Gertrude Baillot, AFC, parle de "L’Abattoir idéal, une histoire d’éleveurs", documentaire qu’elle a réalisé et en partie photographié
Avant que le nouveau documentaire entre en production, j’ai dû tourner dans la même configuration. Mais ce dispositif a très vite rencontré ses limites dans ce projet qui allait raconter l’histoire d’un collectif de près de 80 éleveurs. Je suis une réalisatrice qui a tendance à beaucoup se censurer. Quand je tourne pour un
e autre réalisateur rice, comme les images enregistrées sont un don pour cette personne et son film, je ne coupe que lorsque j’estime que le plan est terminé/épuisé ; parfois pour relancer le moteur aussitôt si je vois que l’action continue de pouvoir nourrir le récit. Je suis là pour filmer, donc je filme en me sentant protégée par la présence de la personne qui réalise et son travail relationnel effectué en amont. Au contraire, quand je suis réalisatrice et opératrice de mon propre film, le rapport aux protagonistes est plus complexe, et j’ai tendance à couper dès que je ressens une gêne. Pour ce nouveau documentaire où je suivais un groupe de personnes qui évoluait dans le milieu très fermé des abattoirs, j’avais besoin d’une opératrice qui ne couperait qu’à bon escient.J’ai commencé les essais et le tournage avec Nina Bernfeld et l’ai continué avec Justine Bourgade. C’est dur pour une réalisatrice de devoir changer d’opératrice en cours de route, mais ça a été intéressant de voir chacune d’elle travailler, et la manière dont il fallait communiquer différemment avec l’une et l’autre. Ça m’a beaucoup appris sur ma propre pratique de la direction de la photographie.
Je leur avais donné plusieurs références d’image aussi bien documentaires que fictions. Je retiens ici La Ligne rouge, de Terence Malik, pour la façon à la fois mystique et incarnée dont il filme la nature et la lisière entre la vie et mort.
Nomadland, de Chloé Zhao, pour la façon dont elle filme les entretiens. Je suis convaincue que chaque témoignage y a été tourné de manière documentaire, probablement à deux caméras pour les plans d’écoute et de relance de Frances MacDormand en contre-champ des personnes qu’elle rencontre en chemin. Je devine ce dispositif, car certains protagonistes ont deux regards off : celui de la comédienne, et celui de la réalisatrice à qui ils adressent leurs histoires.
Pour des raisons de légèreté et de budget, nous avons choisi de tourner avec une Sony FX6. Quelques mois avant de commencer le vrai tournage du film, pour un autre documentaire que je préparais comme cheffe opératrice, j’avais essayé une série d’optiques vintage pour lesquelles j’avais eu un sérieux coup de cœur. Ce sont des objectifs photo de différentes marques, fabriqués en URSS à partir des années 1950, et assorties et recarossés pour le cinéma par la société ukrainienne Iron Glass. Ils couvrent le plein format et sont très légers. Leurs rendus sont très marqués par des aberrations, des bokehs, et des flares de différentes sortes qui se marient bien. Aurélien Dubois, le chef opérateur qui me les a fait connaître, en parle ainsi : « Ces objectifs vintage soviétiques sont loin d’être parfaits, mais ils ont tellement de caractère. Utiliser cette série n’est pas anodin, c’est un engagement artistique. Il faut avoir une vision, et oser prendre des risques. Ils sont comme des pinceaux, comme une panoplie de style, qui grâce à leur différence, permettent de travailler une image riche et créative. »
Au vu des références, et parce que j’aimais l’idée de la rigueur qu’imposait de tourner en optiques fixes ce documentaire de société, j’ai décidé de faire des essais avec cette série. Ce sont des rushes tournés de manière à ce que je puisse les monter dans le film, ce qui a été le cas.
En voici des extraits (en cliquant sur chacun des liens ci-dessous). Je commence par les longues focales à pleine ouverture parce que les images sont plus éloquentes :
Taïr 135 mm
Jupiter 85 mm
Helios 58 mm
Mir 37 mm
Puis deux essais de flares à différentes ouvertures :
Mir 37 mm
Mir 28 mm
Nous avons par la suite tourné avec ce dispositif technique : la Sony FX6 en plein format 4K (elle ne peut pas tourner dans cette définition en Super 35), et la série d’objectifs russes. L’ensemble était si léger que cela nous a permis d’utiliser un Ronin RS pour certaines séquences.
Pour éviter de transporter partout la caisse d’optiques, quand nous partions à pied dans les champs ou les chemins, nous choisissions deux ou trois focales que nous emportions sur nous dans des petits sacs adaptés.
Pour les entretiens, nous nous mettions d’accord sur deux valeurs au 58 mm, et je faisais une pause pour que Justine ait le temps de déplacer la caméra entre deux questions. Dans ces longs plans fixes de parole, ma monteuse et moi n’avons recadré que deux fois.
J’ai beaucoup aimé travailler de cette façon et je suis très fière du résultat. L’image du film est belle (grâce aussi aux lumières de Justine), et nous sommes toujours à la bonne distance, la faible profondeur de champ permettant d’isoler le personnage qui parle dans un groupe.
Voici une de mes séquences préférées (il se trouve que c’est moi qui l’ai tournée !) :
Pour finir, L’Abattoir idéal, une histoire d’éleveurs est un documentaire politique et sensoriel sur un collectif d’éleveurs creusois qui invente et construit un prototype d’abattoir dans le souci de la bientraitance animale pour accompagner leurs bêtes dans le respect jusqu’à la mort, et maîtriser l’ensemble de la chaîne de production de leurs viandes. Mais, tout ne se passe pas comme prévu…
Visionner le film jusqu’en juin 2024 sur la plateforme de France TV en cliquant sur ce lien.
Pour celles et ceux qui ont vu le film et veulent connaître la suite de l’histoire, voici le lien vers le collectif qui s’occupe actuellement de l’abattoir : Paysans du Limousin et Consommateurs.
Réalisation : Gertrude Baillot
Image : Justine Bourgade
ainsi que Nina Bernfeld, Gertrude Baillot et Julien Gidoin
Assistante (quelques jours) : Agathe Savornin
Montage : Carole Borne
Étalonnage : Nicolas Perret chez Pixel et Décibel
Moyens techniques Loca-Images et l’ami Aurélien Dubois
Produit par Félicie Roblin chez Zadig Productions.