens qui discutent dans des salons... Pour vous donner une idée, on a passé près de 20 jours dans le décor principal où se déroulent les pourparlers ! Dans ce genre de situation, vous cherchez forcément à varier les positions, les axes... Vous vous posez chaque jour la question de quel temps il fait, de l’heure à laquelle chaque scène se passe, et vous essayez de trouver à chaque scène une idée pour ne pas tomber dans la monotonie. Par exemple, quand on a commencé à discuter du découpage avec Jean-Stéphane, on envisageait de vraiment tout tourner à l’épaule. Et puis on est peu à peu passé à la dolly, sur slider et aussi par la suite en plan fixe... Ce qui nous a permis de jongler à l’image en sentant l’un comme l’autre vers quelle direction chaque scène où chaque échange nous menait...

Marion Coste, script supervisor, Adrien Bertolle, at the camera, and François Roqueplo, key grip
Marion Coste, scripte, Adrien Bertolle, à la caméra, et François Roqueplo, chef machinsite


Le film est presque un huis clos finalement...

AB : C’était naturellement une préoccupation des scénaristes et de la production. Je me souviens que le scénario de tournage comportait d’autres arcs de personnages qui nous permettaient un peu de sortir de cet hôtel et de la négociation. Mais finalement, au montage, la série n’a fait que se resserrer pour garder cette sorte d’unité de lieu, qui correspond parfaitement au sujet.
Et à la fin, je crois que l’hôtel est devenu presque un des personnages principaux ! Avec la façade pour la presse, et tout ce qui se passe en coulisses... Vous citez le huis clos, c’est vrai. Et dans le genre on pense forcément à Douze hommes en colère, de Sidney Lumet. Ce film est une source d’inspiration pour tout cinéaste qui s’apprête à filmer des gens qui discutent autour d’une table ! À la fois dans le choix des focales, des positions, et de la chorégraphie... ce film est vraiment un modèle. Mais "The Deal" fait aussi partie de la famille des films politiques, traitant de l’histoire proche, où on se retrouve confronté à expliquer des choses ou des concepts assez complexes au spectateur. Je pense, par exemple, à tout ce qui se rapproche de l’enrichissement de l’uranium, qui est un des sujets importants dans la série. Pour cela, on a revu par exemple The Big Short, de Adam McKay, ce film qui retrace la crise des subprimes de 2008 ou la série italienne "Esterno notte", de Marco Bellochio, sur l’enlèvement et l’exécution d’Aldo Moro en 1978 par les Brigades rouges. Je peux aussi citer Margin Call, de J. C. Chandor (sur le même sujet de la crise financière de 2008) ou encore Social Network, de David Fincher, qui nous a beaucoup inspirés pour toutes ces scènes de réunions entre les avocats qui discutent entre eux... Je pense que notre credo sur cette série, c’était vraiment de choisir cette espèce de naturalisme commun à toutes ces références, conserver les entrées de lumière naturelle, respecter la carnation des acteurs, et faire que tout passe dans leur corps, dans les dialogues...


© Bande à Part Films - Les Films Pelléas - Gaumont Télévision


Et en lumière, quelle a été votre approche ?

AB : D’un point de vue technique, on s’est énormément appuyé sur les lumières de figuration. Ces grands hôtels sont souvent remplis de luminaires, et une grande partie du travail de lumière a reposé sur l’utilisation d’ampoules Astera, et le contrôle de toutes ces sources dans le champ à distance via une console. Sur les grands lustres présents dans la salle de négociation par exemple, on a veillé à installer des ampoules neuves partout au début du tournage, de façon à optimiser la lumière. Mon équipe se chargeant parfois de les enrober avec de la diffusion quand ils étaient hors champ afin d’avoir quand même pas mal de souplesse dans les axes, et une rapidité de mise en place. Très peu de choses sur pieds au sol, car Jean-Stéphane souhaitait garder quand même pas mal de liberté en termes de couverture sur chaque dialogue.

Avez-vous tourné à deux caméras ?

AB : Seules les scènes de négociation, avec les deux délégations et un nombre important de comédiens, quand ça le justifiait vraiment. Mais tout le reste a été tourné à une caméra. Une chose qui peut paraître un peu étrange en série vu qu’on est tenté de couvrir les axes, et d’aller vite. En fait, on s’aperçoit souvent que l’installation de la deuxième caméra, qui devient un peu comme quelque chose d’obligatoire, nous gêne plus qu’autre chose. Et nous fait perdre du temps quand elle n’est pas absolument nécessaire. Au sujet des mouvements, pas de Steadicam sur cette série, juste un petit peu de Ronin que je cadrais moi-même. Grâce à l’Alexa Mini LF, équipée de la série Hugo, de Leitz, on était sur une configuration caméra extrêmement compacte qui nous permettait notamment dans toute cette partie filmée à l’épaule autour du personnage Alexandra de nous faufiler avec elle, entre les portes, de coursive en coursive... En découvrant ce lieu qu’elle connaît elle-même par cœur. Une caméra très proche d’elle, qui contraste ensuite avec les scènes de négociation, plus posée, et plus à distance des comédiens. Là, on est dans un affrontement. Un camp contre l’autre qui se regardent, se toisent... De chaque côté de la table. En jouant même les regards caméra parfois à partir du troisième épisode au cours de cette négociation dans laquelle on rentre en tant que spectateur.

Et le format ?

AB : Dans le cadre, il y avait toujours plein de choses qui se passaient dans l’arrière-plan. Des assistants qui surveillent, la sécurité, le personnel de l’hôtel... Dans beaucoup de séquences on filme des groupes de gens, et c’est pour cette raison que le choix du format 2:1 nous a semblé approprié. Un bon compromis entre le 16/9 et le 2,4:1, quand on a toujours pas mal de comédiens à la fois dans le cadre.

© Bande à Part Films - Les Films Pelléas - Gaumont Télévision


Dans l’épisode 1, un événement imprévu fait capoter une pré-réunion secrète organisée dans la nuit qui précède la négociation officielle. C’est une séquence importante qui lance à proprement l’histoire et le personnage principal d’Alexandra Weiss (Veerle Baetens)...

AB : C’est une chose qui en fait est très courante dans le cadre de telles négociations. Une sorte de pré-rencontre est organisée souvent discrètement entre les parties pour dégrossir la négociation officielle. Comme tout ça doit rester très secret, ça se fait souvent un peu dans le dos de certaines personnes, et bien sûr de la presse. Je me souviens que lors de la préparation, on a retrouvé un exemple qui nous plaisait beaucoup visuellement, un rendez-vous complètement surréaliste en pleine nuit dans une station-service à Genève la veille d’une grand négociation entre le représentant américain et le russe de l’époque. Jean Stéphane a un temps imaginé l’incorporer dans la série, mais il a finalement renoncé pensant que personne n’allait croire à une telle scène !
On s’est donc finalement retrouvé dans une grande demeure bourgeoise, qui était celle du baron Pierre de Coubertin, à Lausanne, au milieu d’un très beau parc. Une pluie providentielle nous a accompagnés ce soir-là pour les quelques extérieurs quand les délégations arrivent, ce qui rajoute à l’atmosphère d’espionnage de la scène, avec la présence des services secrets israéliens en filature.
Dans la narration, c’est une des premières scènes où il y a vraiment beaucoup de choses qui se passent en même temps, avec à la fois l’incertitude de cette rencontre, la surveillance de notre protagoniste pour assurer la discrétion et la réussite de l’événement, et bien sûr l’équipe du Mossad qui observe depuis sa planque, sous la pluie, la sortie du bâtiment. Le montage s’accélère, on passe dans un autre rythme, presque un autre genre à l’échelle de la scène. Et c’est un style de scène qui va revenir régulièrement dans la série, pour la rythmer, ramener le côté thriller et espionnage tandis que les relations entre les personnages deviennent de plus en plus complexes.

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Kevin Dresse, chef électricien, Adrien Bertolle et Mathieu Nikoulou, 3e AO


Que retenez-vous de ce tournage ?

AB : Je ne voulais vraiment pas que l’image prenne le pas sur l’histoire. Ma volonté était de trouver le plus de variantes possibles à l’échelle de chaque scène, mais sans trop styliser quoique ce soit à la caméra. Et puis je me souviens surtout de ces conditions de lumière extrêmement variables provoquée par le lac Léman... Qui peuvent parfois à l’échelle de la journée vous faire passer quasiment par les quatre saisons. Par exemple, je me souviens de ce grand soleil splendide qui débarque en fin d’après-midi, quand le ciel se débouche... Ces percées de lumière très fortes rasantes qui se réfléchissent sur le lac, après avoir tourné presque tout sous la pluie depuis le matin... Quand vous êtes installés, comme nous, dans des hôtels en activité, le confort et la tranquillité des hôtes reste non négociable. Hors de question, par exemple, d’installer des nacelles, avec des 18 kW HMI. Bref, un hôtel de luxe n’est vraiment pas compatible avec les habitudes d’une équipe de cinéma ! Il a donc fallu souvent s’adapter, par exemple en intérieur, en fonction des fausses teintes plutôt qu’en bloquant tout, en créant des sas ou en plaçant des sources puissantes dehors. Un bon exemple a été le décor de la salle de restaurant, dans laquelle Alexandra fait passer discrètement un petit mot à Payam à l’insu de son cortège de gardiens. Un décor que j’ai éclairé essentiellement avec des ballons à hélium, disposés juste au-dessus des fenêtres pour conserver la direction de lumière, et en ajustant en direct par console l’intensité, voire la couleur, en fonction des variations de lumière extérieure. Cette configuration ne dérangeait personne, il n’y avait aucun projecteur dehors, pas de déport, de lignes qui vont se brancher sur un groupe... Tout a été fait uniquement avec les branchements disponibles dans l’hôtel, dans un esprit finalement presque documentaire, léger... Mais avec des moyens !


(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)